Entendues aujourd’hui, les paroles de l’apôtre Paul aux Galates (Ga
3, 28) semblent si en phase avec les valeurs contemporaines que
nombreux sont ceux qui voient dans le christianisme une des origines
de la posture contemporaine qui veut l’égalité des droits pour les
étrangers, le refus de l’exclusion sociale, la parité entre les sexes.
C’était d’ailleurs le reproche que Nietzsche faisait au christianisme
d’avoir répandu le plus systématiquement « le poison de la doctrine de
l’égalité de droits pour tous » [3]. Cependant, du fait que l’Église
catholique a dans la suite de son histoire, été perçue comme une
instance qui a souvent justifié la prépondérance des puissants de ce
monde et la domination de la femme, bien peu sont ceux qui osent
aujourd’hui mettre en relation directe le texte de Paul avec
l’universalisme contemporain. Bien peu, sauf Badiou, cet athée
déclaré.
Paul fondateur de l’universalisme selon Alain Badiou
Se confronter à Paul après Pascal, Hegel, Nietzsche qui sont ici
critiqués, et Lacan qui semble suivi, est un exercice où le lecteur
non habituel de Badiou doit se cramponner mais où apparait cependant
la thèse que l’universalisme est fondé par la proclamation d’une
vérité.
La thèse semble bien abstraite. Prenons l’exemple de la conversion au
militantisme pour la faire comprendre : l’homme ancien, celui dont la
vie n’est marquée par aucune vérité transcendante comme une passion
artistique, un désir de lutte contre l’injustice, une passion de la
découverte scientifique, le non-militant donc, est une personne
marquée par les déterminismes de sa situation sociale, de son métier,
de ses relations. Il est conduit par la Loi, au sens de Paul revu par
Badiou, ou par la Sagesse qui utilise une philosophie, une
connaissance. C’est l’opposition du Juif (pour la Loi) et du Grec
(pour la Sagesse) dont Paul nous dit qu’elle n’est plus rien. Par
contre quand l’individu découvre la vérité d’une cause politique,
artistique ou scientifique, il devient un homme nouveau, et il se
passe alors un phénomène de l’ordre du subjectif mais qui casse, qui
abolit les anciennes structures. Découvrir une vérité vous fait
devenir autre, non pas seulement du fait de l’illumination qui vous
ravit, mais du fait de l’évènement de la découverte. Le converti a
introduit une faille dans ses croyances, il regarde les normes de son
milieu avec scepticisme car elles sont le résultat d’un particularisme
sectaire, elles sont fermées. Maintenant que l’individu a cassé les
normes qui le bloquaient, il est réputé accédant à l’universel c’est à
dire en position d’ouverture à des nouveautés.
Badiou (très paradoxalement, puisqu’il dit que c’est une fable),
met ce qui s’est passé au chemin de Damas, la rencontre foudroyante
avec le Ressuscité, au cœur de la destinée de Paul. Pour lui, comme
pour Paul, c’est ce pur évènement qui explique toute la suite car seul
un évènement, une rupture, a des conséquences universalistes : Paul
peut ainsi remettre en cause la loi juive et la sagesse grecque. Paul
en étant fidèle à cet évènement devient le fondateur de
l’universalisme et son militant actif.
Sans contester la vision anthropologique et conceptuelle des effets
de toute vérité qui déstabilise l’ordre existant et ouvre, comme tout
évènement, à un ordre nouveau, on peut cependant se poser la question
de savoir pourquoi, du point de vue historique, Paul a eu ce désir
d’ouvrir le christianisme, de le sortir de l’aspect judéo-chrétien.
Était-ce simplement un développement qui s’imposait en étant fidèle à
la vision du Christ sur le chemin de Damas ou faut-il chercher
d’autres explications ? Il faut pour cela ouvrir le dossier historique
et ne pas plaquer sur lui une philosophie.
Rappel des faits
Prenons acte des interprétations actuelles [4] : les écrits
chrétiens les plus anciens sont les lettres de Saint Paul dont sept
seulement sont considérées comme authentiques [5]. Vittorio Fusco, que
nous suivons dans la suite, souligne le fait que dès les années 50
(date probable de la rédaction du premier écrit, la première lettre
aux Thessaloniciens) on dispose d’un tableau de la tradition
missionnaire commune et que grâce aux lettres suivantes qui
correspondent à diverses crises, on peut repérer les diverses
tendances du christianisme primitif.
