Auteur:
Patrick PAUL
Source:
http://basarab.nicolescu.perso.sfr.fr/ciret/bulletin/b20/b20c8.html
Date :
3.08.10
.
LA MÉTAPHORE
DU TISSAGE COMME ILLUSTRATION
DES RELATIONS
ENTRE CONSCIENT ET INCONSCIENT
Le champ de cette intervention se situera dans
les domaines de l’anthropologie symbolique, de la phénoménologie
(existentielle et imaginale) et de l’ontogenèse et de l’anthropoformation.
L’approche anthropologique et l’étude des religions, de façon
assez redondante, développent leurs concepts selon la même
bipartition originelle : la création, l’évolution, l’humain
renvoient, d’une manière ou d’une autre à un rapport dialectique
entre le Ciel et la Terre, l’initial et le final, l’informel et le
formel, le caché et l’apparent. Ces relations, en des registres
différenciés et nuancés en fonction de chaque spécificité humaine
ou religieuse, illustrent à leur façon le concept de « niveaux de
réalité » avancé par B. Nicolescu (1996) dans l’épistémologie
transdisciplinaire de la même façon qu’elles peuvent évoquer la
différenciation que la psychologie propose entre « conscient » et
« inconscient ». La métaphore du tissage nous permettra
d’illustrer ce rapport.
La complexité[1]
inhérente au tissage du réel met en effet en tension ces pôles
contraires comme elle affirme leur possible relation. La pensée
complexe, qui s’y associe, s’entend comme un processus de tissage
des différentes réalités diurnes et nocturnes (G. Durand, 1969)
qui nous constituent. Ce processus psychique paradoxal entre
production et destruction[2],
mémorisation et oubli, articulation et séparation, harmonisation
et conflit pose la fonctionnalité vitale en termes d’antagonisme
(S. Lupasco, 1987) ou de contradiction.
Le paradigme du tissage, entre philosophie et
anthropologie, postule, dans un premier temps, du cardage et du
filage méthodologique de deux fils, de chaîne et de trame. Le
premier, comme fils de chaîne, d’essence inconsciente, se révèle
par la mise en forme d’une « histoire de vie imaginale » propre à
l’inconscient onirique. Le second, comme fils de trame, demande la
constitution d’un récit de vie (ou de formation) illustratif de
l’histoire de vie existentielle. La mise en tension et le
croisement temporel des deux récits, du registre du tissage
proprement dit, ressort des relations entre « muthos »
(récit muet) / mythe / inconscient et « logos » (récit
parlé) / parole / conscient. La totalité du développement, comme
interaction complexe entre cardage, filage, nouage et nœud
confirme de l’importance de la méthodologie du tissage dans les
questions concernant les relations conscient-inconscient (P. Paul,
2003). Elle ouvre à l’interaction, à l’articulation et à
l’intégration des deux types d’intelligences (analogique et
analytique) liées à deux constructions langagières différenciées
par les récits eux-mêmes, dualité représentative de la distinction
et de la relation entre deux identités distinctes, de leur mise en
tension oppositionnelle et de leur possible unification.
Nous tenterons, dans cette intervention, de
préciser ces différents points qui ont, en leur temps, été l’objet
de notre recherche de Doctorat, contribution faisant écho
aujourd’hui à la sollicitation du CIRET et à sa proposition de
clarification du regard transdisciplinaire sur la conscience et
l’inconscient. Nous développerons notre intervention en quatre
temps. Une interprétation anthropologique du tissage va
initialiser notre étude qui se poursuivra par quelques précisions
sur la pensée complexe. Nous proposerons à la suite une réflexion
concernant les relations qui se jouent dans l’interaction entre
conscient et inconscient dans le cadre plus spécifique des
histoires de vie, que nous situerons entre logos et
muthos. Nous illustrerons enfin dans une dernière partie notre
discours en approfondissant la question des histoires de vie puis
de l’art et des rêves dans leur relation au conscient et à
l’inconscient.
