Un des chimistes contemporains qui a mis en oeuvre les
méthodes scientifiques les plus minutieuses et les plus systématiques,
M. Urbain, n'a pas hésité à nier la pérennité des méthodes les
meilleures. Pour lui, il n'y a pas de méthode de recherche qui ne
finisse par perdre sa fécondité première. Il arrive toujours une heure
où l'on n'a plus intérêt à chercher le nouveau sur les traces de
l'ancien, où l'esprit scientifique ne peut progresser qu'en créant des
méthodes nouvelles. Les concepts scientifiques eux-mêmes peuvent perdre
leur universalité. Comme le dit M. Jean Perrin "Tout concept finit par
perdre son utilité, sa signification même, quand on s écarte de plus en
plus des conditions expérimentales où il a été formulé". Les concepts et
les méthodes, tout est fonction du domaine d'expérience ; toute la
pensée scientifique doit changer devant une
expérience nouvelle ; un discours sur la méthode scientifique
sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une
constitution définitive de l'esprit scientifique.
Cette mobilité des saines méthodes doit être inscrite à
la base même de toute psychologie de l'esprit scientifique car l'esprit
scientifique est strictement contemporain de la méthode explicitée. Il
ne faut rien confier aux habitudes quand on observe. La méthode fait
corps avec son application. Même sur le plan de la pensée pure, la
réflexion sur la méthode doit rester active. Comme le dit très bien M.
Dupréel 2 "une vérité démontrée demeure constamment soutenue non sur
son évidence propre, mais sur sa démonstration".
Nous en arrivons alors à nous demander si la psychologie
de l'esprit scientifique n'est pas purement et simplement une
méthodologie consciente. La véritable psychologie de l'esprit
scientifique serait ainsi bien près d'être une psychologie normative,
une pédagogie en rupture avec la connaissance usuelle. D'une manière
plus positive, on saisira l'essence de la psychologie de l'esprit
scientifique dans la réflexion par laquelle les lois découvertes dans
l'expérience sont pensées sous forme de règles aptes à découvrir des
faits nouveaux. C est ainsi que les lois se coordonnent et que la
déduction intervient dans les sciences inductives. Au fur et à mesure
que les connaissances s'accumulent, elles tiennent moins de place, car
il s'agit vraiment de connaissance scientifique et non d'érudition
empirique, c'est toujours en tant que méthode confirmée qu'est pensée
l'expérience. Ce caractère normatif est naturellement plus visible dans
la psychologie du mathématicien qui ne pense réellement que le correct,
en posant une différence psychologique fondamentale entre connaissance
entrevue et connaissance prouvée. Mais on en sent l'intervention dans la
conception essentiellement organique des phénomènes qui incruste la
pensée logique dans le Monde. De toute manière, dans les essais
expérimentaux, on commence par ce qu'on croit logique. Dès lors un échec
expérimental, c'est tôt ou tard un changement de logique, un changement
profond de la connaissance. Tout ce qui était emmagasiné dans la mémoire
doit se réorganiser en même temps que la charpente mathématique de la
science. Il y a endosmose de la psychologie mathématique et de la
psychologie expérimentale. Peu à peu, l'expérience reçoit les
dialectiques de la pensée mathématique ; l'évolution méthodologique joue
exactement autour des articulations des divers thèmes mathématiques.
Y a-t-il cependant, d'un point de vue tout à fait
général, des méthodes de pensée fondamentales qui échapperaient à
l'usure dont parle M. Urbain ? Il ne le semble pas si l'on veut bien,
pour en juger, se placer systématiquement sur le domaine de la recherche
objective, dans cette zone où l'assimilation de l'irrationnel par la
raison ne va pas sans une réorganisation réciproque du domaine
rationnel. Ainsi, on a dit souvent que la pensée du laboratoire ne
suivait nullement les prescriptions de Bacon ou de Stuart Mill. On peut,
croyons-nous, aller plus loin et mettre en doute l'efficacité des
conseils cartésiens.
On doit en effet se rendre compte que la base de la
pensée objective chez Descartes est trop étroite pour expliquer les
phénomènes physiques. La méthode cartésienne est réductive, elle n'est
point inductive. Une telle réduction fausse l'analyse et entrave le
développement extensif de la pensée objective. Or il n'y a pas de pensée
objective, pas d'objectivation, sans cette extension. Comme nous le
montrerons, la méthode cartésienne qui réussit si bien à expliquer le
Monde, n'arrive pas à compliquer l'expérience, ce qui est la vraie
fonction de la recherche objective.
De quel droit d'abord suppose-t-on la séparation initiale
des natures simples ? Pour ne donner qu'un exemple d'autant plus décisif
qu'il touche des entités plus générales, rappelons que la séparation de
la figure et du mouvement est objectivement abusive dans le règne de la
microphysique. C'est ce que souligne M. Louis de Broglie 3 : " Au début
du développement de la science moderne, Descartes disait qu'on devait
s'efforcer d'expliquer les phénomènes naturels par figures et par
mouvements. Les relations d'incertitude expriment précisément qu'une
telle description en toute rigueur est impossible puisqu'on ne peut
jamais connaître à la fois la figure et le mouvement". Ainsi les
relations d'incertitude doivent être interprétées comme des obstacles à
l'analyse absolue. Autrement dit, les notions de base doivent être
saisies dans leurs relations exactement de la même manière que les
objets mathématiques doivent recevoir leur définition réelle dans leur
liaison par un postulat. Les parallèles existent après, non pas avant,
le postulat d'Euclide. La forme étendue. de l'objet microphysique existe
après, non pas avant, la méthode de détection géométrique. C'est
toujours la même définition méthodologique qui domine : "Dis-moi comment
l'on te cherche, je te dirai qui tu es "D'une manière générale, le
simple est toujours le simplifié ; il ne saurait être pensé correctement
qu'en tant qu'il apparaît comme le produit d'un processus de
simplification. Si l'on ne veut pas faire ce difficile renversement
épistémologique, on méconnaît la direction exacte de la mathématisation
de l'expérience.
A plusieurs reprises, au cours de ce petit livre, aussi
bien à l'origine de l'optique qu'à la base de la mécanique, nous avons
vu poindre l'idée de la complexité essentielle des phénomènes
élémentaires de la microphysique contemporaine. Alors que la science
d'inspiration cartésienne faisait très logiquement du complexe avec du
simple, la pensée scientifique contemporaine essaie de lire le complexe
réel sous l'apparence simple fournie par des phénomènes compensés ; elle
s'efforce de trouver le pluralisme sous l'identité, d'imaginer des
occasions de rompre l'identité par-delà l'expérience immédiate trop tôt
résumée dans un aspect d'ensemble. Ces occasions ne se présentent point
d'elles-mêmes, elles ne se trouvent pas à la ,surface de l'être, dans
les modes, dans le pittoresque d'une nature désordonnée et chatoyante.
Il faut aller les lire au sein de la substance , dans la contexture des
attributs. C'est une activité strictement nouménale qui détermine la
recherche du microphénomène.
Quel effort de pensée pure, quelle foi dans le réalisme
algébrique il a fallu pour associer le mouvement et l'étendue, l'espace
et le temps, la matière et le rayonnement . Alors que Descartes pouvait
nier en même temps la diversité primitive de la matière et la diversité
primitive des mouvements, voici qu'en associant simplement la matière
fine et le mouvement rapide dans un choc, on a immédiatement des
occasions de diversité fondamentale : des qualités, des couleurs, de la
chaleur, des radiations diverses se créent sur les seuls degrés du choc
quantifié. La matière n'est plus un simple obstacle qui renvoie le
mouvement. Elle le transforme et se transforme. Plus le grain de matière
est petit, plus il a de réalité substantielle ; en diminuant de volume,
la matière s'approfondit.
Dès lors, pour bien juger de cette réalité fine, la
pensée théorique a besoin, plus encore que la pensée expérimentale, de
jugements synthétiques a priori. C'est pourquoi le phénomène de la
microphysique doit être conçu de plus en plus organique, dans une
coopération profonde des notions fondamentales. Nous l'avons vu, la
tâche à laquelle s'efforce la physique contemporaine est la synthèse de
la matière et du rayonnement. Cette synthèse physique est sous-tendue
par la synthèse métaphysique de la chose et du mouvement. Elle
correspond au jugement synthétique le plus difficile à formuler car ce
jugement s'oppose violemment aux habitudes analytiques de expérience
usuelle qui divise sans discussion la phénoménologie en deux domaines :
le phénomène statique (la chose), le phénomène dynamique (le mouvement).
Il faut restituer au phénomène toutes ses solidarités et d'abord rompre
avec notre concept de repos . en microphysique, c'est absurde de
supposer la matière au repos puisqu'elle n'existe pour nous que comme
énergie et qu'elle ne nous envoie de message que par le rayonnement.
