Ce chapitre est le dernier de
quatre 3 qui, par leurs rapports divers et
réciproques, forment comme un tout secondaire : le lecteur attentif s'en
apercevra, sans
1. La
Metaphysik der Geschlechtsliebe ( hcq : ...du
sexe amour ... et non de l'amour sexuel ...encore moins de
l'amour ...tout court ...voir ci-dessous), chapitre XLIV des
Suppléments au livre IV du Monde comme volonté et comme
représentation, fait partie des textes ajoutés à l'ouvrage en 1844, à
l'occasion de la deuxième édition.
2. Gottfried
August Bürger (1747-1794), poète romantique allemand. Ces vers sont
tirés de Schon Suschen, poème lyrique sur l'amour malheureux publié en
mars 1776.
3. Les trois
autres chapitres sont « De la mort et de ses rapports avec
l'indestructibilité de notre être en soi» (chap. XLI), «Vie de
l'espèce » (chap. XLII) et « Hérédité des qualités » (chap. XLIII). 7
que je sois forcé, par des
références et des renvois aux autres chapitres, d'interrompre mon
exposé. On a coutume de voir les poètes occupés surtout de la peinture
de l'amour. C'est là d'ordinaire le thème principal de toutes les œuvres
dramatiques, tragiques ou comiques, romantiques ou classiques, hindoues
ou européennes. De même l'amour sexuel fournit la matière de presque
toute la poésie lyrique et épique. Je laisse de côté ces montagnes de
romans que chaque année fait naître dans tous les pays civilisés de
l'Europe avec la même régularité que les fruits de la terre, et cela
depuis des siècles. Toutes ces œuvres, en substance, ne sont autre chose
que des descriptions variées, brèves ou étendues, de la passion dont il
s'agit. Les peintures les plus réussies qu'on en a faites, par exemple
Roméo et Juliette, La Nouvelle Héloïse, Werther, ont conquis une
gloire impérissable. La Rochefoucauld cependant estime qu'il en est d'un
amour passionné comme des revenants, dont tous parlent, mais que
personne n'a vus 1; de même Lichtenberg, dans son
traité Sur la puissance de l'atnour2, conteste et nie la réalité
et la vérité de cette passion. C'est là une grande erreur. En effet, il
est impossible qu'un sentiment
1. Cf.
Réflexions ou sentences et maximes morales, n° 76 : « Il est du
véritable amour comme de l'apparition des esprits : tout le monde en
parle, mais peu de gens en ont vu. » Schopenhauer appréciait beau coup
les moralistes français.
2. Ûber
die Macht der Liche (1777) de Georg Christoph Lichtenberg
(1742-1799), écrivain allemand connu pour ses aphorismes.
étranger et contradictoire à
la nature humaine, fiction puérile imaginée à plaisir, ait pu, en tout
temps, être décrit sans relâche par le génie des poètes et exciter chez
tous les hommes une inaltérable sympathie ; sans vérité, pas de chef-d'oeuvre
:
Rien n'est
beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
BOILEAU
En réalité, l'expérience nous
prouve, sans se répéter tous les jours, que ce qui ne nous paraît
d'ordinaire qu'un penchant assez vif, mais encore facile à maîtriser,
peut, dans certaines circonstances, prendre les proportions d'une
passion supérieure en violence à toutes les autres et qui, écartant
toute considération, surmonte tous les obstacles avec une force et une
ténacité incroyables : alors, pour l'assouvir, on n'hésite pas à risquer
sa vie, et, en cas d'échec, à la sacrifier. Les Werther et les Jacopo
Ortis 2 n'existent pas seulement dans les romans : chaque année n'en
produit pas moins d'une demi-douzaine en Europe; sed ignotis
perierunt mortibus illi 3, car ils n'ont d'autres historiens de
leurs souffrances qu'un rédacteur de procès-verbaux officiels ou un
1.
Epîtres IX, s. 23, en français dans le texte.
2. Cf. Ugo
Foscolo, Les Derniéres Lettres de Jacopo Ortis (1802), roman
épistolaire à succès sur les malheurs en amour qui s'inspire justement
des Sou1franres du jeune Werther (1774) de Goethe.
3. « Matis
ils ont péri d'une mort ignorée» (Horace, Satires, 1, 3, s. 108).
correspondant de journal'.