La toute première communauté chrétienne est celle de Jérusalem,
elle est constituée de juifs continuant leurs pratiques anciennes
auxquelles se sont rajoutés des éléments supplémentaires, le baptême
et la cène. La Loi juive continue d’être observée et la prédication
sur Jésus mort et ressuscité ne s’adresse qu’aux juifs. Si l’on trouve
dans les paroles attribuées à Jésus la question du salut des païens,
c’est dans le sens de l’Ancien testament où l’on dit que toutes les
nations viendront adorer à Jérusalem comme on peut le voir dans cette
parole de Jésus : « il en viendra du levant et du couchant, du nord et
du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu » (Lc
13, 29, Mt 8, 11). S’il y avait eu dans les paroles de Jésus une
indication directe à aller porter l’Évangile aux païens, on
comprendrait mal la suite des évènements et les difficultés de Saint
Paul à faire admettre une telle pratique.
Si l’on se base sur les témoignages les plus anciens et donc sur
les lettres de Paul plutôt que sur le récit postérieur de Luc des
Actes des apôtres daté d’après 70 (puisqu’on y fait référence à la
destruction de Jérusalem du fait de la Guerre juive), on voit que la
première communauté chrétienne non-juive a trouvé le jour à Antioche
de Syrie et que Barnabas y avait une autorité égale à celle de Paul.
Antioche était considérée comme la troisième ville de l’Empire romain,
après Rome et Alexandrie et la population juive y était très
importante : la communauté chrétienne faite de juifs à l’origine,
s’était agrégée, comme les communautés juives le faisait souvent, un
certain nombre de païens d’origine, qui avaient une certaine sympathie
pour le judaïsme et chez lesquels la prédication chrétienne avait été
entendue. Ces sympathisants du judaïsme, qui hésitaient à franchir le
pas qui les faisaient devenir pleinement juifs, la circoncision,
portaient le nom de craignant-Dieu et respectaient un certain nombre
de règles de la Loi juive, en particulier celles concernant les
interdits alimentaires. Si cela n’avait pas été le cas, il aurait été
difficile d’envisager une communauté mixte, faite de judéo-chrétiens
qui respectaient ces interdits et de sympathisants, du fait de la
communauté de table rendue impérative parce que la Cène chrétienne se
passait à l’époque dans le cadre d’un repas ordinaire pris en commun.
Ne pas partager la même table pour des raisons d’interdits
alimentaires aurait correspondu à une excommunication au sens strict.
La cohabitation entre chrétiens d’origine juive et païenne a été
difficile à tenir alors qu’elle ne posait pas de problème entre juifs
pratiquants et craignant-Dieu dans le cadre du judaïsme. Dans le
judaïsme, les sympathisants participaient à la foi et à l’espérance du
Messie : pourquoi une telle attitude de sympathisants de seconde zone
devenait-elle impossible dans le christianisme ? Cela vient du fait
que dans le christianisme, il est impossible de trouver une place à
des chrétiens de seconde zone : ou ils sont sauvés par leur
appartenance au christianisme fondée sur le baptême ou ils ne le sont
pas ; ou ils appartiennent vraiment à la communauté fondée par la
Cène, ou ils ne lui appartiennent pas. De ce fait, la cohabitation
étroite qui exige similitude, réduction des différences trop visibles,
peut se diriger dans deux directions : soit faire de tous les
chrétiens des juifs authentiques (comme le furent les initiateurs du
christianisme) par le biais de la circoncision, signe de l’Alliance
avec Dieu toujours vivante ; soit abandonner la référence juive et ses
exigences car le salut vient simplement du Christ.