L’approche anthropologique et « la création
en deux »
Il s’agit, en cette première partie, de poser,
métaphoriquement, la dualité représentée par le fil de chaîne et
le fil de trame dans le tissage. Comme premier regard, reportons
nous sur l’écriture biblique. Le fait que les deux premiers mots
du livre de la Genèse commencent par un beth[3]
n’est évidemment pas le fruit du hasard. Ce récit pose l’impulsion
créatrice de l’univers et de l’homme sur le pouvoir de la lettre
beth, le « b », comme dans notre alphabet, valant deux. La
dualité apparaît donc inhérente à l’acte créateur, l’homme, créé à
l’image et ressemblance de Dieu affirmant à son tour le même
processus selon le sexe, mâle et femelle. Tout commencement
cependant, en tant que jaillissement d’une dualité
oppositionnelle, postule d’une finalité, d’une téléologie
consistant à retrouver le lien, l’unité potentielle qui a présidé
à cette élaboration : du Deux naît le Trois comme aptitude à
rendre reconnaissable et identifiable le Un. C’est à ce
mystère que l’on est confronté dans le christianisme avec la
double nature du Christ né de Marie[4]
et de l’Ange Gabriel
[5]. C’est aussi dans la Chine antique l’interpénétration
permanente en l’homme, enfant du Ciel et de la Terre, du yin
et du yang, du sombre et du lumineux, processus interactif
tendant en direction de son accomplissement insaisissable, le
Dao. Ce processus de mise en relation opère selon une double
dialectique nei/wai, caché/apparent, et biao/li,
(extériorisation/intériorisation), illustrée par le jeu de deux
systèmes énergétiques différenciés. Nei/wai, le caché, le
lumineux réfère au Ciel antérieur, c’est à dire à ce qui est
préalable à la fécondation mais qui se retrouve dans l’efficience
du système énergétique dit des « Vaisseaux merveilleux » (Qi Mo),
équivalant à l’Arbre de Vie judaïque[6].
Ce système agit au cours de l’embryogenèse puis tout au long de la
vie, mais de façon cachée, en référence à une fonction non-duelle.
L’apparent renvoie au Ciel postérieur, celui du monde de
l’existence et du corps physique, relié au système des douze
méridiens (Jing), pour leur part soumis à la dialectique
biao/li et à la dualité, ce côté ombre équivalant à l’Arbre de
la Connaissance des Hébreux. Eaux d’en Haut et Eaux d’en Bas,
Arbre de Vie et de la Connaissance, Ciel Antérieur et Postérieur
interrogent, à leur façon, le « qui » et le « quoi », le Sujet
véritable et l’Objet, l’essence et l’existence. A leur suite, un
autre couple, propre aux fondements de la Médecine chinoise,
questionne l’interaction entre divination et diagnostic. La
reconnaissance d’une essence invisible, d’un côté « lumière »,
yang chez l’humain, comme puissance de vie, stipule d’un usage
pratique de la divination[7]
(étymologie : dei, « briller »). Cette façon de procéder
montre en tout cas l’importance de la subjectivité dans
l’interprétation de l’oracle et de la maladie. Cet aspect ne
contredit pas la valorisation, inversement, de l’observation des
signes cliniques, cet aspect plus existentiel affirmant à son tour
l’importance attribuée au concret, aux preuves manifestes et à
l’objectivité dont témoigne l’approche diagnostique[8].
Cette dernière approche se trouve prépondérante, nous le savons,
dans le système médical occidental actuel. Dans un cas, le
premier, la pensée analogique[9]
est mise en acte qui suggère de « mettre en relation pour
rassembler le très haut ». Dans le second cas, la pensée
analytique[10]
est de mise, l’étymologie du mot « analyse » proposant de
« dissocier le très haut ».