Cependant, il suffit de lire les rapports de police dans les feuilles
anglaises ou françaises pour constater la vérité de mon assertion. Plus
grand encore est le nombre de ceux que cette même passion conduit aux
maisons d'aliénés. Enfin, chaque année nous présente quelque cas de
suicide simultané de deux amants, dont la passion s'est vue contrariée
par les circonstances extérieures. Mais il y a là une chose que je ne
puis m'expliquer : comment deux êtres qui, sûrs de leur amour mutuel,
s'attendent à trouver dans la jouissance de cet amour la suprême
félicité, ne préfèrent-ils pas se soustraire à toutes les relations
sociales en bravant tous les préjugés et supporter n'importe quelle
souffrance plutôt que de renoncer, en même temps qu'à la vie, à un
bonheur au-dessus duquel ils n'en imaginent pas de plus grand,- Quant
aux degrés inférieurs et aux premiers symptômes de cette passion, chaque
homme les a journellement devant les yeux et aussi, tant qu'il reste
jeune, presque toujours dans le coeur. On ne peut donc douter, d'après
les faits que je viens de rappeler, ni de la réalité ni de l'importance
de l'amour; aussi, au lieu de s'étonner qu'un philosophe n'ait pas
craint, pour une fois, de faire sien ce thème éternel des poètes,
devrait-on s'étonner plutôt qu'une passion qui joue dans toute la vie
humaine un rôle de
1 Schopenhauer était un grand lecteur de journaux, du
Tisses de Londres notamment.
premier ordre n'ait pas encore été prise en
considération par les philosophes et soit restée jusqu'ici comme une
terre inexplorée. Celui qui s'est le plus occupé de la question, c'est
Platon, surtout dans le Banquet et le Phèdre : mais tout ce qu'il avance
à ce sujet reste dans le domaine des mythes, des fables et de la
fantaisie, et ne se rapporte guère qu'à la pédérastie grecque'. Le peu
que dit Rousseau sur ce point dans le Discours sur l'inégalité (p. 96,
édition Bip) 2 est faux et insuffisant. Kant traite la question, dans la
troisième section de son écrit Sur le sentiment du beau et du sublime
(p. 435 et suivantes, édition Rosenkranz)3 mais son analyse est super-
1. Soucieux
d'affirmer la nouveauté absolue de sa théorie de l'amour sexuel,
Schopenhauer refuse de reconnaître sa dette envers matou, pourtant
bien réelle, comme nous le verrons par la suite.
2. Il
s'agit du passage suivant de la première partie du Discours sui
l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes; «Parmi
les passions qui agitent le cœur de l'homme, il en est une ardente,
impétueuse, qui rend un sexe nécessaire à l'autre, passion terrible
qui brave tous les dangers, renverse tous les obstacles, et qui dans
ses fureurs semble propre à détruire le genre humain qu'elle est
destinée à conserver. Que deviendront les hommes en proie à cette rage
effrénée et brutale, sans pudeur. sans retenue, et se disputant chaque
jour leurs amours au prix de leur sang? » Schopenhauer reproche
surtout à Rousseau cette affirmation que « l'amour même, ainsi que
toutes les autres passions, n'a acquis que dans la société cette
ardeur impétueuse qui le rend si souvent funeste aux hommes», alors
qu'il s'agit pour lui de l'élan le plus naturel qui soit.
3. Gf.
Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), troisième
section, « De la différence du beau et du sublime dans le rap port
(les sexes ». Les louanges naïves que liant y° adresse au « beau sexe
» ont dû particulièrement agacer Schopenhauer
- ficielle, faute de
connaissance du sujet 1, et se trouve ainsi en partie inexacte. Quant à
l'examen qu'en fait Platner 2 dans son Anthropologie (§ 1347 et
suivants), chacun le trouvera faible et sans profondeur. La définition
de Spinoza mérite d'être rapportée pour son extrême naïveté, ne
serait-ce que par plaisir : « Amor est titillatio, concomitante idea
causse externes 3 » (Éthique, IV, proposition XLIV, démonstration). On
voit que je n'ai ni à me servir de mes prédécesseurs, ni à les
combattre. Le sujet s'est de lui-même imposé à moi et est venu prendre
place dans l'ensemble de ma conception du monde
4. Je ne peux guère
compter d'ailleurs sur l'approbation de ceux mêmes que cette passion
domine et qui cherchent à exprimer la violence de leurs sentiments par
les images les plus sublimes et les plus éthérées : ma conception de
l'amour leur paraîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et
si transcendante qu'elle soit au fond. Qu'ils veulent bien considérer au
préalable que l'objet chéri qui leur inspire aujourd'hui
1. Les
interprètes s'accordent à dire que Kart n'avait pas de vie sexuelle.