Qu'est-ce alors qu'une chose qu'on n'examinerait jamais dans
l'immobilité ? On devra donc saisir tous les éléments du calcul dans la
gémination du lieu et du mouvement, par l'algèbre des deux variables
conjuguées relatives l'une à la place, l'autre à la vitesse. Sans doute
l'union de ces deux variables est encore guidée par l'intuition usuelle
; on pourrait donc croire que c'est là une composition de deux notions
simples. On sera moins confiant dans cette simplicité si l'on suit le
progrès de la Physique mathématique sur ce point particulier. On ne
tardera pas à reconnaître que les variables conjuguées se présentent
d'une manière essentiellement indirecte et que le moment cinétique cesse
bientôt de correspondre à l'intuition première. On tire en effet les
paramètres qui déterminent les phénomènes d'une expression mathématique
générale. On substitue donc à la description usuelle et concrète une
description mathématique et abstraite. Cette description mathématique
n'est pas claire par ses éléments, elle n'est claire que dans son
achèvement par une sorte de conscience de sa valeur synthétique. Ainsi,
en parlant d'une épistémologie non-cartésienne, ce n'est sur la
condamnation des thèses de la physique cartésienne, ou même sur la
condamnation du mécanisme dont l'esprit restait cartésien, que nous
prétendons insister, mais bien sur une condamnation de la doctrine
des natures simples et absolues. Avec le nouvel esprit scientifique,
c'est tout le problème de l'intuition qui se trouve bouleversé. En effet
cette intuition ne saurait désormais être primitive, elle est précédée
par une étude discursive qui réalise une sorte de dualité fondamentale.
Toutes les notions de base peuvent en quelque manière être dédoublées ;
elles peuvent être bordées par des notions complémentaires. Désormais
toute intuition procédera d'un choix ; il y aura donc une sorte
d'ambiguïté essentielle à la base de la description scientifique et le
caractère immédiat de l'évidence cartésienne sera troublé. Non seulement
Descartes croit à l'existence d'éléments absolus dans le monde objectif,
mais encore il pense que ces éléments absolus sont connus dans leur
totalité et directement. C'est à leur niveau que l'évidence est la plus
claire. L'évidence y est entière précisément parce que les éléments
simples sont indivisibles. On les voit tout entiers parce qu'on les voit
séparés. De même que l'idée claire et distincte est totalement dégagée
du doute, la nature de l'objet simple est totalement séparée des
relations avec d'autres objets. Rien de plus anticartésien que la lente
modification spirituelle qu'imposent les approximations successives de
l'expérience, surtout quand les approximations plus poussées révèlent
des richesses organiques méconnues par l'information première. C'est le
cas, répétons-le, pour la conception einsteinienne dont la richesse et
la valeur complexe font soudain apparaître la pauvreté de la conception
newtonienne. C'est le cas aussi pour la mécanique ondulatoire de M.
Louis de Broglie qui complète dans toute la force du terme la mécanique
classique et la mécanique relativiste elle-même.
Mais supposons avec Descartes les éléments du réel
vraiment donnés dans leur intégrité ; peut-on du moins dire que la
construction cartésienne qui les unit suive une forme réellement
synthétique ? Il nous semble plutôt que l'inspiration cartésienne reste
analytique dans cette construction même, car, pour Descartes, la
construction ne reste claire que si elle s'accompagne d'une sorte de
conscience de la destruction. En effet, on nous conseille de
toujours relire le simple sous le multiple, de toujours dénombrer les
éléments de la composition. Jamais une idée composée ne sera saisie
dans sa valeur de synthèse. On n'aura jamais égard au réalisme de la
composition , à la force de l'émergence. Loin d'accepter, par exemple,
le complexe d'énergie, on ira, contre l'intuition sensible elle-même,
jusqu'aux réductions ultimes de l'intuition intellectuelle. Ainsi on
n'acceptera pas même comme primitif le caractère curviligne de la
trajectoire. Le seul mouvement vrai sera le seul mouvement clair, le
mouvement simple, rectiligne, uniforme. Le long du plan incliné, on ne
supposera pas une variation continue de la vitesse parce que les
vitesses doivent se présenter sous forme de natures séparées, comme les
éléments simples et distincts d'une chute bien définie.
Qu'on mette alors une fois de plus en regard de cette
épistémologie cartésienne l'idéal de complexité de la science
contemporaine ; qu'on se rappelle les multiples réactions du nouvel
esprit scientifique contre la pensée asyntaxique ! La science
contemporaine se fonde sur une synthèse première ; elle réalise à sa
base le complexe géométrie-mécanique-électricité ; elle s'expose dans
l'espace-temps ; elle multiplie ses corps de postulats ; elle place la
clarté dans la combinaison épistémologique , non dans la méditation
séparée des objets combinés. Autrement dit, elle substitue à la clarté
en soi une sorte de clarté opératoire. Loin que ce soit être qui
illustre la relation , c'est la relation qui illumine l'être.
Bien entendu le non-cartésianisme de l'épistémologie
contemporaine ne saurait nous faire méconnaître l'importance de la
pensée cartésienne, pas plus que le non-euclidisme ne peut nous faire
méconnaître l'organisation de la pensée euclidienne. Mais ces exemples
différents d'organisation doivent suggérer une organisation bien
générale de la pensée avide de totalité. Le caractère de "
complétude " doit passer d'une question de fait a une question de droit.
Et c'est ici que la conscience de la totalité est obtenue par de tout
autres procédés que les moyens mnémotechniques du dénombrement complet.
Pour la science contemporaine, ce n'est pas la mémoire qui s'exerce
dans le dénombrement des idées, c'est la raison. Il ne s'agit pas de
recenser des richesses, mais d'actualiser une méthode d enrichissement.
Il faut sans cesse prendre conscience du caractère complet de la
connaissance, guetter les occasions d'extension, poursuivre toutes les
dialectiques. A propos d , un phénomène particulier, on veut être sûr
d'avoir énuméré toutes les variables. Quand on veut ainsi dégager tous
les degrés de liberté d'un système, c'est évidemment à la raison qu'on
s'adresse, et non pas à l'expérience acquise pour savoir si rien n'a été
oublié. On appréhende des manques de perspicacité dans l'intuition
première. On craint des oublis de la raison ; il va de soi qu'un
physicien ou un mathématicien ne commet pas des erreurs de mémoire.
Quand on a ainsi parcouru cette perspective théorique, on
peut conclure que la méthode de la preuve expérimentale ne voit dans le
simple que le résultat d'une simplification, qu'un choix, qu'un exemple,
autant de nuances qui présupposent une extension de pensée hors du fait
unique, hors de l'idée unique, hors de l'axiome unique. La clarté d'une
intuition est obtenue d'une manière discursive , par un éclairement
progressif, en faisant fonctionner les notions, en variant les exemples.
C'est encore un point que M. Dupréel a bien mis en lumière 4 ". Si un
acte de mon esprit pose une vérité simple, un second acte est
indispensable pour que je m'en rende compte. Il suffit de généraliser
cette remarque pour dénoncer l'erreur de ceux qui croient que des
vérités nécessaires et inconditionnelles , dûment tenues pour telles,
peuvent être posées par un acte de pensée qui se suffit à lui-même, et
en même temps servir a quelque usage. Un axiome étant posé il faut
toujours un second acte pour en affirmer une application quelconque,
c'est-à-dire pour reconnaître les circonstances où cet axiome peut être
invoqué. Comment Descartes et tous les défenseurs de la nécessité en
soi n'aperçoivent-ils pas que le moment décisif n'est pas celui où l on
fixe au mur un crochet, que l'on fait aussi solide qu'on veut, mais
celui où l'on y accroche le premier anneau de la chaîne des déductions ?
Quelque irréfutable que soit votre cogito, je vous attends au moment
d'en conclure quelque chose". On ne peut montrer plus nettement le
caractère discursif de la clarté, la synonymie de l'évidence et de
l'application variée. Quand on voudra mesurer la valeur
épistémologique d'une idée fondamentale, c'est toujours du côté de
l'induction et de la synthèse qu'il faudra se tourner. On verra
alors l'importance du mouvement dialectique qui fait trouver des
variations sous l'identique et qui éclaire vraiment la pensée première
en la complétant.