De la rencontre de Jérusalem (vers 48 ou 49) entre représentants de
l’Église de Jérusalem et responsables de chrétiens issus du paganisme,
le récit le plus ancien nous est donné par Paul dans l’épitre aux
Galates (datée de 56). « Ensuite, au bout de quatorze ans, je suis
monté de nouveau à Jérusalem avec Barnabas ; j’emmenai aussi Tite avec
moi. Or, j’y montai à la suite d’une révélation et je leur exposai
l’évangile que je prêche parmi les païens ; je l’exposai aussi dans un
entretien particulier aux personnes les plus considérées, de peur de
courir ou d’avoir couru en vain. Mais on ne contraignit même pas Tite,
mon compagnon, un Grec, à la circoncision ; ç’aurait été à cause des
faux frères, intrus qui, s’étant insinués, épiaient notre liberté,
celle qui nous vient de Jésus Christ, afin de nous réduire en
servitude. A ces gens-là nous ne nous sommes pas soumis, même pour une
concession momentanée, afin que la vérité de l’évangile fût maintenue
pour vous. Mais, en ce qui concerne les personnalités – ce qu’ils
étaient alors, peu m’importe : Dieu ne regarde pas à la situation des
hommes – ces personnages ne m’ont rien imposé de plus. Au contraire,
ils virent que l’évangélisation des incirconcis m’avait été confiée,
comme à Pierre celle des circoncis, – car celui qui avait agi en
Pierre pour l’apostolat des circoncis avait aussi agi en moi en faveur
des païens – et, reconnaissant la grâce qui m’a été donnée, Jacques,
Céphas et Jean, considérés comme des colonnes, nous donnèrent la main,
à moi et à Barnabas, en signe de communion, afin que nous allions,
nous vers les païens, eux vers les circoncis. Simplement, nous aurions
à nous souvenir des pauvres, ce que j’ai eu bien soin de faire » [6] .
L’accord ne fait que ratifier la pratique antérieure qui avait déjà
une vingtaine d’année : aucune allusion n’est faite au problème
pourtant évoqué immédiatement dans la suite de l’épitre aux Galates de
la commensalité alors que selon Luc, des règles précises concernant
les interdits alimentaires ont été décidées à Jérusalem. On tourne la
difficulté de l’absence de ces règles chez Paul en considérant
qu’elles étaient déjà de fait pratiquées : les sympathisants qui
vivaient avec des juifs respectaient leurs interdits alimentaires. Sur
le fond, l’apport théorique de l’accord de Jérusalem a consisté à
utiliser la législation juive déjà existante sur le statut de
l’étranger résidant en terre juive et qu’on trouve dans le livre du
Lévitique (17-18) : on leur demande « de s’abstenir des souillures de
l’idolâtrie [c'est à dire des viandes venant des sacrifices païens],
de l’immoralité [refus des unions illégitimes au sens de a Loi du
Lévitique], de la viande étouffée et du sang [s'abstenir des viandes
non saignées rituellement] » [7]. L’astuce consiste à organiser la
coexistence entre les diverses communautés chrétiennes en s’appuyant
sur la Loi de Moïse : on trouve ainsi de bonnes raisons à une pratique
existant déjà. On retrouve la pratique commune de cohabitation entre
juifs et craignant-Dieu grecs : ces derniers ont déjà l’habitude de
respecter des règles qui permettent une vie commune, en particulier du
point de vue des rites alimentaires.
Les développements ultérieurs de Paul
Si les recommandations données à Jérusalem renvoient aux règles de
bonne cohabitation, il n’empêche que la crise n’est pas résolue dans
son fond : quand on est dans la mouvance du Christ, on est partie
prenante de tout le salut chrétien sans avoir besoin de passer par la
loi de Moïse. Prenant acte que cette Loi du judaïsme n’est pas
indispensable pour le chrétien d’origine païenne, Paul en vient, dans
l’épitre aux Galates et dans celle aux Romains à réfléchir sur les
conséquences de cet état de fait. La crise est réactivée par la
conduite de l’apôtre Pierre lui-même qui, après l’accord de Jérusalem,
continuait à normalement partager la table de chrétiens d’origine
païenne mais qui pris peur lors de la visite d’envoyés de la
communauté de Jérusalem. Face à des juifs, il retrouve les réflexes
juifs et s’abstient de revenir à la table de païens. Paul s’oppose
violemment à Pierre [8], lui reprochant de ne pas « marcher droit
selon la vérité de l’Évangile » [9]. Le conflit est grave, Barnabas
suit Pierre et vraisemblablement Paul quitte Antioche.
Paul évoque tous ces évènements dans la lettre aux Galates,
précisément parce que ceux-ci sont en train de suivre la même route
que Pierre, c’est à dire de suivre ceux qui leur disent qu’il faut
revenir à la Loi juive et se faire circoncire. Pour répondre à ceux
des chrétiens qui hésitent à ne plus penser la Loi juive nécessaire,
Paul va approfondir la vérité de l’Évangile dans la suite de la lettre
et jeter les bases théoriques de l’universalisme du salut chrétien. En
effet, pour celui qui a reçu la vérité du message chrétien, une
nouvelle dynamique est en place : alors que le juif reçoit la Loi
comme une norme auquel il est confronté, qui souligne ses manquements,
le chrétien est insufflé, poussé de l’intérieur par la puissance de
salut du Christ, il est justifié, c’est à dire rendu juste. De cette
première réflexion sur le thème de la justification (qui sera repris
dans l’épitre aux Romains), Paul en tire déjà les conclusions :
puisque la Loi est dépassée par le salut chrétien, elle ne s’impose
plus et le salut est ouvert à tous : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec ;
il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la
femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » [10].