2. Ernst
Platner (1744-1818), professeur de médecine puis de philosophie à
Leipzig, auteur de l'Anthropologie fûr Ârzte und Weltweise
(Anthropologie à l'usage des médecins et des philosophes), Leipzig,
Dvck, 1772.
3. «L'amour
est chatouillement, accompagné de l'idée d'une cause extérieure. ,,
4. Il s'agit
de son « unique pensée », qui explique tous les phénomè nes par
l'action sous-jacente d'une obscure Volonté de vivre ( Wille zum
Leben).
des madrigaux et des sonnets,
s'il était né dix-huit ans plus tôt, aurait à peine obtenu d'eux un
regard. Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu'elle se
donne, a sa racine dans l'instinct sexuel, ou même n'est pas autre chose
qu'un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé ou, au
sens exact du mot, plus individualisé. Considérons maintenant, sans
perdre de vite ce principe, le rôle important que joue l'amour sexuel, à
tous ses degrés et à toutes ses nuances, non seulement au théâtre et
dans les romans, mais aussi dans le monde réel. Avec l'amour de la vie,
il nous apparaît comme le plus puissant et le plus énergique de tous les
ressorts; il accapare sans cesse la moitié des forces et des pensées de
la partie la plus jeune de l'humanité; but final de presque tous les
efforts des hommes, il exerce dans toutes les affaires importantes une
déplorable influence : à toute heure il vient interrompre les
occupations les plus sérieuses; parfois il dérange pour quelque temps
les têtes les plus hautes; il ne craint pas d'intervenir en
perturbateur, avec tout son bagage, dans les délibérations des hommes
d'État et dans les recherches des savants; il s'entend à glisser ses
billets doux et ses boucles de cheveux dans le portefeuille d'un
ministre, ou dans un manuscrit philosophique; il fait naître tous les
jours les querelles les plus inextricables et les plus funestes, brise
les relations les plus précieuses, rompt les liens les plus solides; il
enlève à ses victimes parfois la vie ou la santé, parfois la richesse, le rang et le
bonheur; d'un homme honnête il peut faire un coquin sans conscience;
d'un homme jusqu'alors fidèle, un traître ; partout, en un mot, il nous
apparaît comme un démon ennemi qui s'efforce de tout intervertir, de
tout troubler, de tout bouleverser. Comment alors ne pas s'écrier : «A
quoi bon tout ce bruit? Pourquoi cette agitation et cette fureur, ces
angoisses et ces misères?» Il s'agit simplement, en somme, pour chacun
de trouver chaussure à son pied' : pourquoi une chose si simple
doit-elle tenir une place de cette importance et venir sans cesse
déranger et brouiller la bonne ordonnance de la vie humaine? - Mais
l'esprit de vérité découvre peu à peu la réponse à l'observateur
attentif. Non, ce n'est pas d'une bagatelle qu'il s'agit ici; au
contraire, l'importance de la chose en question est en raison directe de
la gravité et de l'ardeur des efforts qu'on y consacre. Le but dernier
de toute intrigue d'amour, qu'elle se joue en brodequins
1. Je n'ai
pas osé m'exprimer ici d'une façon plus précise; libre à un lecteur de
traduire cette phrase en langage aristophanesque (Note (le l'auteur).
Schopenhauer écrit littéralement «que chaque Hans trouve sa Grethe »
(Dass jeder Hans seine Grethe finde). Il s'exprime en termes
plus crus dans cette note manuscrite : «Si l'on pense à toutes ces
relations amoureuses troublées et compliquées et à tout ce qui s'v
apparente, matière inépuisable de tous les romans et de toutes les
oeuvres théâtrales, on a envie de s'écrier : "Eh bon Dieu que
d'embarras et de difficulté, afin que chaque vit trouve son con!"
(Der handschrifliche Nachlass, Munich, DTV, 1985, vol. 1, p.