Si l'on nous accorde un instant que les règles cartésiennes pour la
direction de l'esprit ne correspondent plus aux multiples exigences de
la recherche scientifique tant théorique qu'expérimentale, on ne
manquera pas cependant de nous objecter que règles et conseils
gardent sans doute une valeur pédagogique. Mais ici encore il nous
faut insister sur la rupture entre le véritable esprit scientifique
moderne et le simple esprit d'ordre et de classification. Il faut
également bien distinguer l'esprit scientifique régulier qui anime le
laboratoire de recherches et l'esprit scientifique séculier qui trouve
ses disciples dans le monde des philosophes. Ainsi, s'il s'agit
d'enseigner l'ordre dans les notes, la clarté dans l'exposé, la
distinction dans les concepts, la sécurité dans les inventaires, nulle
leçon n'est plus fructueuse que la leçon cartésienne. Elle suffit
amplement à instruire cet esprit de méthode ponctuelle et objective qui
donne à toute taxologie (historique et littéraire) le droit au ton
dogmatique, dans le temps même où les sciences mathématiques et
physiques s'expriment avec une prudence accrue. Au surplus, on ne
conçoit guère qu'un physicien fasse une faute contre les règles de
Descartes. En réalité, aucune des rectifications qui marquent les
grandes révolutions scientifiques de la Physique contemporaine me
résulte de la correction d'une erreur relative aux règles cartésiennes.
On sent bien d'ailleurs que ces règles n'ont plus, dans
la culture moderne, aucune valeur dramatique. En fait, il n'y a pas un
lecteur sur cent pour lequel le Discours soit un événement intellectuel
personnel. Qu'on dépouille alors le Discours de son charme historique,
qu'on oublie son ton si attachant d'abstraction innocente et première,
et il apparaîtra au niveau du bon sens, comme une règle de vie
intellectuelle dogmatique et paisible. Pour un physicien, ce sont là
conseils qui vont de soi ; ils ne correspondent pas aux précautions
multiples que réclame une mesure précise ; ils ne répondent pas à
l'anxiété de la science contemporaine. Des vues aussi simples
écarteraient plutôt tout recours aux paradoxes si utiles à susciter ,
même dans l'enseignement élémentaire. Ainsi, d'après l'expérience qu'a
pu nous fournir l'enseignement élémentaire de la Physique et de la
Philosophie, on ne réussit pas à intéresser de jeunes esprits à la
méthode cartésienne. A cette crise réelle et utile de l'évolution
intellectuelle humaine ne correspond plus une crise réelle de la culture
intellectuelle.
Le doute cartésien lui-même qui devrait être le point
de départ de toute pédagogie de la métaphysique n'est pas commode à
enseigner. Comme le dit M. Walter Frost 5 : c'est une attitude
vraiment trop solennelle - eine sehr feierliche Gebärde. Il est bien
difficile d'y maintenir un jeune esprit assez longtemps pour qu'il en
pénètre la valeur. La suspension du jugement avant la preuve
scientifique objective qui caractérise l'esprit scientifique la
conscience claire du sens axiomatique des principes mathématiques qui
caractérise l'esprit mathématique correspondent à un doute moins général
mais dont la fonction est, par cela même, plus nette et plus durable que
le doute cartésien. Du point de vue psychologique ce doute préalable,
inscrit au seuil même de toute recherche scientifique, est donc d'un
usage renouvelé. Il constitue un trait essentiel et non plus provisoire
de la structure de l'esprit scientifique.
Mais il nous faut quitter ces généralités su r les
méthodes et essayer de montrer sur quelques problèmes scientifiques
précis les nouvelles relations épistémologiques des idées simples et des
idées composées.
En réalité, il n'y a pas de phénomènes simples ; le
phénomène est un tissu de relations. Il n'y a pas de nature simple de
substance simple ; la substance est une contexture d'attributs. Il n'y a
pas d'idée simple, parce qu'une idée simple, comme l'a bien vu M.
Dupréel, doit être insérée, pour être comprise dans un système complexe
de pensées et d'expériences. L'application est complication. Les
idées simples sont des hypothèses de travail, des concepts de travail
qui devront être révisés pour recevoir leur juste rôle épistémologique.
Les idées simples ne sont point la base définitive de la connaissance ;
elles apparaîtront par la suite dans un tout autre aspect quand on les
placera dans une perspective de simplification à partir des idées
complètes. Rien de plus instructif pour saisir la dialectique du simple
et du complet que de considérer les recherches expérimentales et
théoriques sur la structure des spectres et la structure des atomes. On
trouve là une mine quasi inépuisable de paradoxes épistémologiques. Par
exemple, on peut dire qu'un atome qui possède plusieurs électrons est,
par certains côtés, plus simple qu'un atome qui n'en possède qu'un seul,
la totalité étant plus organique dans une organisation plus complexe. On
peut voir aussi apparaître ce curieux concept de dégénérescence
physico-mathématique qui replace le phénomène simple et dégénéré sous
son vrai jour. Essayons donc de décrire ce retournement de la
perspective épistémologique.
On sait que le premier spectre qu'on ait réussi à
débrouiller fut le spectre de l'Hydrogène. C'est d'abord dans ce spectre
qu'apparut le plus nettement le groupement des raies en série ; c'est
aussi sur ce spectre que fut trouvée la première formule spectrale,
celle de Balmer. En ce qui concerne l'atome d'Hydrogène lui-même , on
arriva également à des conclusions qui présentaient cet atome comme
d'une grande simplicité : il était constitué par un électron en
révolution autour d'un proton. Ainsi, on prend comme point de départ une
double affirmation de simplicité :
1° La formule mathématique du spectre d'hydrogène est
simple ;
2° La figure qui correspond à l'intuition première est
simple
On essaie ensuite de comprendre les atomes plus
compliqués en partant des connaissances fournies par l'atome
d'Hydrogène. Ces connaissances constituent donc une sorte de
phénoménologie de travail. On suit bien ici l'idéal cartésien classique.
Voyons au double point de vue mathématique et intuitif le progrès des
formules et des images vers la complexité.
D'abord, en ce qui concerne les formules mathématiques,
on s'aperçoit, qu'à un coefficient numérique près, on peut retrouver sur
les spectres des autres éléments chimiques la formule de Balmer relative
au spectre de l'hydrogène. Ce coefficient n'est autre que le carré du
nombre atomique. Comme ce nombre atomique est l'unité dans le cas de
l'hydrogène, on s'explique tout de suite qu'il n'ait pas été explicité
dans la première formule de Balmer. Cette formule, étendue ainsi à tous
les corps, connaît donc une ère de parfaite généralité : elle est la loi
à la fois simple et générale des phénomènes spectraux.
A vrai dire, les progrès dans les mesures spectroscopiques conduisent à
rectifier peu à peu les divers paramètres de la formule. Ces retouches
troublent la belle simplicité de la mathématique première. Mais comme
les rectifications par des adjonctions plus ou moins empiriques
paraissent laisser aux diverses fonctions leur rôle respectif, on peut
encore réserver l'allure en quelque sorte rationnelle de la formule. On
croit ainsi rendre compte en détail des faits expérimentaux en les
décrivant comme des perturbations autour d'une loi générale. La pensée
scientifique reste longtemps à ce stade du complexe pris comme anonyme
de perturbé . une telle pensée se développe en deux temps : effort pour
déterminer une loi, étude moins anxieuse des perturbations à la loi.
C'est là un trait fondamental qui caractérise toute une structure
psychologique. En effet, cette dichotomie du clair et de l'inextricable,
du légal et de l'irrégulier devient, sans grande discussion, la
dichotomie du rationnel et de l'irrationnel. Elle dessine les bornes qui
séparent le courage et la lassitude intellectuels. N'a-t-on pas assez
travaillé quand on a dégagé les grandes lignes du phénomène ?
Qu'importent les nuances, les détails, les fluctuations ? Ne suffit-il
pas, pour les "comprendre" à partir de la loi, de les rejeter en marge
de la loi ? Curieuse dialectique Curieux repos.
Mais si grande est la tentation de la clarté rapide qu'on
s'acharne parfois à suivre un schéma théorique sans rapport avec le
phénomène. Ainsi le vent étire longtemps sans l'arracher l'animal
fabuleux dessiné dans le nuage par une intuition première, mais il
suffit que notre rêverie s'interrompe pour que la forme entrevue
apparaisse méconnaissable. A force de perturbations, il vient un temps
où il est nécessaire de reprendre le dessin d'un phénomène complexe en
suivant de nouveaux axes. C'est précisément ce qui arrivera dans la
classification mathématique des termes spectroscopiques où les matrices
apporteront un thème d'ordre beaucoup plus adéquat à la multiplicité des
termes. Nous reviendrons dans un instant sur le caractère complexe de la
mathématique atomique. Notons d'abord, à propos des " modèles
"atomiques, la même évolution du problème de la complexité.
