Peter Sloterdijk ne cherche toujours pas le consensus. Dans son
dernier livre, Tu dois changer ta vie !, il ordonne tout simplement
aux hommes ( hcq : ...et aux femmes ...) d'atteindre
la perfection ( ...leur développement
intégral EN l'UNivers ...). Ce nietzschéen nous met en garde :
il est temps d'adopter un nouveau mode de vie fondé sur l'exercice et la
connaissance de soi ( ...de l'ENtre deus f-h ...) .
Et, pour devenir les athlètes de demain, il faut relire les sages d'hier :
Héraclite, Platon, Bouddha, Michel Foucault...( ...les
évangiles ...) Le philosophe allemand réinterprète les grands
textes de la culture mondiale au gré des sept cents pages de ce livre
incroyablement ambitieux. Depuis la conférence "Règles pour le parc
humain" (1999), qui fit scandale, dans laquelle il cherchait à définir
de nouvelles règles d'éducation de l'être humain dans un monde où l'écrit
a perdu sa suprématie, Peter Sloterdijk s'interroge sur l'avenir de la
civilisation occidentale. Lui qui fut au coeur de plusieurs polémiques en
Allemagne est encensé pour ce dernier livre, vendu à près de 100.000
exemplaires dans son pays. Il préfère donc prendre ses distances avec
celui qu'il défendait encore il y a quelques mois, le pourfendeur du
multiculturalisme Thilo Sarrazin, et ne répondra pas lorsqu'on l'interroge
sur ce débat qui fait rage outre-Rhin.( ....tiens ....!!!
..?...) Cependant, lorsqu'il nous reçoit dans sa tranquille maison
de Karlsruhe, le philosophe n'a rien perdu de sa verve prophétique.
Le Point : Tu dois changer ta vie ! : ce titre suggère que vous
avez écrit votre livre en réaction à la passivité de vos contemporains,
est-ce le cas ?
Peter Sloterdijk : Le titre de mon livre est une citation d'un
poème célèbre de Rainer Maria Rilke, Torse archaïque d'Apollon. Il faut y
entendre une double résonance : d'un côté, je cite un poète qui, dans une
œuvre d'art, perçoit un appel
d'envergure universelle, de l'autre, j'entends un impératif qui ne
s'adresse qu'à moi seul.( ...UNiversaliste ???)
Nietzsche est celui qui a le mieux compris le problème formel de la grande
éthique lorsqu'il sous-titrait son Zarathoustra "Un livre pour tous et
pour personne". De la même façon, Tu dois changer ta vie !
s'adresse à personne et à tous. Toute éthique supérieure énonce un
impératif général face auquel presque personne ne se sent réellement
concerné. Cela fait deux mille cinq cents ans que l'injonction absolue
tente d'ébranler la conscience des hommes, et seule une petite minorité
s'est laissé provoquer !
Pourtant, votre livre s'est déjà vendu à près de 100.000 exemplaires
en Allemagne ! Pensez-vous que votre réflexion sonne juste dans une
société avide de guides spirituels ?
Certes, les hommes ressentent le besoin d'être bousculés par un mot
fort. Récemment, en France, vous avez été ébranlés et enthousiasmés par un
impératif analogue : Indignez-vous ! Si Stéphane Hessel s'était exclamé
"Tu dois changer ta vie !", cela aurait été à peu près la même chose.
Toute la différence est dans le singulier de la deuxième personne. La
crise française interpelle les citoyens collectivement. La crise mondiale
me tutoie. Rejoignez-vous l'appel à la révolte de Stéphane Hessel ? Disons
plutôt que l'on travaille dans un réseau synchrone. Je ne suis pas très
étonné par le succès de Stéphane Hessel. Lorsqu'on connaît son parcours,
son engagement dans la Résistance, ses amitiés avec les grandes figures
d'une gauche noble, de Mendès France à Michel Rocard, on comprend
l'origine de son succès et le fondement de son indignation face à une
gouvernance dépourvue de toute dignité. Le moment était venu pour que la
France reconnaisse un de ses esprits les plus distingués, un Nelson
Mandela européen. Si son petit livre a connu un retentissement aussi
vaste, c'est parce que l'auteur est un personnage public dont les Français
n'ont pas à avoir honte aujourd'hui. Si certains commencent à se sentir
mal en France, Stéphane Hessel leur permet de se souvenir qu'être
français, cela peut aussi être une fierté. De mon côté, j'ai voulu
reformuler ce que la culture européenne a produit de mieux : l'aspiration
vers le haut.