106: l'exclamation en italique est en français dans le texte).
ou en cothurnes, est, en
réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite
bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. C'est que ce n'est
rien moins que la composition de la génération future qui se
décide là. Ces intrigues d'amour si frivoles servent à déterminer
l'existence et la nature des dramatis personee' destinés à paraître sur
la scène, quand nous l'aurons quittée. De même que l'existence,
existentia, de ces personnages futurs a pour condition générale
l'instinct sexuel, de même leur essence, essentia, est fixée par le
choix que fait chacun en vue de sa satisfaction personnelle,
c'est-à-dire par l'amour sexuel, et se trouve ainsi, à tous égards,
irrévocablement établie. Voilà la clef du problème : l'application nous
apprendra à la mieux connaître : si nous passons en revue les divers
degrés de l'amour, depuis l'inclination la plus fugitive jusqu'à la
passion la plus violente, nous constaterons que la différence qui les
sépare provient du degré d'individualisation apportée dans le choix.
Ainsi donc, pris dans son ensemble, tout le commerce amoureux de la
génération actuelle est, de la part de toute la race humaine, une grave
meditatio compositionis generationis futurre, et qua iterum, pendent
innumerce generationes. Dans cette opération, il ne s'agit pas, comme
partout ailleurs, du bonheur et du malheur individuels,
1. «
Personnages du drame.
2.
«Méditation sur la composition de la génération future, de laquelle
dépendent à leur tour d'innombrables générations
p16
mais de l'existence et de la
nature spéciale de la race humaine dans les siècles à venir, et par
suite la volonté de l'individu s'y exerce à sa plus haute puissance, en
tant que volonté de l'espèce. La haute importance du but à atteindre est
ce qui fait le pathétique et le sublime des affaires d'amour, le
caractère transcendant des transports et des souffrances qu'elles
provoquent. Depuis des milliers d'années, les poètes nous en mettent
sous les veux d'innombrables exemples, parce que aucun thème ne peut
égaler celui-ci en intérêt : traitant du bonheur et du malheur de
l'espèce, il est à tous les autres qui ne touchent que le bien de
l'individu comme le corps est à la surface plane. Voilà pourquoi il
est si difficile de donner de la vie à une pièce sans amour; voilà
pourquoi aussi ce thème n'est jamais épuisé, quelque constant usage
qu'on en fasse.
////.....
////.....
p54
L'honneur, qui
jusqu'alors l'avait emporté sur tout autre intérêt, est vaincu ici,
dès que l'amour sexuel, c'est-à-dire l'intérêt de l'espèce, entre
enjeu et a en vue un avantage assuré, car l'intérêt de l'espèce
surpasse infiniment l'intérêt de l'individu, si important qu'il
soit. Honneur, devoir, fidélité, ne peuvent tenir devant lui,
après avoir résisté à toutes les autres tentations, même aux menaces
de mort. - Nous vouons encore dans la vie privée que, sur aucun
point, la délicatesse de conscience n'est aussi rare; des gens
d'ailleurs loyaux et droits la laissent parfois de côté cri pareil
cas, et commettent sans scrupule un adultère, dès qu'ils sont
dominés par un amour passionné, c'est-à-dire par l'intérêt de
l'espèce. Ils semblent alors avoir conscience d'un droit supérieur à
celui que peuvent conférer les intérêts individuels; car ils
agissent dans l'intérêt de l'espèce. Chamfort fait à ce sujet une
déclaration remarquable « Quand un homme et une femme ont l'un pont-
l'autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que
soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc.,
les deux amants sont l'un à l'autre, dejpar la Nature, qu'ils
s'appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions
humaines'. >= Et si quelqu'un s'en indignait, je n'aurais qu'à lui
rappeler l'éclatante indulgence avec laquelle le Sauveur, dans
l'Évangile, traite la femme adultère, en supposant tous les spec
1.