Ce qui se passe pour les formules mathématiques arrive aussi pour les
images qui les illustrent. La encore on retrouve la même hiérarchie
primitive des trajectoires simples et des trajectoires perturbées. Mais
comme de ce côté les mécomptes ne tardent guère puisque l'atome d'hélium
pourtant bien simple avec ses deux électrons et son noyau soulève des
difficultés insolubles, on dirigera les études vers les phénomènes
spectroscopiques relatifs à certains éléments, soit normaux, soit
ionisés ; on y cherchera le caractère hydrogénoïde. On retrouve ainsi
dans le spectre de l'hélium ionisé, dans celui des métaux alcalins, dans
celui des métaux alcalino-terreux ionisés, des formules du type de
Balmer et l'on infère la même image fondamentale constituée par un noyau
plus ou moins complexe autour duquel se déplace un électron isolé. Tous
les phénomènes optiques de l'atome se rangent sous la dépendance presque
exclusive de cet électron extérieur. Triomphe de la similitude des
images fondamentales où la simplicité retrouvée désignerait une loi
vraiment générale !
Mais voici la réaction du complexe : non seulement on a
tort de rechercher plus ou moins artificiellement le caractère
hydrogénoïde dans les phénomènes des autres éléments chimiques, mais on
va être amené bientôt à cette conclusion que le caractère hydrogénoïde
n'est pas vraiment un caractère simple, qu'il n'est, pas plus simple
dans l'hydrogène que dans un autre corps et même, bien au contraire, que
sa pseudo-simplicité est plus trompeuse dans le cas de l'hydrogène que
dans toute autre substance. On en tirera cette conséquence paradoxale
que le caractère hydrogénoïde devra être étudié d'abord sur un corps qui
n'est pas l'hydrogène pour être bien compris dans le cas de l'hydrogène
lui-même ; bref, il apparaîtra qu'on ne pourra bien dessiner le simple
qu'après une étude approfondie du complexe.
En effet, tel qu'il se présente dans l'arithmétique
quantique , on pourrait dire que l'atome d'hydrogène ne sait pas compter
puisque sous la forme qui lui est attribuée par Bohr, l'atome
d'hydrogène ne paraît pouvoir recevoir qu'un seul nombre quantique.
Comme le dit très bien M. Léon Bloch 6 : "Le spectre de l'hydrogène
n'est qu'un spectre alcalin dégénéré, c'est-à-dire un spectre où les
éléments correspondant à des valeurs différentes de l se trouvent
pratiquement confondus", l étant', comme on le sait, le nombre quantique
azimutal qui est la trace d'une double périodicité nécessaire pour
rendre compte des diverses séries spectrales des alcalins. On doit aller
plus loin. Quand on aura affecté à l'électron optique d'un métal alcalin
trois nombres quantiques, il faudra prévoir trois périodicités dans
l'atome". Il est intéressant, dit alors M. Léon Bloch, de rechercher si
des traces de cette triple périodicité subsistent dans l'atome
d'hydrogène lui-même considéré comme un alcalin dégénéré. Nous devons
nous attendre à rencontrer dans cette recherche des difficultés
expérimentales très grandes. Déjà pour le lithium, le premier des
alcalins proprement dits la structure des doublets est si serrée quelle
n'a pu être mise en évidence que sur certains termes. Pour l'hydrogène,
la structure des doublets doit être plus fine encore. Malgré cette
difficulté, la puissance actuelle des spectroscopes interférentiels est
si grande qu'elle a permis de manifester d'une façon certaine la
structure fine des raies de la série de Balmer et, tout
particulièrement, de la raie rouge
H... La décomposition des raies de H 1 et He II en
multiplets extrêmement serrés, qui sont construits sur le même type que
les multiplets alcalins, montre qu'il n'y a pas de différence
essentielle entre le spectre de l'hydrogène et les spectres
hydrogénoïdes". Et M. L. Bloch conclut en ces termes : "Nous voyons
ainsi que le plus simple de tous les atomes est déjà un système
compliqué".
On peut nous objecter ici que si Pierre ressemble à Paul,
Paul ressemble à Pierre et que l'assimilation de l'hydrogène aux métaux
alcalins, du point de vue spectroscopique, est corrélative. Mais cette
objection revient à méconnaître le déplacement de l'Image fondamentale,
déplacement qui entraîne une transformation complète de la
phénoménologie de base. En réalité, si l'on suit le progrès exact de
l'expérience, on doit arriver à cette conclusion : ce ne sont pas les
métaux alcalins qui reçoivent l'image hydrogénoïde, mais bien plutôt
l'hydrogène qui reçoit l'image alcalinoïde. Après le stade cartésien
terme du mouvement du simple au complexe on disait que le spectre des
alcalins est un spectre hydrogénoïde. Après le stade non-cartésien terme
du mouvement du complet vers le simplifié, de l'organique vers le
dégénéré on devrait dire que le spectre de l'hydrogène est un spectre
alcalinoïde. Si l'on veut décrire en détail les phénomènes
spectroscopiques, c'est le spectre le plus compliqué ici le spectre des
métaux alcalins qu'il faut montrer de prime abord. C'est ce spectre qui
ouvre les veux de l'expérimentateur sur la structure fine. Le
dédoublement des raies de l'hydrogène on ne le chercherait pas si l'on
ne l'avait déjà trouvé dans les raies des alcalins.
Le même problème se posera , comme nous le montrerons
dans un instant, à propos de la structure hyperfine du spectre de
l'hydrogène. Il est bien sûr que ce n'est pas l'examen du spectre de
l'hydrogène qui peut suggérer ces études de deuxième et de troisième
approximations. Ce n'est pas la formule de Balmer appliquée à
l'hydrogène qui réclame des compléments. Ce n'est pas davantage l'image
de l'atome d'hydrogène dessinée par Bohr qui peut nous conduire à
imaginer de nouvelles périodicités. Par exemple, si nous sommes conduits
à assigner un moment de rotation au noyau, à l'électron de l'atome
d'hydrogène, c'est parce que nous aurons assigné avec succès de tels
moments aux corpuscules des atomes plus compliqués, partant plus
organiques.
Non seulement du point de vue d'une mathématique
constructive, non seulement dans le domaine de l'image intuitive, mais
encore du point de vue strictement expérimental, l'atome d'hydrogène
peut paraître rebelle à l expérience du fait même qu'il approche
davantage de la pauvreté objective. Il faut des moyens puissants et une
précision redoublée pour distinguer les lois sur ce cas fruste.
D'ailleurs les traits les plus apparents ne sont pas toujours les traits
les plus caractéristiques ; il faut résister à un positivisme de premier
examen. Si l'on manque à cette prudence, on risque de prendre une
dégénérescence pour une essence.
Par conséquent, s'il est bien vrai qu'historiquement le
spectre de l'hydrogène ait été le premier guide de la spectroscopie, ce
même spectre est désormais loin de fournir la meilleure des bases d'élan
pour l'induction. A la vérité, on induit la théorie des spectres
alcalins à partir du spectre de l'hydrogène. On devrait donc déduire
ensuite les phénomènes de l'hydrogène en s'appuyant sur les phénomènes
alcalins. Mais on induit encore, on induit toujours et l'on découvre une
nouvelle structure dans les phénomènes de départ, ou mieux encore, on
produit cette nouvelle structure par des moyens puissants et
artificiels.
Nous n'avons étudié le chassé-croisé du simple et du
complexe que dans le passage du spectre de l'hydrogène aux spectres
hydrogénoïdes. Bien entendu, si le schéma hydrogène n'est qu'un dessin
provisoire, la connaissance plus complexe du schéma hydrogénoïde devra
elle aussi révéler tôt ou tard son caractère factice et simplifié. En
fait, les schèmes deviennent de plus en plus inopérants quand on va de
la première à la huitième période du tableau de Mendéléeff. Déjà, des
spectres comme ceux du bismuth et du plomb ne rappellent plus en rien
les spectres hydrogénoïdes. Le spectre du fer est un message entièrement
indéchiffrable avec la grille hydrogénoïde.
Pour pallier cet échec, va-t-on faire jouer l'idée d'une
complexité inextricable dune irrationalité fondamentale du réel ? C est
mal connaître la mobilité et le courage de l esprit scientifique
contemporain que de supposer cette défaite. Mathématiquement et
expérimentalement c'est dans l'étude des phénomènes complexes que la
pensée scientifique poursuit son instruction. Du côté mathématique, on
peut en effet espérer que la mécanique ondulatoire fournira des moyens
assez bien appropriés pour calculer a priori les termes spectraux dans
le cas où les formules du type de Balmer sont inopérantes, même au prix
des rectifications les plus nombreuses et les plus précises. Du côté
expérimental, d'où la clarté viendra-t-elle ? De la structure hyperfine.
De même que la structure fine, saisie à propos des spectres alcalins, a
fait mieux comprendre la structure dégénérée du spectre de l'hydrogène,
de même la structure hyperfine des spectres complexes comme celui du
bismuth apportera de nouveaux schèmes pour la spectroscopie générale".