L’universalisme de Paul est la conséquence de la pratique de
communautés chrétiennes mixtes ou chrétiens d’origine juive ou païenne
cohabitaient.
En résumé on peut dire que les choses se sont faites par un pur
développement intérieur : le message chrétien a d’abord été proposé
aux juifs, à Jérusalem comme à Antioche. Comme les sympathisants
juifs, les craignant-Dieu, ont rapidement été plus nombreux que les
juifs d’origine à adhérer au message, la logique des repas pris en
commun et la dynamique de rapprochement que cela a entrainé ont fait
prendre conscience à Paul que le salut chrétien était universel et que
l’ancienne opposition entre juifs et païens était caduque. Cependant,
le fait que ce soit une logique interne, bien attestée historiquement,
qui ait conduit Paul à souligner l’universalisme du salut ne peut nous
dispenser d’examiner les autres universalismes, celui des juifs, celui
du stoïcisme, celui de la politique romaine avec lesquels il était en
contact et qui peuvent l’avoir influencé.
L’universalisme juif
L’universalisme, dans les textes de l’ancien testament, est tourné
vers Israël. On retrouve ce thème dans Isaïe où il est dit que toutes
les nations afflueront à Jérusalem (Is 2/2) ; l’auteur appelé second
Isaïe, au cœur d’une polémique contre les idoles, invite les nations à
se tourner vers le Seigneur pour être sauvées (Is 45/22). C’est
d’ailleurs ce qu’elles sont censées faire à la fin de l’histoire
(perspective eschatologique) comme le souligne bien la fin du psaume
22 : « la terre tout entière se souviendra et reviendra vers le
Seigneur ; toutes les familles des nations se prosterneront devant sa
face » [11]. Cet universalisme tourné vers le Temple de Jérusalem est
un universalisme a visée eschatologique : à la fin des temps, le
Seigneur sera reconnu par toutes les nations qui se tourneront vers
son Temple. Cet universalisme n’a pas de conséquences pratiques :
comme l’ont montré Edouard Will et Claude Orrieux [12], il n’induit
aucun prosélytisme ; il laisse totalement en l’état la coupure entre
juifs et païens. Ce n’est pas cet universalisme qui peut être à
l’origine de celui de Paul.
L’universalisme stoïcien
Le stoïcisme, au premier siècle, a un représentant illustre en la
personne de Sénèque qui est un contemporain de Paul : ils ont même eu
des rapports indirects puisque le frère de Sénèque, Gallion fut
proconsul en Grèce en 52 comme le révèle une inscription trouvée à
Delphes. Les Actes des apôtres (18, 12-17) nous rapportent que Paul a
comparu devant son tribunal et qu’un non-lieu fut décrété à son égard.
Comme beaucoup ont été frappé par le parallélisme entre l’enseignement
stoïcien de Sénèque et ce que dit Paul, un faussaire du 4e siècle leur
a même inventé une correspondance qui consiste en de fastidieux
échanges de politesse [13].
Une bonne idée de ce parallélisme peut nous être donnée en
comparant l’attitude de Paul et celle de Sénèque vis-à-vis de
l’esclavage. Quand Paul dit qu’il n’y a plus ni esclave ni homme
libre, cette déclaration signifie que chacun a le même rapport au
salut universel apporté par le Christ et très explicitement, Paul met
en parallèle l’homme libre qui est devenu esclave du Christ et
l’esclave qui un affranchi du Seigneur (1 Corinthiens 7, 22). Dans le
même passage, il dit à chacun de rester dans la condition où il se
trouvait quand il a été appelé. Cependant, s’il conseille aux esclaves
d’obéir à leurs maitres, il ajoute que les maitres doivent avoir une
attitude respectueuse à l’égard des esclaves : « laissez de côté la
menace : vous savez que, pour eux comme pour vous, le Maitre est dans
les cieux et qu’il ne fait aucune différence entre les hommes »
(Ephésiens 6/9). Le message chrétien pour Paul ne justifie pas une
modification de la condition des esclaves et le respect à leur égard
vient du fait que la condition humaine est la même pour tous les
hommes. C’est exactement la même idée que Sénèque cherche à suggérer à
son correspondant dans sa 47e lettre à Lucilius : « cet être que tu
appelles ton esclave est né de la même semence que toi, qu’il jouit du
même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit et meurt comme toi »
[14]. En parallèle au « laissez de côté la menace » de Paul, on trouve
chez Sénèque « Présente-toi donc à tes esclaves, en dépit des
dédaigneux, avec un visage souriant, une supériorité sans orgueil ;
inspire-leur de la vénération plutôt que de la crainte. (…) Le respect
crée l’affection ; et l’affection ne se combine pas avec la crainte »
[15].