Maximes, pensées, caractères et anecdotes, chap. VI p 357.
tateurs coupables de la
même faute'. - À ce point de vue, la plus grande partie du
Déecnnéron9 semble comme une ironie insultante du génie de l'espèce
foulant aux pieds les droits et les intérêts des individus. - Le
génie de l'espèce écarte avec la même facilité les différences de
condition et toutes les circonstances analogues, quand elles
s'opposent à l'union de deux amants passionnés; il n'en tient nul
compte, et, poursuivant ses vues sur d'innombrables générations, il
emporte d'un souffle, comme un fétu de paille, toutes ces
institutions humaines et ces scrupules. S'agit-il de satisfaire une
passion très vive, ce même motif si profond fait braver résolument
tout péril, et l'homme le plus pusillanime devient courageux. -
Aussi c'est avec joie et avec intérêt que nous voyons, au théâtre et
dans les romans, les jeunes gens défendre leur amour, c'est-à-dire
la cause de l'espèce, et triompher de leurs vieux parents qui ne
songent qu'au bien (les individus. Cette attraction réciproque de
deux amants paraît bien plus puissante, plus élevée et par suite
plus juste que tout ce qui petit la contrarier, de même que l'espèce
est plus digne de considération que l'individu. Voilà pourquoi le
thème principal de presque toutes les comédies est cette
intervention du génie de l'espèce avec ses vues contraires aux
intérêts individuels (les personnages en scène et
1. C.
Évangile selon saint Jean, VIII. 1-11.
2.
Recueil d'histoires licencieuses réparties sur dix journées de
Giocanni Boccacio (1313-1375)
grosses de menaces pour
leur bonheur. Il réussit d'ordinaire dans ses plans, et ce
dénouement, conforme à la justice poétique, satisfait le spectateur,
qui sent bien que les fins de l'espèce doivent passer avant celles
des individus. Aussi, la pièce finie, quitte-t-il avec confiance les
amants victorieux, plein avec eux de cette illusion qu'ils ont fondé
leur propre bonheur, quand ils n'ont fait que le sacrifier au bien
de l'espèce contre la volonté de parents prévoyants. Quelques
comédies, peu nombreuses, échappent à cette règle : l'auteur y a
cherché à renverser les choses et à établir le bonheur des individus
aux dépens des desseins de l'espèce; mais alors le spectateur
ressent la douleur qu'éprouve le génie de l'espèce et n'est
nullement consolé par les avantages ainsi assurés aux individus. Je
trouve des exemples de ce genre de comédie dans cieux petites pièces
très connues : La Reine de seize ans et Le Mariage de
raison'. Dans les tragédies dont le fond est une intrigue
d'amour, d'ordinaire les intentions clé l'espèce sont déçues, et les
amants, qui en étaient les instruments, périssent tous deux, par
exemple dans Roméo et Juliette, Tancrède2,
Don Carlos, Wallenstein, La Fiancée de Messines, etc.
1. Ces
pièces d'Eugène Scribe (1791-1861), auteur comique à succès,
datent (le 1820 et 1826.
2. Cette
tragédie de voltaire a été représentée pour la première fois en
1760.
3. Ces
trois dernières pièces sont de Friedrich Schiller.
La passion d'un homme
bien épris produit des effets souvent comiques, parfois aussi
tragiques : c'est que, dans les deux cas, pénétré de l'esprit de
l'espèce et dès lors dominé par lui, il ne s'appartient plus, et sa
conduite n'est plus vraiment celle d'un individu. Ce qui donne aux
pensées d'un homme parvenu au dernier degré de la passion une
couleur si poétique et si élevée, et même une direction
transcendante et surnaturelle [hyperphysisch], qui semble lui faire
perdre de vue son but réel, tout matériel [sehr physisch], c'est ce
fait que cet homme est animé de l'esprit de l'espèce, dont les
intérêts sont infiniment plus puissants que ceux des simples
individus : il a mission spéciale d'assurer l'existence d'une
postérité indéfinie, dont les individus seront d'une constitution
exactement déterminée et telle qu'ils ne puissent recevoir l'être
que de lui comme père et de sa bien-aimée comme mère; sans eux il
serait impossible à cette postérité de parvenir à l'existence, et
cependant la volonté de vivre, pour s'objectiver, le réclame
instamment. Nous avons conscience d'exercer une action dans cette
question d'une importance si transcendante'. Ce sentiment élève les
hommes amoureux si fort au-dessus des choses terrestres, et au
dessus d'eux-mêmes, il donne à leurs désirs matériels
1. Si
Schopenhauer raille volontiers la « transcendance » supposée de
l'amour, qui ne fait en réalité que travestir l'impérieuse
nécessité du désir sexuel, il ne nie pas pour autant la force
supérieure, supraindividuelle, de l'élan amoureux
une forme si
surnaturelle, que l'amour devient un épisode poétique dans la vie
même du plus prosaïque des hommes; en ce dernier cas, il peut
prendre parfois une tournure assez comique. - Cette mission de la
volonté, qui cherche à s'objectiver dans l'espèce, ne se présente à
la conscience de l'homme amoureux que sous le masque d'une
jouissance anticipée de cette félicité infinie, qu'il croit
devoir trouver dans son union avec cette femme unique.