Tout se passe, dit M. Léon Bloch, comme si, au fur et à mesure des
progrès acquis dans la finesse de l'analyse spectrale, toutes les raies
réputées simples avaient tendance à se décomposer. La structure
hyperfine, comme la structure fine, serait donc non pas une exception,
mais la règle". Nous ne saurions trop insister sur cette dernière
déclaration. Elle marque à notre avis une véritable révolution
copernicienne de l'empirisme. En effet, c'est l'idée même de
perturbation qui paraît devoir être tôt ou tard éliminée. On ne devra
plus parler de lois simples qui seraient perturbées, mais de lois
complexes et organiques parfois touchées de certaines viscosités, de
certains effacements. L'ancienne loi simple devient un simple
exemple, une vérité mutilée, une image ébauchée, une esquisse copiée sur
un tableau. On revient, certes, à ces exemples simplifiés, mais c'est
toujours pour des fins pédagogiques, pour des raisons d'explication
mineure, parce que le plan historique reste éducatif, suggestif,
entraînant. Mais on paye cher cette facilité, comme toute facilité,
cette confiance dans l'acquis, ce repos dans les systèmes. On risque de
prendre l'échafaudage pour la charpente. Or la connaissance profonde est
la connaissance achevée et c'est sur le domaine de l'ancienne
perturbation, dans le fin dessin des approximations poussées , que la
connaissance trouve, avec son couronnement, sa véritable structure.
C'est là que se réalise l'équation du noumène et du phénomène et que le
noumène révèle subitement ses impulsions techniques. Dès lors la dualité
statique du rationnel et de l'irrationnel est supplantée par les
dialectiques de la rationalisation active. La pensée achève
l'expérience. Les exceptions sont effacées en quelque sorte par le
sommet, par l'accumulation des accidents, en mettant la pleine
mesure des attributs et des fonctions.
Cette primauté de la pensée complète sur l'expérience
fine comme elle apparaît nettement quand on revient vers l'expérience
primitive Par exemple, après avoir reconnu dans l'effet Zeeman la
séparation des raies spectrales sous l'action d'un champ magnétique, on
se posera la question suivante : " Une pareille dissociation ne
pourrait-elle exister à l'état latent, en l'absence du champ magnétique
7 ? " ce qui revient à décider des problèmes de structure réelle à
partir de principes de possibilité, dans la confiance que toute
compossibilité est la trace première, éminemment rationnelle, d'une
réalité. On arrive ainsi à penser une sorte de structure préalable, de
construction en projets, de réel en plans de moule rationnel pour la
technique expérimentale.
Dans le même ordre d'idée, y aurait-il vraiment absurdité
à demander comment joue la règle de Pauli dans le cas de l'hydrogène ?
Eclaircissons cette question. La règle de Pauli est d'une application
absolument générale. Elle nous apprend que deux électrons pris dans le
même atome ne peuvent jamais avoir leurs quatre quanta identiques.
Comment alors interpréter cette règle dans le cas de l'hydrogène qui ne
possède qu'un électron ? On peut certes le faire dans le sens de la
simplicité, en ne retenant en somme qu'une raison de quantification, en
refusant l'enseignement de la règle de Pauli prise à la mesure des cas
complexes. On aboutit précisément aux formules simplifiées, à une
mutilation des possibilités expérimentales. Faudrait-il alors évoquer
des électrons fantômes qui viendraient fournir les prétextes aux
quantifications multiples ? On le voit, c'est toujours le même problème
: comment bien compter avec un boulier incomplet, comment lire la loi
des grands nombres sur des petits nombres, comment reconnaître la règle
avec toutes ses exceptions sur un seul exemple qui est de toute évidence
une exception ?D'une manière plus générale, en quoi le simple peut-il
illustrer le complet ? Au seuil de la stœchiologie, voici l'hydrogène
comme l'amphioxus au seuil des vertébrés. Il n'y a pas de doute, c'est
avec l'hydrogène que la double matière électrique positive et négative
se noue ou se dénoue. Dans quel sens faut-il démêler l'écheveau ?
Pourquoi ne pas achever le noeud en épuisant la puissance de composition
? Est-ce que les fonctions ne deviennent pas plus claires dans leur
fonctionnement varié ? On connaîtra d'autant mieux les liens du réel
qu'on en fera un tissu plus serré, qu'on multipliera les relations, les
fonctions, les interactions. L'électron libre est moins instructif
que l'électron lié, l'atome moins instructif que la molécule.
Gardons-nous cependant de pousser trop loin la composition. Il faut
rester dans la zone où la composition est organique pour bien comprendre
l'équation du complexe et du complet.
Nous venons précisément d'entrer dans le siècle de la
molécule après de longues années consacrées aux pensées atomistiques.
Pour se convaincre de l'importance de cette ère nouvelle, il suffira de
se reporter cent ans en arrière ; le caractère artificiel de l'ancien
concept de molécule apparaîtra. A cette époque, les définitions qui
prétendaient distinguer molécule et atome suivaient la distinction si
évidemment artificielle des phénomènes physiques et des phénomènes
chimiques. La molécule était définie comme le résultat de la
désagrégation physique et l'atome comme le résultat de la désagrégation
chimique de la molécule. Prise en sa composition, la molécule ne
correspondait guère qu'à la juxtaposition des atomes ; toutes les
fonctions chimiques appartenaient aux éléments, aux atomes. Suivant en
cela la métaphysique réaliste, on croyait à la valeur explicative de
l'attribution catégorique des propriétés aux substances élémentaires. Or
peu à peu, on paraît hésiter à inscrire sans discussion les propriétés
au compte du simple et l'idée vient que l'attribution pourrait bien être
toujours relative au composé. Ne prenons qu'un exemple. Au sujet de la
valence chimique, concept scientifique qui rationalisa plus ou moins la
sourde idée substantialiste de l'affinité, on en vient à douter qu'elle
puisse se préciser en dehors des compositions effectives. Comme le dit
M. B. Cabrera 8, " la valence est. quelque chose de plus complexe, dont
l'origine est en rapport avec la stabilité des nouvelles configurations
dynamiques des électrons superficiels produites à cause des
perturbations mutuelles des atomes en contact. Il est évident que les
détails de cette configuration et le degré de sa stabilité dépendront.
de la structure des atomes qui interviennent., de sorte que strictement
parlant la valence n'est pas une propriété de chaque élément. isolé,
mais de l'ensemble des atomes liés ".Ainsi l'affinité dépend de la
communion. Entrer en composition, c'est composer ". Il n'y a pas
d'originalité substantielle pas plus que d'originalité psychologique qui
résiste à une association. Il est donc vain de poursuivre la
connaissance du simple en soi, de l'être en soi, puisque c'est le
composé et la relation qui suscitent les propriétés, c'est l'attribution
qui éclaire l'attribut.
La thèse que nous défendons est d'ailleurs périlleuse, en
ce sens qu'elle contredit. la manière habituelle de désigner
dogmatiquement les notions de base. Mais par certains côtés, l'idée même
de notion de base peut sembler contradictoire : nos notions
expérimentales, puisées dans l'expérience commune, ne doivent-elles pas
être sans cesse révisées pour s'incorporer plus ou moins exactement dans
la microphysique où l'on doit toujours inférer et non pas découvrir les
bases du réel ? L'épistémologie non-cartésienne est donc par essence, et
non par accident, en état de crise. Revenons un instant sur la dé
finition moderne des éléments de pensée et démontrons une fois de plus
que les notions initiales doivent être solidarisées dans une définition
organique, attachées à des cas complexes.
Pour les savants du XIXe siècle aussi bien que pour
Descartes, les bases rationnelles du mécanisme étaient inébranlables.
Des notions même obscures comme la force faisaient l'objet dune
désignation immédiate. Ensuite c'est en multipliant l'intensité de la
force par le déplacement de son point d'application qu'on définissait,
dune manière dérivée, le travail et l'énergie. Cette construction de la
notion d , énergie correspondait bien à l'idéal analytique et cartésien
qui dirigeait la science. Notons au passage que la séparation absolue de
l'espace et du temps favorisait ici l'intuition analytique, encore que
bien des problèmes philosophiques restaient imprécis, comme celui des
différences entre la force conçue statiquement et la force conçue
dynamiquement. En creusant cette difficulté, on s'apercevrait de
l'obscurité de la première conception, on comprendrait mieux les
confusions répétées des âges pré-scientifiques au sujet de l'expérience
de la force, du travail, de l'énergie, de la puissance ; on trouverait
en fin une première preuve que la notion de force ne peut guère être
précise si on la sépare d'une fonction essentielle de la force qui est
de produire un travail. En tout cas, si l'on accède à la pensée
contemporaine, la corrélation essentielle des notions devient bien
évidente. De plus en plus, s'impose la réciprocité entre la notion de
force et la notion d'énergie. Quelle sera finalement la notion de base ?
Il est naturellement prématuré de répondre à cette question.