C'est en effet une haute ambition puisque vous réinterprétez deux
mille cinq cents ans de culture mondiale. Après La folie de Dieu (2008),
où vous considériez les religions monothéistes comme le terreau de
l'intolérance, vous cherchez là à réinventer une spiritualité non
religieuse ?
J'ai tenté de repenser tout le champ de ce qu'on appelle la
transcendance et la métaphysique en des termes résolument nouveaux - y
compris les prétendues religions. Dans ma perspective, les cultures,
religieuses ou non, sont des systèmes d'exercices. Depuis leur entrée dans
le stade des civilisations avancées, il y a près de trois mille ans, les
hommes connaissent la contrainte de vivre moralement au-dessus de leurs
moyens. Il ne faut pas oublier que nous suivons toujours les traces d'une
série de révolutions mentales dont les hautes civilisations sont les
résultats. Elles ont déclenché une dynamique verticale qui veut dépasser
la normalité - que ce soit dans le domaine de la religion, des savoirs, de
la production artistique, de l'athlétisme. Goethe, dans son Second Faust,
résume l'axiome de la haute culture en une simple phrase : "J'aime celui
qui désire l'impossible." Aspirer à l'impossible, c'est la dynamique des
révolutions réelles. Attention, alors : le geste révolutionnaire ne réside
pas dans la rupture violente, mais dans l'exercice transformateur.
Dans Colère et Temps (2007), vous annonciez la colère de la jeunesse
arabe. Les révolutions tunisienne et égyptienne vous donnent-elles raison
?
Certainement. Les événements confirment la validité des concepts
psycho-politiques qui ont fondé mes analyses. Mais avoir raison n'est pas
une satisfaction dans un monde sans lecteurs et sans mémoire ! Même les
intellectuels semblent préférer les improvisations à propos de
l'actualité. Ils se promènent dans les paysages de la crise sans bagages,
nonchalants, comme des touristes munis seulement d'un petit sac en
bandoulière.
Est-ce pour cela que vous écrivez dans ce dernier livre que "la
démocratisation des élites est un drame" ?
Le drame n'est pas dans la démocratisation, mais dans l'oubli des
exercices. Un exemple : dans les conservatoires de musique en Allemagne
comme en France, il n'y aura bientôt plus d'Européens, car ils ont trop de
mal à rivaliser avec les performances des jeunes Chinois ou des Coréens.
L'Europe risque son élimination dans la concurrence mondiale, et pas
seulement en musique.
L'éducation occidentale doit-elle donc être repensée hors de
l'égalitarisme ?
Le reste du monde a investi dans la formation d'élites qui
s'apprêtent à dépasser nos sociétés fatiguées. En Europe, lorsqu'on
prononce le mot "élite", l'opinion bien-pensante sort son revolver.
Les grands penseurs de la
révolution individuelle se retrouvent dans "Tu dois changer ta vie !" :
Platon, Bouddha, Nietzsche... Tous ordonnent à l'homme
( hcq : h et f)
de se dépasser soi-même ?
Ce n'est pas un hasard que
Platon
( hcq :
né à Athènes
en 428/427 av. J.-C., mort en 348/347 av. J.-C.)
et Bouddha (
... 624 av. J.-C. et 544 av. J.-C.)
aient été contemporains - ou presque
( ...avec Jésus ...).
Ils ont articulé la même tension verticale qui fait sortir de ses gonds
l'existence humaine. Ils invitent les hommes à dépasser leur misère et
leurs souffrances ( ...leur égotisme ...leur orgueil ..
d'ÊTre ...). Les exercices
spirituels, athlétiques, artistiques tentent tous d'arracher l'homme à sa
condition. C'est pourquoi j'ai insisté sur la figure de l'acrobate,
ce frère félin du sage. Notre ami Malraux s'est trompé, le XXIe siècle ne
sera pas religieux : il sera acrobatique ( ....
ENtre deux f-h ... ) ou il ne sera pas.
Vous ne croyez donc pas à la thèse du "retour du religieux" à notre
époque ?