Même attitude de respect envers les esclaves, basée sur l’humaine
condition partagée, même absence de conséquence sociale de cette
égalité chez Paul et chez Sénèque. Sur ce point, on voit que l’air du
temps stoïcien est bien commun aux deux. Cependant, en ce qui concerne
l’universalisme lié aux conditions ethniques, le stoïcisme du premier
siècle ne peut être dégagé de l’idéologie romaine qu’il faut examiner
en détail.
L’universel romain
Je reprends ici l’analyse de Claudia Moatti sur La Raison à Rome où
elle examine la naissance de l’esprit critique à la fin de la
République [16]. En effet à cette période, il devient difficile de
différencier le stoïcisme de Cicéron d’une réflexion plus générale sur
l’idéologie romaine de l’universel [17] .
Le mythe de fondation de Rome, apparu au 3e siècle avant
Jésus-Christ l’a d’abord été sous la forme d’une sombre histoire de
brigands et d’esclaves en fuite rassemblés par Romulus sur une colline
romaine. Cette légende apparue vraisemblablement sous forme de
propagande anti-romaine non seulement n’a pas été rejetée par les
romains mais a été acceptée et cultivée. A la différence des grecs,
les romains ne se sont jamais pensés comme un peuple né sur place,
autochtone, mais comme l’extension progressive de peuples qui se sont
fondus dans Rome, Albains, Sabins (d’où l’importance du rapt des
sabines) puis Eques, Volsques, puis après la crise du premier siècle
avant Jésus-Christ tous les peuples latins. Ces peuples ont acquis la
citoyenneté romaine qui à l’époque du Christ se rencontrait également
en-dehors d’Italie (comme le manifeste la citoyenneté de Paul de la
ville de Tarse située en Asie mineure).
L’extension de la citoyenneté va de pair avec l’impérialisme romain
: Rome n’est pas une cité qui se taille un empire dans le monde comme
ont pu le faire Athènes ou Carthage et qui a des alliés ou des
vassaux, mais un empire où progressivement, tous les peuples conquis
vont acquérir droit de cité. Cette manière de faire est donc
antérieure au christianisme et va se poursuivre ensuite comme le
montre le magnifique texte gravé sur bronze retrouvé à Lyon (et que
l’on peut voir au musée archéologique), texte appelé Tables
claudiennes, donc contemporain de la naissance du christianisme
puisque datant de l’empereur Claude. Ce texte dont Tacite nous donne
une analyse parallèle relate un discours au sénat, prononcé en 48,
dans lequel l’empereur demande que des nobles gaulois soient admis au
sénat romain. L’empereur justifie sa demande en montrant que de tous
temps, Rome a trouvé son équilibre politique en admettant en son sein,
et d’abord à la source du pouvoir, c’est à dire au sénat, les peuples
conquis.
Cette ouverture, cet universalisme dirons-nous, a été la
particularité romaine, elle lui a permis de croitre depuis plus de 700
ans à l’époque ou Claude parle. Nous sommes ici au cœur de ce que l’on
peut appeler la « Voie romaine » d’existence qui se caractérise
fondamentalement par une ouverture universelle qui l’a conduit à
l’empire universel [18]. Ce fut d’abord la domination de tout le monde
méditerranéen compris au sens très large car la domination romaine a
remonté au Nord jusqu’à l’Elbe et à la Bretagne de l’époque (notre
Grande-Bretagne). À l’époque d’Auguste, on eut le sentiment que
l’empire devait cesser de s’étendre et le travail militaire devint de
défense des limites (limes).