L'intervention des théories quantiques pourrait d'ailleurs clore le
débat d'une étrange façon en apportant des principes tout nouveaux pour
la définition mathématique des notions expérimentales. En effet, qu'on
aille au fond de l'intuition si spéciale de London et Heitler en ce qui
concerne les rapports possibles de deux atomes d'hydrogène et l'on verra
la tendance de la micro-énergétique à définir la force comme une notion
dérivée, comme une apparence secondaire, comme une sorte de convention
représentant un cas particulier. Dans l'intuition de ces deux savants,
on commence par définir énergétiquement les deux atomes sans bien
entendu construire leur énergie à partir des forces plus ou moins
hypothétiques. En appliquant ensuite à l ensemble formé par les deux
atomes le principe de Pauli, on se rend compte qu'ils peuvent exister
sous deux formes énergétiques différentes. Alors si en rapprochant les
noyaux atomiques, l'énergie du système augmente, on dira que les noyaux
se repoussent ; on dira au contraire qu'ils s'attirent si l'énergie
diminue. Ainsi des caractères qui semblaient éminemment phénoménaux
comme la répulsion et l'attraction sont ici objets de définition. Rien
d'absolu ne soutient l'idée de force, elle n'est point ici la notion
primitive. Allons d'ailleurs plus loin. On s'apercevra que ne peuvent
s'attirer que des atomes d'hydrogène différenciés d'après le principe de
Pauli et que par contre le choc élastique, jadis expliqué par une force
répulsive inscrite au coeur de l'élément, est un attribut de l'ensemble
des deux atomes d'hydrogène non différenciés d'après le principe de
Pauli. Il semble que ,e qui s'attire ce soit des systèmes de nombres
quantiques différents et que ce qui se repousse ce soit des systèmes de
nombres quantiques identiques. La force induite mathématiquement n'est
plus ici que le fantôme de la force mise jadis à la base de l'énergie
par une métaphysique réaliste. La force mécanique devient aussi
métaphorique que la force d'une antipathie ou d'une sympathie ; elle est
relative à une composition, non pas à des éléments. L'intuition
mathématique avec son souci de la complétude remplace l'intuition
expérimentale avec ses simplifications arbitraires.
En résumé, nous croyons que l'explication scientifique
tend à accueillir, à sa base, des éléments complexes et à ne bâtir que
sur des éléments conditionnels, en n'accordant qu'à titre provisoire,
pour des fonctions bien spécifiées, le brevet de simplicité. Ce souci de
garder ouvert le corps d'explication est caractéristique d'une
psychologie scientifique réceptive. Toute composition phénoménale peut
être une occasion de pensée récurrente qui revient compléter le corps
des postulats. M. B. Cabrera écrivait précisément en 1928 9 ". Nous ne
sommes pas... en état de savoir si la Mécanique quantique créée pour
interpréter la radiation des atomes isolés, suffit à éclaircir le
problème beaucoup plus compliqué de la dynamique de la molécule. Il est
possible, et nous le croyons très probable, qu'un nouveau postulat doive
s'ajouter à ceux qui ont été le point de départ. Du moins, il faut que
notre esprit reste ouvert à cette possibilité". La même anxiété règne
donc sur la Physique mathématique que sur la Géométrie : on craint
toujours qu'un
postulat puisse subitement s'adjoindre à la science et la
dédoubler. Garder une sorte de doute récurrent ouvert sur le passé de
connaissances certaines, voilà encore une attitude qui dépasse,
prolonge, amplifie la prudence cartésienne et qui mérite d'être dite
non-cartésienne, toujours dans ce même sens où le non-cartésianisme est
du cartésianisme complété.
D'une manière semblable, comme nous avons essayé de le
montrer dans notre livre sur le Pluralisme cohérent de la Chimie
moderne, c'est par un accroissement systématique du pluralisme que la
Chimie a trouvé ses bases rationnelles et mathématiques. C'est en
achevant le monde de la matière qu'on le rationalise.
Ainsi la pensée qui anime la Physique mathématique, comme
celle qui anime les mathématiques pures, est une conscience de la
totalité. D'où l'importance de la notion de groupe dans l'une et l'autre
doctrines. Aucun repos pour la pensée tant qu'une raison d'ensemble n'a
pas mis le sceau synthétique sur la construction. Henri Poincaré, dans
une notice consacrée à Laguerre 10, a signalé le caractère non-cartésien
de cette nouvelle orientation. Au moment où Laguerre produisait son
premier travail, en 1853, la géométrie analytique " se renouvelait...
par une révolution en quelque sorte inverse de la réforme cartésienne.
Avant Descartes, le hasard seul, ou le génie, permettait de résoudre une
question géométrique ;après Descartes, on a pour arriver au résultat des
règles infaillibles ; pour être un géomètre il suffit d'être patient.
Mais une méthode purement mécanique, qui ne demande à l'esprit
d'invention aucun effort, ne peut être réellement féconde. Une nouvelle
réforme était donc nécessaire : ce furent Poncelet et Chasles qui en
furent les initiateurs. Grâce à eux, ce n'est plus ni à un hasard
heureux ni à une longue patience que nous devons demander la solution
d'un problème, mais à une connaissance approfondie des faits
mathématiques et de leurs rapports intimes ".La méthode des Poncelet,
des Chasles, des Laguerre est donc une méthode d'invention plutôt qu'une
méthode de résolution. Elle est d'allure éminemment synthétique et
remonte bien, comme le dit Poincaré en sens inverse de la réforme
cartésienne. Elle achève donc par certains côtés la pensée mathématique
cartésienne.
--------------------------------------------------------------------------------
V
I II III IV V VI
--------------------------------------------------------------------------------
Quand on a compris combien la pensée mathématique moderne
dépasse la science primitive des mesures spatiales, combien s'est accrue
la science des relations, on se rend compte que la Physique mathématique
offre des axes chaque jour plus nombreux à l'objectivation scientifique.
La nature stylisée du laboratoire préparée par les schèmes mathématiques
doit alors apparaître moins opaque que la nature qui se présente à
l'observation immédiate. Réciproquement, la pensée objective, dès
qu'elle s'éduque devant une nature organique, se révèle d'une
singulière profondeur par cela même que cette pensée est perfectible,
rectifiable et qu'elle suggère des compléments. C'est encore en méditant
l'objet que le sujet a le plus de chance de s'approfondir. Au lieu de
suivre le métaphysicien qui entre dans son poêle, on peut donc être
tenté de suivre un mathématicien qui entre au laboratoire. Bientôt en
effet on inscrira sur la porte du laboratoire de physique et de chimie
l'avertissement platonicien :" Nul n'entre ici s'il n'est géomètre".
Comparons par exemple l'observation du morceau de cire
par Descartes et l'expérience de la goutte de cire dans la microphysique
contemporaine et voyons la diversité des conséquences sur la
métaphysique de la substance tant objective que subjective.
Pour Descartes, le morceau de cire est un clair symbole
du caractère fugace des propriétés matérielles. Aucun des aspects
d'ensemble, aucune des sensations immédiates ne demeurent permanents. Il
suffit d approcher le morceau de cire du feu pour que sa consistance, sa
forme, sa couleur , son onctuosité, son odeur vacillent et se
transforment. Cette expérience vague prouve chez Descartes le vague des
qualités objectives. Elle est une école de doute. Elle tend à éloigner
l'esprit de la connaissance expérimentale des corps qui sont plus
difficiles à connaître que l'âme. Si l'entendement ne trouvait pas en
lui-même la science de l'étendue toute la substance du morceau de cire
s'évanouirait avec les rêveries de l'imagination. Le morceau de cire
n'est soutenu que par l'étendue intelligible puisque sa grandeur
elle-même est. susceptible d'augmenter ou de diminuer suivant les
circonstances. Ce refus de l'expérience comme base de la pensée est en
somme définitif, malgré le retour vers l'étude de l'étendue. On s'est
interdit, dès le départ, toute expérience progressive, tout moyen de
classer les aspects du divers, de donner une mesure de la diversité,
d'immobiliser, pour les distinguer, les variables du phénomène. On
voulait, dans l'objet, toucher de prime abord la simplicité, l'unité, la
constance. Au premier échec, on a douté de tout. On n'a pas remarqué le
rôle coordonnateur de l'expérience factice, on n a pas vu que la pensée
unie à l'expérience pouvait restituer le caractère organique et par
conséquent entier et complet du phénomène. D'autre part, en ne se
soumettant pas docilement aux leçons de l'expérience, on se condamnait à
ne pas voir que le caractère mobile de l'observation objective se
reflétait immédiatement en Une mobilité parallèle de l'expérience
subjective. Si la cire change, je change ;je change avec ma sensation
qui est, dans le moment où je la pense, toute ma pensée, car sentir
c'est penser dans le large sens cartésien du cogito. Mais Descartes a
une secrète confiance dans la réalité de l'âme comme substance. Ebloui
par la lumière instantanée du cogito, il ne met pas en doute la
permanence du je qui forme le sujet du je pense. Pourquoi est-ce le même
être qui sent la cire dure et la cire molle alors que ce n'est pas la
même cire qui est sentie dans deux expériences différentes ? Si le
cogito était traduit au passif en un cogitatur ergo est, le sujet actif
s'évaporerait-il avec l'inconstance et le vague des impressions ?