///....
//// ....
p61
I ask not,
I care not,
If guilt's
in thy heart;
I knozu
that, I love thee,
Whatever
thou art'.
C'est qu'au fond il ne
cherche pas son intérêt, mais celui d'un tiers, encore à naître, tout
enveloppé qu'il est de l'illusion que ce qu'il cherche est son intérêt.
Mais ce désintéressement, toujours et partout marque de la grandeur, est
ce qui donne à l'amour passionné une couleur sublime et en fait un digne
sujet de poésie.
- Enfin, l'amour sexuel
est même compatible avec la haine la plus extrême contre son objet,
aussi Platon l'a-t-il comparé à l'amour des loups pour les brebis". Ce
cas est celui de l'amant passionné qui, malgré tous ses efforts et
toutes ses supplications, ne peut à aucun prix obtenir que ses vœux
soient exaucés :
1. «Je ne
demande pas, je ne m'inquiète pas de savoir si ton coeur est coupable;
je t'aime, je le sais, quelle que tu sois. » Strophe tirée des Irish
Melodies (VI, Come, rest in this bossom, vv. 7-8) du poète irlandais
Thomas Moore (1779-1852).
2. Cf Phèdre.
241 d. C'est de la pédérastie qu'il est question dans ce passage.
I love and
hate lier'.
(Shakespeare, Cymbelinde, 111. 5.)
La haine de
la femme aimée, qui s'enflamme alors, va parfois assez loin pour
déterminer l'homme à l'assassiner et à se tuer lui-même ensuite. Chaque
année nous apporte quelques exemples de ce genre : on les trouvera dans
les journaux'. Aussi sont-ils bien justes, les vers de Goethe :
Par tout amour
méprisé! par l'élément infernal!
puissé-je connaître
quelque chose de plus affreux encore
[pour en faire une
imprécation 3!
Ce n'est vraiment pas une
hyperbole dans la bouche d'un amant que le mot de cruauté appliqué à la
froideur de la femme aimée et au plaisir de cette coquetterie qui se
repaît de ses douleurs. Car il est placé sous l'influence d'une pulsion
qui, analogue à l'instinct des insectes, le force, en dépit de tous les
arguments de la raison, à poursuivre son but sans réserve, et à
dédaigner tout le reste : il ne peut s'y soustraire. Il y a déjà eu plus
d'un Pétrarque qui a dû, sa vie durant, traîner
1. «Je l'aime
et je la hais. »
2.
Schopenhauer était particulièrement friand de faits divers; il en
cite souvent dans ses écrits.
3. Faust, 1.
vv. 2805-2806. C'est l'ange déchu Méphistophélès qui s'exclame ainsi.
comme une chaîne, comme un
boulet au pied, le poids d'une passion inassouvie et exhaler ses soupirs
dans des forêts solitaires; mais un seul Pétrarque a possédé en même
temps le don poétique, si bien qu'à lui s'appliquent ces beaux vers de
Goethe :
El si la
douleur ôte la parole à l'homme,
un dieu m'a
donné de dire combien je souffre1.
En fait, le génie de l'espèce
est partout en guerre avec les génies protecteurs des individus
( hcq: le malin ?); il est leur persécuteur et
leur ennemi, toujours prêt à détruire sans merci le bonheur personnel,
pour assurer l'accomplissement de ses desseins; de fait, le bonheur de
nations entières a été parfois sacrifié à ses caprices : Shakespeare
nous en donne un exemple dans Henri VI, 111' partie, acte 111, scènes 2
et 3. La raison en est que l'espèce, dans laquelle plongent les racines
de notre être, a sur nous un droit plus intime et plus immédiat que
l'individu : de là cette préférence donnée à ses intérêts. Le sentiment
de cette vérité a fait personnifier aux Anciens le génie de l'espèce
dans Cupidon, qui, malgré son apparence enfantine, est un dieu hostile,
cruel et
1. lorqunto Ïasso, `'. 5.