La conséquence la plus visible de cette attitude, c’est
l’indifférence romaine aux questions ethniques : alors que pour les
grecs, l’opposition aux barbares est fondamentale, alors que pour les
juifs, l’opposition aux nations est capitale, pour les romains c’est
le droit, c’est à dire des lois, qui vont rassembler des peuples
divers. Tite-live en avait conscience en rapportant le récit de la
fondation de Rome et en faisant réunir le peuple en assemblée par
Romulus car « cette foule ne pouvait se fondre dans le corps d’un seul
peuple que par des lois » [19]. De même Cicéron souligne « qu’un
Romain d’origine italienne a deux patries, une patrie de nature, une
patrie de citoyenneté » [20]. Dans l’Empire romain, tout citoyen
romain appartient aussi à la cité qui l’a vu naitre et qui conserve
ses usages et ses droits propres. Sénèque est d’origine espagnole mais
cette origine devient non pertinente comme pour Cicéron son origine de
« l’Italie profonde » de la petite ville d’Arpinum. Rome devient la
patrie commune de tous les hommes tout en respectant les
particularités locales : il y a là un universalisme tellement efficace
politiquement qu’on peut se demander s’il n’a pas influencé ce citoyen
romain qu’est Paul. Là aussi, il faut continuer l’enquête.
Les contacts avec la rhétorique antique
L’intégration de Paul dans le monde de pensée gréco-latin se fait
non seulement par sa langue, le grec, mais aussi par son mode
d’exposition qu’il utilise avec souplesse : la technique de la
rhétorique antique [21]. Cette rhétorique se caractérise par une thèse
(propositio) qui est justifié soit par des arguments directs (probatio)
qui vient après un exposé initial (narratio) qui présente les données
du problème, le tout étant repris dans une conclusion (peroratio).
Ceci est vrai quel que soit le genre littéraire : judiciaire, lié à
l’action au tribunal ; délibératif, lié au discours politique ;
d’éloge/blâme (épidictique) qui cherche à faire partager des
convictions sur la vérité d’une idée
Pour voir comment cette rhétorique éclaire l’analyse, prenons la
présentation de Michel Quesnel qui, dans la même ligne d’analyse,
propose une vision d’ensemble de l’épitre aux Romains [22]. Selon lui,
loin d’être une réflexion théologique abstraite et indépendante des
circonstances, l’épitre aux Romains est comme les autres lettres de
Paul un écrit lié à des circonstances précises. En effet, les Actes
(18/1-3) font mention de l’expulsion par l’empereur Claude des juifs
de Rome dont certains rencontrent Paul à Corinthe et deviennent ses
collaborateurs nommés dans Romains 16, 3 (Aquilas et Priscille).
Claude étant mort en 54, les juifs chrétiens reviennent à Rome et y
retrouvent les chrétiens d’origine païenne qui y étaient restés. Du
fait de l’absence des juifs, ils avaient perdus les habitudes de
respect des rites juifs qui étaient les leurs quand les chrétiens
d’origine païenne (les pagano-chétiens) étaient apparus à la marge des
judéo-chétiens. Le conflit à Rome au moment où Paul écrit est donc
bien celui de savoir quelle place les chrétiens doivent-ils donner à
l’observance controversée de la Loi juive. L’analyse de Quesnel se
sert de la recherche des thèses principales et de la manière dont
elles sont prouvées par une série d’arguments à la manière de la
rhétorique antique : il peut ainsi isoler quatre thèses principales
qui s’enchainent de façon à justifier l’exhortation finale des chap.
12-15 qui tire les conclusions pratiques : les chrétiens d’origine
païenne ont à respecter la loi nouvelle d’amour et de respect mais
n’ont plus à respecter la loi juive, en particulier dans ses interdits
alimentaires, cependant l’amour fraternel fera que l’on prendra soin
de ne choquer personne en se libérant de ces interdits.
Pour arriver à cette conclusion, l’argumentation rhétorique de Paul
enchaine trois grandes parties : dans les chap. 1 à 4 deux situations
historiques se suivent. Il y a la situation avant le Christ ou la loi
est connue mais non respectée par les juifs qui depuis Moïse
connaissent la loi révélée, par les païens qui, dans la lignée de la
philosophie grecque, connaissent au moins la loi naturelle. Après le
Christ, la foi remplace la loi et impose sa logique. La deuxième
partie couvre les chap. 5 à 8 et montre, comment la loi ancienne étant
abolie, il faut vivre dans une nouvelle logique, celle de la grâce du
Christ mort et ressuscité. Cependant, avant de dire qu’on peut
abandonner la Loi, Paul réfléchit dans les chapitres 9 à 11 sur la
situation d’Israël à qui était destiné en priorité le message du
Christ et qui, à de rares exceptions près ne l’a pas reçu : il demeure
cependant privilégié par Dieu.