Cette partialité cartésienne en faveur de l'expérience
subjective apparaîtra peut-être mieux quand on vivra avec plus de
ferveur l'expérience scientifique objective, quand on acceptera de vivre
à l'exacte mesure de la pensée, dans la rigoureuse équation de la pensée
et de l'expérience, du noumène et du phénomène, loin de l'attrait
trompeur des substances objectives et subjectives. Voyons donc la
science contemporaine dans sa tâche" d'objectivation progressive. Le
physicien ne prend point la cire qu'on vient d'apporter du rucher , mais
une cire aussi pure que possible, chimiquement bien définie, isolée au
terme d'une longue série de manipulations méthodiques. La cire choisie
est donc en quelque sorte un moment précis de la méthode
d'objectivation. Elle n'a rien retenu de l'odeur des fleurs dont elle a
été recueillie, mais elle porte la preuve des soins qui l'ont épurée.
Elle est pour ainsi dire réalisée par l'expérience factice. Sans l
expérience factice, une telle cire sous sa forme pure qui n'est pas sa
forme naturelle ne serait pas venue à l'existence.
Après avoir fait fondre dans une cupule un très petit
fragment de cette cire, le physicien le fait solidifier avec une lenteur
méthodique. Fusion et solidification sont en effet obtenues sans
brusquerie au moyen d'un four électrique minuscule dont la température
peut être réglée avec toute la précision désirable par variation de
l'intensité du courant. Le physicien se rend par conséquent maître du
temps dont l'action efficace dépend de la variation thermique. On
obtient ainsi une gouttelette bien régulière non seulement dans sa forme
mais aussi dans sa contexture superficielle. Le livre du microcosme est
maintenant gravé, il reste à le lire.
Pour étudier la surface de la cire, on dirige sur la
goutte un faisceau de rayons X bien monochromatiques, en suivant là
encore une technique très précise et en laissant bien entendu de côté
tout recours à la lumière blanche naturelle que les âges
pré-scientifiques postulaient de nature simple. Grâce à la lenteur du
refroidissement, les molécules superficielles de la cire se sont
orientées par rapport à la surface générale. Cette orientation détermine
pour les rayons X des diffractions qui produiront des spectrogrammes
similaires à ceux obtenus par Debye et par Bragg dans le cas des
cristaux. On sait que ces derniers spectrogrammes, prévus par von Laue,
ont renouvelé la cristallographie en permettant d'inférer la structure
interne des cristaux. D'une manière parallèle, l'étude de la goutte de
cire renouvelle nos connaissances des surfaces matérielles. Que de
pensées doit nous livrer cette prodigieuse épigraphie de la matière !
Comme le dit M. Jean Trillat 11 : "Les phénomènes d'orientation...
conditionnent un nombre immense de propriétés superficielles, comme la
capillarité, l'onctuosité, l'adhérence, l'adsorption, la catalyse."
C'est dans cette pellicule que les relations avec l'extérieur
déterminent une physico-chimie nouvelle. C'est là que le métaphysicien
pourrait comprendre le mieux comment la relation détermine la structure.
Si l'on prend des diagrammes en s'enfonçant de plus en plus dans les
profondeurs de la gouttelette, l'orientation des molécules disparaît
progressivement, les microcristaux deviennent insensibles aux actions de
surface et l'on arrive à un désordre statistique complet. Dans la zone d
, orientation privilégiée , on a au contraire des phénomènes bien
définis. Ces phénomènes sont dus aux discontinuités des champs
moléculaires à la surface de séparation des deux milieux, dans l'aire de
la dialectique matérielle. Dans cette région intermédiaire, d'étranges
expériences sont possibles qui viennent combler l'hiatus des phénomènes
physiques et des phénomènes chimiques et permettre au physicien d'agir
sur la nature chimique des substances. Ainsi M. Trillat signale des
expériences sur l'étirement des gels colloïdaux. Par des tractions
toutes mécaniques, on détermine des différences très notables dans les
diagrammes des rayons X. M. Trillat conclut en ces termes (loc. cit., p.
456) , "Ceci est en rapport avec les propriétés mécaniques et aussi avec
l'adsorption des colorants, suivant que la matière est orientée par
traction ou non : il y a peut-être là une manière imprévue d'agir sur
l'activité chimique".
Agir mécaniquement sur l'activité chimique, c'est, par
certains côtés, servir un idéal cartésien ; mais l'action constructive
et factice est si manifeste, la direction vers le complexe si nette,
qu'on doit voir là une nouvelle preuve de l'extension scientifique de
l'expérience et une nouvelle occasion de dialectique non-cartésienne.
Est-on d'ailleurs bien sûr que la cristallisation puisse
se faire en l'absence des champs directeurs ? En imaginant que cette
cristallisation est produite par des forces essentiellement internes,
d'origine substantielle, en négligeant les actions directrices venant de
l'extérieur , on obéit à un entraînement réaliste. Il est frappant en
effet de voir la cristallisation superficielle sous la dépendance
primordiale des discontinuités au point qu'on puisse parler de
substances qui sont cristallisées superficiellement dans le sens
perpendiculaire à la surface tandis qu'elles restent amorphes dans le
sens parallèle à la surface. On obtient ainsi des structures en gazon,
avec des implantations bien spécifiées. Ces "cultures" cristallines d'un
nouveau genre ont. déjà fourni de nombreux enseignements sur les
structures moléculaires 12.
Qu'on veuille bien alors prendre une mesure de la somme
des techniques, des hypothèses, des constructions mathématiques qui
viennent s'additionner dans ces expériences sur la goutte de cire et.
l'on ne pourra manquer de trouver inopérantes les critiques
métaphysiques du type cartésien. Ce qui est fugace, cela ne peut être
que les circonstances décousues et non point les relations coordonnées
qui expriment des qualités matérielles. Il suffira de débrouiller les
circonstances, qui sont naturellement brouillées, pour organiser
vraiment le réel. Les qualités du réel scientifique sont ainsi, au
premier chef, des fonctions de nos méthodes rationnelles. Pour
constituer un fait scientifique défini, il faut mettre en oeuvre une
technique cohérente. L'action scientifique est par essence complexe.
C'est du côté des vérités factices et complexes et non pas du côté des
vérités adventices et claires que se développe l'empirisme actif de la
science. Bien entendu des vérités innées ne sauraient intervenir dans la
science. Il faut former la raison de la même manière qu'il faut former
l'expérience.
Ainsi la méditation objective poursuivie au laboratoire
nous engage dans une objectivation progressive où se réalisent à la fois
une expérience nouvelle et une pensée nouvelle. Elle diffère de la
méditation subjective, avide d'une somme de connaissances claires et
définitives, par son progrès même, par le besoin de complément qu'elle
suppose toujours. Le savant en sort avec un programme et conclut sa
journée de travail sur cette parole de foi. chaque jour répétée
:''Demain, je saurai."
--------------------------------------------------------------------------------
VI
I II III IV V VI
--------------------------------------------------------------------------------
Si l'on pose maintenant le problème de la nouveauté
scientifique sur le plan plus proprement psychologique , on ne peut
manquer de voir que cette allure révolutionnaire de la science
contemporaine doit réagir profondément sur la structure de l'esprit.
L'esprit a une structure variable dès l'instant où la connaissance a une
histoire. En effet, l'histoire humaine peut bien , dans ses passions,
dans ses préjugés, dans tout ce qui relève des impulsions immédiates,
être un éternel recommencement ; mais il y a des pensées qui ne
recommencent pas ; ce sont les pensées qui ont été rectifiées, élargies,
complétées. Elles ne retournent pas à leur aire restreinte ou
chancelante. Or l'esprit scientifique est essentiellement une
rectification du savoir un élargissement des cadres de la connaissance.
Il juge son passé historique en le condamnant. Sa structure est la
conscience de ses fautes historiques. Scientifiquement on pense le vrai
comme rectification historique d'une longue erreur , on pense
l'expérience comme rectification de l'illusion commune et première.
Toute la vie intellectuelle de la science joue dialectiquement sur cette
différentielle de la connaissance, à la frontière de l'inconnu.
L'essence même de la réflexion, c'est de comprendre qu'on n'avait pas
compris. Les pensées non-baconiennes, non-euclidiennes, non-cartésiennes
sont résumées dans ces dialectiques historiques que présentent la
rectification d'une erreur, l'extension d'un système, le complément
d'une pensée.