Tragédie de Goethe consacrée au grand poète Le Tasse. 2. Notre ctic
phénoménal, qui résulte du principe d'individuation.
p63
par suite décrié, un
démon capricieux et despotique, et, malgré tout, maître des dieux et
des hommes
"Toi, tyran des dieux et des hommes, Éros",
Des flèches meurtrières, la cécité et des ailes, voilà ses
attributs. Les dernières indiquent l'inconstance, inconstance qui,
en règle générale, ne commence qu'avec la désillusion, suite
elle-même de la jouissance.
1. <Toi, tyran des dieux et des hommes, Éros"
( hcq : en grec ancien dans le texte )
Ce
vers, rapporté par Lucien, est tiré de la tragédie perdue
d*Euripide, Andromède.
////....
////...
p66
Ajoutons cependant, pour
consoler les âmes tendres et aimantes, qu'à l'amour passionné
s'associe parfois lui sentiment sorti d'une tout autre source,
c'est-à-dire une amitié réelle, fondée sur l'accord des esprits, et qui
ne commence pourtant presque jamais à paraître que lorsque l'amour
sexuel proprement dit s'est éteint après satisfaction.
1. Le mariage arrangé
permettant à l'individu de s'épanouir, au contraire du mariage d'amour (hcq : amour sentiments ) , il
fallait oser ce renversement !!! ( hcq : ...démontre
la compréhension du texte par l' traducteur..!
Le principe le plus
ordinaire de cette amitié se trouvera dans cette aptitude à se compléter
l'un l'autre, dans cette correspondance mutuelle des qualités physiques,
morales et intellectuelles (les deux individus, d'où est sorti, en vue
de l'être à créer, l'amour sexuel, et qui, par rapport aux individus
eux-mêmes, apparaissent encore comme des qualités de tempérament
opposées et des avantages intellectuels susceptibles de se compléter
l'un l'autre, et de servir ainsi de base à une harmonie des cœurs.
Toute cette métaphysique de
l'amour tient étroitement à ma métaphysique générale, et le jour qu'elle
répand sur celle-ci peut se résumer comme il suit. Nous l'avons reconnu,
le choix minutieux et capable de s'élever, par d'innombrables degrés,
jusqu'à l'amour passionné, ce choix apporté par l'homme à la
satisfaction de l'instinct sexuel, repose sur l'intérêt des plus
sérieux que l'homme ( ...et la femme...)
prend à la constitution spéciale et individuelle de
la génération future.
Or cet intérêt si digne de
remarque confirme deux vérités exposées dans les chapitres
précédents :
I. -
L'indestructibilité de l'essence propre de l'homme (...
de l'humain ...), qui
continue à exister dans cette génération future'. Car cet intérêt si vif
et si ardent, sorti, sans réflexion et sans dessein prémédité, de
l'instinct et de l'impulsion la plus intime de notre ( ...de nos..)
être, ne pourrait
pas exister si indélébile, et exercer une si grande influence sur
1. voir le chap. XI I... "De
la mort et de son rapport avec l'indestructibilité de notre essence
( hcq : ..et non son être) en soi »,
souvent associé à celui-ci.
l'homme, si l'homme ( -...et la femme...) était une créature absolument éphémère et s'il
devait être suivi, dans le seul ordre des temps, par une génération
réellement et radicalement différente de lui-même.
II. - Que l'essence propre
de l'homme ( ..de l'hcq ... et
non l''être en soi )réside plus dans l'espèce que dans
l'individu ( ...le Monocoq...)'. Car cet intérêt attaché à la constitution
spéciale de l'espèce ...( en couple ..femme-homme ...INter-sexué ...
en base deux ternaire ...), qui est la base de toute intrigue amoureuse,
depuis la plus fugitive jusqu'à la passion la plus grave, est, à vrai
dire, pour chacun l'affaire la plus importante, celle dont la réussite
ou l'échec émeut le plus notre sensibilité; c'est pourquoi on aime lui
donner de préférence le nom d'affaire de cœur. Quand cet intérêt
s'est exprimé avec résolution et avec force, on lui subordonne, on lui
sacrifie celui qui ne concerne que la seule personne. C'est un
témoignage donné par l'homme que l'espèce le touche de plus près que
l'individu, et qu'il vit plus immédiatement dans la première que dans le
second. - Pourquoi alors l'amant est-il suspendu, tout dévoué, aux
regards de celle qu'il a choisie, et est-il prêt à tout lui sacrifier? -
Parce que c'est la partie immortelle de son être qui désire posséder
cette femme; tous ses autres appétits procèdent toujours et seulement de
la partie mortelle. - Cette convoitise si vive, ou même ardente,
dirigée sur une femme déterminée, est un gage immédiat de
l'indestructibilité du noyau de notre être et de sa persistance dans
l'espèce.