Cette analyse, basée sur la rhétorique gréco-romaine a le mérite de
donner une cohérence interprétative à un texte qui sans elle a
longtemps été un lieu d’escarmouches théologiques entres confessions
chrétiennes mais qui n’avait guère de cohérence générale. Cet exemple
montre bien que Paul est quelqu’un de profondément inséré dans les
manières de réfléchir de la civilisation gréco-romaine. Cette
intégration rend cohérente l’influence de l’universalisme de l’époque
sur Paul, mais nous devons examiner aussi les rapports spécifiques de
Paul avec Rome.
Paul et Rome
Depuis longtemps, l’évangéliste Luc, également auteur des Actes des
apôtres a passé pour un auteur favorable aux romains : c’est un
centurion romain qui le premier s’exprime après la mort du Christ chez
Luc et il dit du Christ que « surement, cet homme était juste » ((Luc
23/47)), ce qui est reconnaitre son innocence. Corneille, un centurion
de Césarée est l’occasion du premier baptême d’un païen dans les actes
(chap. 10). Luc souligne l’efficacité et l’équilibre de la justice
romaine comme lors de la comparution de Paul devant le proconsul
Gallion (chap. 18), comment c’est grâce aux romains qu’il échappe à un
complot à Jérusalem (chap. 23), comment lors de sa comparution devant
le gouverneur, il peut efficacement en appeler au jugement de
l’empereur (chap. 25). C’est dans Luc également que la citoyenneté
romaine de Paul est attestée.
Cette sympathie de Luc pour Rome et son équité est connue de longue
date mais ce qui est plus récent, c’est la prise de conscience de
l’influence de l’universalisme romain. La question a été posée, à
propos de Luc par François Bovon qui conclut que son « universalisme
théologique est vraisemblablement conditionné dans sa structure par
l’esprit du temps, en particulier l’universalisme grec et romain »
((Israël, l’Eglise et les nations dans l’œuvre double de Luc, dans
François Bovon, L’œuvre de Luc, Paris, Cerf, 1987, p. 251)). En ce qui
concerne Paul, on peut repérer dans la vie apostolique de Paul en
utilisant les données des Actes et des lettres un romano-centrisme
indiscutable. Paul est citoyen romain et sait utiliser ce titre devant
les autorités romaines. Il connait les techniques écrites (les
lettres) et orales de la rhétorique gréco-romaine : il utilise pour sa
défense devant l’autorité la captatio benevolentiae mais ce peut être
le fait de Luc qui la fait pratiquer par Paul et par ses adversaires,
cf Ac 24 où Paul et son accusateur en rivalisent devant le gouverneur
Félix.
Ce qui est central pour rendre compte de l’influence romaine sur
Paul, c’est son désir bien attesté de se rendre à Rome : « j’ai un
très vif désir de vous voir (…) j’ai souvent projeté de me rendre chez
vous » dit-il aux Romains (1, 11-13). Certes, Rome à ses yeux n’est
qu’une étape puisqu’il veut également aller en Espagne, mais il s’agit
là de montrer son désir de toucher tout le monde connu, tout l’Empire
dont le centre est Rome. Pierre et Paul sont morts à Rome nous dit la
tradition et si Luc termine ses Actes sur la vision de Paul se livrant
sans entraves à son apostolat envers les païens dans la capitale de
l’Empire, c’est bien parce que la présence à Rome de Paul était perçue
comme l’achèvement de son œuvre missionnaire, au cœur de la Ville et
du Monde.
Paul et le vocabulaire du droit
Résumons-nous : quelles qu’en soient les causes, avec Paul, nous
avons un homme qui fait le passage radical de Jérusalem à Rome, qui
abandonne la Loi du Peuple dans lequel il est né pour ouvrir le salut
à tous les hommes du monde connu et qui le fait en employant des
raisons juridiques, à la manière des Romains dont il dit lui-même en
s’adressant à eux qu’ils sont des experts des questions de droit (« je
parle à des gens compétents en matière de loi » Ro 7, 1) dans une
civilisation romaine qui a inventé le concept de citoyenneté fondée
sur le droit (que Paul utilisera pour son propre compte en utilisant
la protection juridique que lui donne son statut de citoyen romain).