Il ne manque qu'un peu de vie sociale, qu'un peu de
sympathie humaine pour que le nouvel esprit scientifique le n. e. s.
prenne la même valeur formative qu'une nouvelle économie politique la n.
e. p. Pour beaucoup de savants qui poursuivent avec passion la vie sans
passions, l'intérêt des problèmes présents correspond à un intérêt
spirituel primordial où la raison joue son destin. M. Reichenbach parle
justement d'un conflit de générations sur le sens profond de la science
13. Compton, lors d'une visite chez J. J. Thomson à Cambridge, a
rencontré G. P. Thomson, venu pour un week-end. On s'amusait à examiner
les photographies obtenues avec les ondes électroniques ; Compton fait
remarquer à ce sujet : " C'était un véritable événement dramatique de
voir le grand vieil homme de science, qui a dépensé ses meilleures
années en affirmant la nature corpusculaire de l'électron, plein
d'enthousiasme pour l'oeuvre de son fils révélant que les électrons en
mouvement constituent des ondes 14." Du père au fils on peut mesurer la
révolution philosophique que réclame l'abandon de l'électron comme chose
; on peut apprécier le courage intellectuel nécessaire à une telle
révision du réalisme. Le physicien a été obligé trois ou quatre fois
depuis vingt ans de reconstruire sa raison et intellectuellement parlant
de se refaire une vie.
Il suffit d'ailleurs de réaliser psychologiquement l'état
d'inachèvement de la science contemporaine pour avoir une impression
intime de ce qu'est le rationalisme ouvert. C'est un état de surprise
effective devant les suggestions de la pensée théorique. Comme le dit
très bien M. Juvet 15 : " C'est dans la surprise créée par une nouvelle
image ou par une nouvelle association d'images, qu'il faut voir le plus
important élément du progrès des sciences physiques, puisque c'est
l'étonnement qui excite la logique, toujours assez froide, et qui
l'oblige à établir de nouvelles coordinations, mais la cause même de ce
progrès, la raison même de la surprise, il faut la chercher au sein des
champs de forces créés dans l'imagination par les nouvelles associations
d'images, dont la puissance mesure le bonheur du savant qui a su les
assembler."
Devant les principes surprenants de la nouvelle mécanique
quantique M. E. Meyerson lui-même, qui a dépensé des trésors de
méditation et d'érudition pour prouver le caractère classique de la
Relativité, est pris d'une soudaine hésitation. On peut douter qu'on
écrive jamais une Déduction quantique pour achever la démonstration
entreprise dans la Déduction relativiste." Reconnaissons..., écrit-il
16, que par rapport à toutes les théories scientifiques que nous avons
examinées dans nos livres , celle des quanta occupe une place à part, et
qu'il ne nous semble pas possible, notamment, de tenter dans ce cas ce
que nous croyons avoir réussi à accomplir pour la théorie de la
relativité. " Pour M. Meyerson, la doctrine des Quanta est d'essence
aberrante et cette arithmétisation du possible n'est pas loin d'être
tenue pour irrationnelle. Nous croyons au contraire que cette doctrine
étend positivement notre conception du réel et qu'elle est une conquête
de la raison nouvelle sur l'irrationalisme. Cette crise est donc une
crise de croissance normale. Il faut préparer l'esprit à recevoir l'idée
quantique, ce qui ne peut se faire qu'en organisant systématiquement
l'élargissement de l'esprit scientifique.
En fait, nous croyons, pour notre part, que la Relativité
avait déjà réalisé la conquête d'une pensée éminemment inductive et que
les réussites pédagogiques dans la démonstration déductive de certaines
conséquences relativistes n enlèvent rien du caractère génial et
inattendu de la Révolution einsteinienne. Les coups de génie qui
viennent de fonder la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie et la
mécanique des matrices de Heisenberg ont retenti dans les mêmes
conditions d' inattendu et pour ainsi dire sans préparation historique.
Elles rejettent au passé les mécaniques classiques et relativistes qui
l'une et l'autre ne sont plus que des approximations plus ou moins
grossières de théories plus fines et plus complètes.
Est-ce qu'une raison générale et immuable arrivera à
assimiler toutes ces pensées étonnantes ? Pourra-t-elle les mettre non
seulement en ordre, mais sous son ordre ? C'est là sans doute
l'espérance profonde de M. Meyerson. Comme M. Meyerson prouve la
persistance des modes de pensée à travers les siècles, retrouvant, même
dans les esprits modernes, des traces durables de la pensée par
participation des primitifs, il en infère que le cerveau ne saurait
évoluer avec plus de rapidité que n'importe quel autre organe. Cette
thèse meyersonienne est évidemment la thèse de la prudence et l'on ne
saurait lui opposer que des anticipations plus ou moins téméraires.
Pourtant le cerveau n'est-il pas le véritable lieu de l'évolution
humaine, le bourgeon terminal de l'élan vital ?Avec ses multiples
connexions en attente, n'est-il pas l'organe des possibilités
innombrables ? Quand M. Juvet emploie l'expression si suggestive de
champs de forces créés dans l'imagination par le rapprochement de deux
images différentes, ne nous engage-t-il pas à dynamiser en quelque sorte
les rapports des idées, à donner à l'idée-force de Fouillée un sens de
plus en plus physique ? Une idée qui évolue est un centre organique qui
s'agglomère. Un cerveau statique ne pourrait inférer. Doit-on s'appuyer
pour prouver la permanence cérébrale sur la pensée usuelle, sur la
pensée sans effort, sur la pensée qui, en commandant à des muscles,
accepte l'union avec ce qui n'évolue plus ? Alors tout est achevé
:l'âme, le corps, le Monde lui-même qui nous est livré de prime abord
comme un objet à grands et nobles traits. Au contraire, au lieu de cette
communion avec une réalité globale à laquelle le savant reviendrait avec
allégresse, comme à une philosophie originelle, ne conviendrait-il pas,
pour comprendre l'évolution intellectuelle, de prêter attention à la
pensée anxieuse, A la pensée en quête d'objet, à la pensée qui cherche
des occasions dialectiques de sortir d'elle-même, de rompre ses propres
cadres, bref A la pensée en voie d'objectivation ? On ne peut alors
manquer de conclure qu'une telle pensée est créatrice.
La poussée psychologique réalisée par la Physique
mathématique est mise en évidence par M. Juvet. Il insiste sur le fait
que les idées les plus hardies et les plus fécondes sont dues à de très
jeunes savants 17." Heisenberg et son émule Jordan sont nés avec le
siècle ; en Angleterre, un étonnant génie... Dirac, créa une méthode
originale et nouvelle et découvrit les raisons théoriques profondes de
ce qu'on appelle le spin de l'électron ; il n avait pas vingt-cinq ans.
Si l'on rappelle que Bohr était très jeune lorsqu'il proposa en 1913 son
modèle d'atome et qu'Einstein découvrit à vingt-cinq ans la relativité
restreinte et proposa peu après, pour la première fois, une explication
des lois du rayonnement par les quanta de lumière... on sera fondé à
croire que le XXe siècle a vu une mutation du cerveau ou de l'esprit de
l'homme, particulièrement apte à débrouiller les lois de la nature, de
même qu'au siècle précédent, la précocité des Abel, des Jacobi, des
Galois, des Hermite était due peut-être à une mutation de l'esprit
dirigé vers une adaptation au monde des êtres mathématiques.
Chacun peut d'ailleurs revivre ces mutations spirituelles
en se rappelant le trouble et l'émoi apportés par les nouvelles
doctrines dans la culture personnelle :elles réclament tant d'efforts
qu'elles ne paraissent point naturelles. Mais la nature naturante est à
l'œuvre jusque dans nos âmes ; un jour, on s'aperçoit qu'on a compris. A
quelle lumière reconnaît-on d'abord la valeur de ces synthèses subites ?
A une clarté indicible qui met en notre raison sécurité et bonheur. Ce
bonheur intellectuel est la marque première du progrès. C'est ici le cas
de rappeler avec le phénoménologiste Jean Hering 18 " que la personne la
plus évoluée sera toujours, par la plus grande étendue de son horizon ,
à même de comprendre celles qui lui sont inférieures..., tandis que le
contraire n'est pas possible ". La compréhension a un axe dynamique,
c'est un élan spirituel, c'est un élan vital. La mécanique einsteinienne
ajoute à la compréhension des concepts newtoniens. La mécanique
broglienne ajoute à la compréhension des concepts purement mécaniques et
purement optiques. Entre ces deux derniers groupes de concepts la
physique nouvelle détermine une synthèse qui développe et achève
l'épistémologie cartésienne. Si l'on savait doubler la culture objective
par une culture psychologique, en s'absorbant entièrement dans la
recherche scientifique avec toutes les forces de la vie, on sentirait la
soudaine animation que donnent à l'âme les synthèses créatrices de la
Physique mathématique.
--------------------------------------------------------------------------------