Séparer pour relier, en anthropologie, définit
l’activité même du tissage. Dans la tradition de l’Islam les deux
ensouples supérieure et inférieure du métier à tisser portent
respectivement le nom de « ciel » et de « terre ». Par cette
séparation même le travail du tissage est un travail de création,
d’enfantement, chaque tissu traduisant, en langage imagé, une
maïeutique révélant « l’anatomie mystérieuse de l’homme »[11].
Fuseau, quenouille deviennent ici des instruments du destin à
l’image des Moires qui filent les fils de notre devenir. De même
Mingmen, dans la tradition chinoise, « la porte de la
destinée », nœud de la ligature entre ciel et terre et centre du
corps devient tout à la fois clé de la manifestation physique et
lien. Ce point correspond donc au possible contact entre les
puissances informelles, non-duelles du Ciel antérieur et celles,
formelles, duelles et sexuées du Ciel postérieur. L’esprit, le
continu, le yang, le lumineux, comme face cachée, céleste serait
dès lors analogue au fil de chaîne dans le tissage. L’existence,
duelle, comme « bien et mal », discontinu et alternatif, yin,
ténébreux renverrait pour sa part au fil de trame. S’affirme à la
suite un double dualisme précisé par la culture chinoise et que va
révéler la navette[12].
La première bipartition sépare, tout d’abord, lumière et ténèbres
selon l’ésotérique et l’exotérique, chaîne et trame (nei/wai).
Puis, en un second temps, au sein même du « wai », de la
corporalité physique, une seconde différenciation apparaît, liée
au tissage et au mouvement alternatif de la navette. Elle déroule,
en croisant les fils, le tissage. Celui-ci manifeste le processus
d’extériorisation et intériorisation (biao/li) entre
régimes « diurne » et « nocturne », jours et nuits, conscient et
inconscient. C’est par double ce jeu miroir que se constitue la
conscience, le « yi », considérée comme pensée juste,
intention reliée mise dans la parole que l’on prononce. Le « yi »
en effet, qui en premier lieu s’appréhende comme mémoire et
intégration de diverses « entités psychiques » existentielles
telles que les pulsions, l’imagination ou l’intelligence, présente
aussi une aptitude potentielle à unir le Ciel et la Terre,
l’inconscient numineux au conscient existentiel.
La pensée complexe comme nouvelle
épistémologie des liens
La métaphore du tissage, telle que décrite par
Platon en plusieurs de ses ouvrages[13],
peut, dès lors, aussi nous aider à développer une réflexion sur la
pensée complexe[14].
Il faut, de plus, savoir que l’art du cardage et du filage, qui
précèdent l’art du tissage, ressortent d’une activité
discriminative liée à l’art de la séparation dans la mesure où il
s’agit bien, avec le cardage, de séparer les poils animaux
entremêlés pour les nettoyer, en faire des brins ténus, l’art du
filage consistant ensuite à tordre cette multiplicité afin
d’offrir un fil. L’art du tissage, inversement, consiste à réunir
des fils préalablement séparés afin de créer des liens, des nœuds
aptes à révéler le projet du tissage, projet à considérer comme
manifestation de la volonté d’un esprit sous forme culturelle et
subjective tout à la fois, manifestation exprimant les forces
constitutives mais invisibles d’une personne. L’art d’entrelacer
offre donc quelque chose de plus que la simple activité
d’objectivation du cardage et du filage puisqu’il s’agit de
laisser voir, par la neutralisation de deux activités contraires
et dans l’organisation même des relations, un autre « ordre »
jusqu’alors insaisissable, témoignant du « pro-jet » d’un sujet,
d’une réalité « autre » et qui n’est pas montrée mais seulement
pas ses interactions : le tout, ici, devient plus que la somme des
parties. Il s’agit bien, dès lors, de séparer-relier par le vécu
des objets, des situations, des concepts de nature opposée,
différente, contradictoire. La pensée complexe, d’une certaine
façon, articulerait donc les relations de l’Autre et du Même, le
fil des évènements impliquant toujours l’Autre reflétant