1. Cf. chap. XLII sur la <. Vie de l'espèce ».
Tenir cette persistance pour chose futile et insuffisante,
c'est une erreur sortie de ce fait que, par perpétuation de l'espèce, on
ne conçoit rien de plus que l'existence future d'êtres semblables, mais
non pas identiques à nous sous le moindre rapport, et cela parce que,
partant de la connaissance dirigée vers le dehors, on ne considère que
la forme extérieure de l'espèce, telle que nous la saisissons par
l'intuition, et non son essence intime. Or cette essence intime est
justement ce qui se trouve au fondement de notre propre conscience,
et en constitue le noyau; elle est par là plus immédiate pour nous que
cette conscience même, et, libre du principium. individuationis
1 en tant que chose en soi, elle est
proprement une et identique dans tous les individus, qu'ils coexistent
ou se succèdent les uns aux autres. Cette essence, c'est la volonté de
vivre, c'est ce qui recherche d'un désir si pressant la vie et la
persistance. Par conséquent, elle demeure à l'abri des coups et des
atteintes de la mort. Mais, en même temps, elle ne peut parvenir à un
état meilleur que n'est sa condition présente; qu'elle soit certaine de
vivre implique aussi que sont certaines les souffrances et la mort sans
cesse attachées à l'individu. L'affranchir de cette condition est la
tâche réservée à la négation de la volonté de vivre, par laquelle la
volonté individuelle s'arrache à la souche de l'espèce et renonce à
l'existence qu'elle
1. « Principe d'individuation. »
y possédait.
Sur son existence postérieure, nous manquons de notions
précises, nous manquons même de données pour nous en faire une idée'.
Nous ne pouvons que la désigner comme ce qui a la liberté d'être
( hcq : sans doute.. dans le temps et de l'espèce ... ?)
ou de
ne pas être volonté de vivre (...Monocoq
...par soi-même ..?). Dans le dernier cas, le bouddhisme la
caractérise du nom de Nirvana, dont j'ai donné l'étymologie dans la
remarque de la fin du chapitre XLI 2. C'est le point qui restera à
jamais inaccessible à toute connaissance humaine, justement parce
qu'elle est humaine.
Si maintenant, du point de vue où nous ont placé ces dernières
considérations, nous abaissons nos regards sur la mêlée de la vie, que
voyons-nous ? Tous les hommes, pressés par la misère et les souffrances,
emploient toutes leurs forces à satisfaire ces besoins infinis, à se
défendre contre les formes multiples de la douleur sans pouvoir
cependant espérer rien d'autre que la conservation de cette vie
individuelle, si tourmentée, pendant un court espace de temps.
Cependant, au milieu de ce tumulte, nous apercevons les regards de deux
amants qui se rencontrent, ardents de désir : pourquoi cependant tant
de mystère, de dissimulation et de crainte ?
1. Notre être
en soi est immortel. on le sait, mais il est impossible pour l'esprit
humain de concevoir la forme que prendra cette immortalité impersonnelle
après l'autosuppression de la Volonté.
2. Ce mot
sanskrit signifie „extinction (de soi) », comme le rappelle Schopenhauer
dans la note qui clôt ce chapitre.
- Parce que ces amants sont des traîtres, dont les aspirations
secrètes tendent à perpétuer toute celte misère et tous ces
tracas, sans eux bientôt finis 1, et dont ils rendront le terne
impossible, comme leurs semblables l'ont fait avant eux. - Mais cette
considération anticipe déjà sur le chapitre suivant-.
I . Il faut lire ce passage à la lumière de la remarque finale du .Monde
comme Volonté...: "Pour ceux que, la Volonté anime encore. ce qui
reste après la suppression totale de la Volonté, c'est effectivement le
néant. Mais, à l'inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la
Volonté. c'est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ses
soleils et toutes ses voies lactées, qui est le néant.
2. Le chapitre XLV a pour titre .< De l'affirmation de la volonté de vivre ».