La question ne se pose pas en termes religieux, mais plutôt en termes
de résolution, de volonté, de contrat d'entraînement ( hcq .
L'individu a-t-il assez de foi pour réaliser l'impossible ? Est-ce qu'il a
trouvé son système d'exercices ? Ce sont les seules questions qui
s'imposent aujourd'hui. La religion ' ...les religions monothéistes ?...de
l'UN ...), normalement, ne produit que de la régression, alors que
l'acrobatie vise des sommets. A mon avis, le Christ, lui aussi, doit être
compris comme un acrobate. Ses paroles sur la croix, selon l'Évangile de
Jean, "C'est accompli", représentent une phrase typique d'athlète,
articulée au sommet du "savoir-souffrir" !
Comment le sport est-il devenu "notre éthique contemporaine" ?
Je propose une réévaluation de la civilisation moderne du point de vue
des exercices - tout en renouant avec les traditions antiques de la vie
"ascétique". N'oublions pas que le mot grec askesis signifie tout
simplement "entraînement". Aujourd'hui, la forme la plus répandue du souci
de soi, pour rappeler ce terme stoïque, c'est l'exercice sportif. Il faut
bien admettre qu'au cours du XXe siècle le sport a dépassé la psychanalyse
et la religion. Il représente ce que j'appelle "l'ascèse déspiritualisée"
de notre époque. Pour nous, "être" et "être en forme" revient à la même
chose. Nous vivons à un moment de la civilisation où la nécessité de la
performance a pénétré nos vies de fond en comble. Mon livre pourrait
porter le sous-titre : "Critique de la performance pure". Bien sûr, il
existe en France comme en Allemagne une contre-culture de joyeux perdants
qui rêvent l'insurrection et la subversion du "système" par la paresse et
par un certain laisser-aller - mais les jolis perdants sont incapables de
servir de modèles à une société fondée sur les exigences de la
performance. Plus que jamais, il nous faut de vrais modèles pour
réorienter nos vies.
Depuis Règles pour le parc humain (1999), vous annoncez la
disparition de la culture. Êtes-vous le penseur de l'apocalypse ?
"Apocalypse" n'est pas un mauvais mot, puisqu'il signifie "révélation"
! Or il faut reconnaître que le vieil humanisme fondé sur
l'alphabétisation est dépassé face aux évolutions techniques de la
modernité. L'écrit n'incarne plus le monopole de l'éducation en Occident :
voilà ce que je voulais expliquer dans Règles pour le parc humain.
Mon sujet n'était d'ailleurs pas seulement la disparition de la culture,
mais aussi sa transformation par les médias postlittéraires. En ce qui
concerne la "révélation" d'une éthique nouvelle, je remarque que
l'impératif Tu dois changer ta vie ! s'exprime maintenant un peu partout -
sans détours par la philosophie ou la religion. Impossible de ne pas
l'entendre lorsqu'on lit un journal ou lorsqu'on regarde une émission à la
télévision ! Comme si une voix nous chuchotait en permanence que l'on ne
peut pas continuer ainsi. Effectivement, si tous les hommes sur la terre
devaient recevoir l'équivalent du smic, il faudrait deux planètes pour
assurer leur niveau de vie ! La Chine, l'Inde, le Brésil représentent plus
de 2 milliards de personnes qui entrent dans l'économie globalisée : d'un
côté, cela exprime une réussite énorme et, de l'autre, nous savons que les
limites de nos écosystèmes nous obligent à trouver de nouvelles règles de
conduite individuelles et collectives. L'impératif absolu "Tu dois changer
ta vie !" signifie aujourd'hui : tu dois formuler un modus vivendi
écologique et cosmopolite à l'échelle mondiale.
Face à ce défi, le philosophe est-il, comme l'écrivait Nietzsche, le
"médecin de la culture" ?
Nous sommes tous, philosophes et non-philosophes, tentés par les
métaphores médicales, et je me suis servi d'elles assez souvent. À l'heure
actuelle, il est urgent que les penseurs de la réforme à venir comprennent
leur métier plutôt comme celui d'"entraîneur de la culture".
"Tu dois changer ta vie !", de Peter Sloterdijk. Traduit de l'allemand
par Olivier Mannoni (Libella/Maren Sell, 658 p., 29 euros).