Si Rome a inventé le droit, Paul est romain par l’utilisation
intensive qu’il fait des concepts juridiques. En premier lieu il
utilise ces concepts juridiques pour se faire comprendre : pour
illustrer le fait que la loi juive est caduque, il reprend l’exemple
juridique d’une loi humaine qui le devient, (l’obligation de fidélité
du mariage Ro 7, 2-3) ; pour rendre compte du passage du péché à la
sainteté, il emploie la catégorie de l’esclavage et de l’obéissance
qui lui est liée (Ro 6, 16-22). Plus profondément Paul emploie un
langage juridique qui lui est spécifique pour rendre compte du cœur de
la foi chrétienne, et c’est ce qui explique pourquoi sa manière de
penser nous semble aujourd’hui si peu parlante : le salut chrétien est
compris sous la forme d’une justification, c’est à dire en terme de
déclaration juridique d’innocence dans un tribunal. Si l’homme est
réputé innocent, ce n’est pas qu’il fût sans péché, et il serait
blasphématoire d’assimiler Dieu à un mauvais juge qui déclare innocent
le coupable [23]. La justification au sens paulinien du terme vient du
fait que c’est Dieu qui était offensé par le péché, et que lui est
autorisé à « faire grâce » de l’offense, à s’abstenir comme nous
dirions aujourd’hui de « porter plainte » alors qu’il serait en droit
de le faire. Il renonce à son droit et tient pour rien l’offense, ce
qui explique ce mot de « grâce » de Dieu, recouvert par une couche
historique d’interprétation de Saint Augustin à Pascal qui fait que
l’aspect juridique du terme nous échappe.
Que penser de la thèse de Badiou
Pour Badiou, le propre de la philosophie n’est pas de produire des
vérités universelles mais « d’organiser leur accueil » en travaillant
sur le sens que peut avoir une « vérité » [24] et son livre n’est
qu’une illustration de la vérité révélée à Paul sur le chemin de Damas
et qui l’a conduit à remettre en cause les croyances juives et la
sagesse grecque et à fonder l’universalisme. Ce n’est pas un travail
d’historien mais de philosophe qui tient pour « fable » le contenu de
la croyance chrétienne mais qui lui donne le même rôle que les
croyants eux-mêmes. Par exemple dans son commentaire de l’incident
d’Antioche (où Pierre se soustrait à la table commune d’avec les
pagano-chrétiens), Badiou note que pour Paul « ce que cet incident lui
montre, c’est que la Loi, dans son impératif ancien, n’est plus
tenable, même pour ceux qui s’en réclament. Cela va alimenter une
thèse essentielle de Paul, qui et que la Loi est devenue une figure de
la mort. (…) Pour Paul, il n’est plus possible de tenir la balance
égale entre la Loi, qui est pour la vérité surgissante principe de
mort, et la déclaration évènementielle, qui est son principe de vie »
(p. 27-28). Laissant de côté la cause précise (la commensalité),
Badiou ne voit que l’émergence de la déclaration évènementielle reçue
directement du Christ. La cause historique est laissée de côté pour ne
voir que la cause transcendante (bien que fable).
Le travail des historiens montre plutôt que c’est un processus
inverse qui rend compte du discours de Paul : l’universalisme de Paul
n’est pas le fruit d’une illumination mais le résultat d’une
découverte progressive. Il s’agit d’une élaboration conceptuelle (où
l’universalisme du droit romain joue son rôle), de la contradiction de
l’Église naissante où cohabitaient des communautés de deux sortes :
judéo-chrétiens et non-juifs mais assimilés (craignant-Dieu) d’une
part, et pagano-chrétiens d’autre part. La communauté de repas pris en
commun dans les deux cas fait que les participants sont semblables et
que la distinction juifs / non-juifs devient caduque et avec elle
toutes les autres distinctions basées sur le statut : « Il n’y a plus
ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme ».
***
Voici la version
originale de Galates 3, 28 sous-titrée par Jérôme :
Οὐκ ἔνι Ἰουδαῖος οὐδὲ Ἕλλην,
Non est Judaeus neque
Graecus,
οὐκ ἔνι δοῦλος οὐδὲ
ἐλεύθερος,
non est servus neque liber,
οὐκ ἔνι ἄρσεν καὶ θῆλυ:
non est masculus neque
femina ;
πάντες γὰρ ὑμεῖς εἷς ἐστὲ
ἐν χριστῷ Ἰησοῦ.
omnes enim vos unum estis
in Christo Jesu.