l’avènement du Même. Elément notable également, en mathématiques
un nombre complexe présente une partie réelle, mesurable,
quantifiable et une partie imaginaire, non cernée, incertaine et
imprévisible. La pensée complexe renvoie ici à un ensemble perçu
globalement, c’est à dire à une Gestaltthéorie[15],
à une théorie de la Forme. Selon ce point de vue, les propriétés
d’un être vivant ne résultent pas de la seule addition de son
organisation biologique, psychologique et sociale mais également
de l’ensemble des relations entre ces éléments et à la mise en
relation contradictoire entre identification et identité, ce
processus s’apparentant, comme recherche de « con-formité», à une
« anthropoformation ». Nous avons saisi que la métaphore du
tissage réfère à notre activité intellective et qu’il est des
façons de penser le monde associées à des catégories
épistémologiques différentes supportées par des logiques
divergentes. La pensée complexe, comme tissage entre deux réalités
différenciées, objective et subjective, a pour fonction
d’articuler les liens propres à cette opposition. La pensée en
effet, qui affirme l’importance de la dissociation pour évaluer ou
analyser, et la complexité, qui suggère que les différences
peuvent s’unifier, manifestent deux registres stipulant des
mouvements inverses qui peuvent paradoxalement se renforcer. Au
sens large, la pensée complexe devient alors, en sa définition
même, l’aptitude à évaluer, à peser des éléments de nature
contraire –voire contradictoire- tout en postulant leur possible
réunion.
Nous avons préalablement souligné les
différences entre analogie et analyse. J-M. Ferry (2004), dans son
ouvrage « Les grammaires de l’intelligence », développe différents
types de constructions psychiques proches de nos préoccupations.
Chacune évoque une « grammaire » structurant l’intelligence selon
des codes spécifiques. A l’une des extrémités, la « grammaire
évocationnelle », comme intelligence primitive, vitale,
associative, analogique, esthétique, correspond au langage de
l’inconscient et des rêves. Devenue hermétique en raison de la
perte partielle que nous avons à l’essence même de notre
inscription corporelle dans le monde naturel, elle a dorénavant
besoin d’interprétation et d’interprètes pour la rendre
intelligible. Bien qu’elle n’appartienne plus au domaine public,
sauf peut-être dans le contenu symbolique de certains films ou
publicités, elle persiste à nourrir la vie intime puisque
manifestant la langue des pulsions vitales et de l’inconscient
onirique. A l’autre extrémité, la « grammaire de la
différenciation modale », propre à l’intelligence critique, se
fonde dans la thématisation en touchant, comme aptitude
discursive, la différenciation oppositionnelle des énoncés
problématiques. La différenciation, comme noyau de l’identité
psychique personnelle et du langage public s’oppose donc d’une
certaine façon à la compétence vitale du sujet, plus proche de
l’instinct et de la mise en relation au monde. Cette
classification n’est pas sans évoquer les travaux de Foucault
(1966). Pour lui, en effet, le 17e siècle opère la
rupture épistémologique définitive entre le savoir reposant sur la
similitude du Même et celui construit sur la différence de
l’Autre. Il différencie pour cela la pensée holiste, qui a prévalu
jusqu’au 16e siècle, de la pensée dualiste et
analytique, dominante depuis lors. Il semble donc qu’il y ait,
comme dans l’approche anthropologique, deux dynamismes
particuliers qui structurent le socle de l’intelligence humaine
comme « nature » et comme « culture ». D’un côté, la dimension
« nature » en tant qu’expression inconsciente, silencieuse, intime
des forces de vie s’associe à une certaine façon de communier avec
le monde par analogies, métaphores, symboles dynamisant « le
Même » ou le « tout » (holos). D’autre part, la dimension
« culture », en favorisant l’opposition, c’est à dire « l’Autre »
ou l’altérité par raisonnements discursifs, discours et mots
servant l’analyse, valorise la différenciation,
l’individualisation séparative.
La pensée complexe, au final, ressort bien de la
relation contradictoire mais nécessaire entre ces différents codes
de l’intelligence qu’il s’agit tout à la fois de différencier et
de relier. Et, comme interface située entre et au-delà des
rapports structurant les interactions entre conscient et
inconscient, elle participe du « voile », de la rupture ou de la
relation entre su et insu, conscient et inconscient, formel et
informel, apparent et caché, profane et sacré.
L’histoire de vie entre « muthos » et
« logos »
La pensée complexe concerne dès lors l’entrelacs
de la construction de tous les « tissus » psychologiques, sociaux
ou spirituels en explicitant la vie dans sa globalité. Mais tout
processus vital et cognitif s’inscrit dans la temporalité
au-travers d’une histoire associée à un devenir. L’étymologie du
mot « histoire » n’est pas sans intérêt. Le mot, de la famille
I.E. « weid » qui signifie « voir », a donné « idein
» (« voir » et « avoir vu »), « idea » (« aspect », « forme
distinctive ») et, chez Platon, « eidos », « forme idéale
concevable par la pensée », d'où « eidôlon » (« image »).
La narration qu’un individu fait des évènements
de sa vie se nomme « récit de vie ». Une histoire ou un récit de
vie n’est pas seulement un outil méthodologique en sciences
humaines. Discourir sur sa vie s’inscrit dans la genèse de toute
énonciation de soi pour soi-même ou pour les autres, de toute
ontogenèse et de toute anthropoformation en tout cas dans la
mesure où parler de soi est à la base du processus cognitif
permettant de mieux se connaître ou de se faire connaître.
L’histoire de vie s’inscrit dans une approche vitale et sociale
qui pourrait alors se définir comme ce que l'on voit ou ce qui se
montre à voir, susceptible de donner des informations pertinentes
afin de mieux appréhender le monde des idées, de mieux discerner
la forme, l'image de l'être qui tisse ses liens et qui se
construit de ses rapports au temps. De façon courante, la vie
énonce l'ensemble des événements significatifs qui se déroulent
entre la naissance et la mort d'un individu, à quoi peuvent
s'additionner des événements ayant lieu avant la naissance (vie
embryonnaire, transmission intergénérationnelle familiale…). Le
récit de vie, pour sa part, réfère à la narration qu’un individu
fait des évènements de sa vie (par oral, écrit…), mais, comme pour
tout récit, en procédant par sélections, réorganisations,
restructurations successives qui, loin d’apparaître comme
faiblesses, doivent interroger et se considérer comme indicatrices
d’un processus de transformation tout au long de la vie. La
mémoire engagée dans le récit, en effet, n’est pas à analyser
objectivement ainsi que le souhaiterait une démarche scientifique
classique. Car les faits vécus sont assujettis à un processus
dynamique en réorganisation permanente, capable d’oublis et
d’intégrations, en tout cas de transformations, de reproductions
modifiées et de restructurations[16]
et faisant de ces interventions même des indicateurs de la
transformation qui s’opère tout au long de la vie des sujets.
Ricoeur (1983) avance le couple « mimèsis-muthos »
comme opérant sur le dynamisme de toute analyse. Si la mimèsis
se comprend comme re-présentation, imitation (le dire du récit),
il est une mise en intrigue des faits (ou, plus précisément, de
leur agencement) qui ressort du muthos et qui fait que
c’est l’intrigue, bien plus encore que la représentation de
l’action, qui devrait interpeller[17].
L’action devient le corrélat de l’activité mimétique régie par un
certain agencement des faits qu’il importe d’énoncer. Mais plus
encore, c’est leur « mise en intrigue », leur « muthos »,
leur « mythologie » qui doit nous interpeller. Car elle offre à
découvrir, par un autre type de langage du registre de
l’inconscient, ce qui appartient à l’intention cachée d’un sujet
qui se cherche. En effet, « muthein » signifie bien
« parler » mais également « muet », silencieux. La parole
mythique, comme parole muette, réfère donc bien à une énonciation,
mais intérieure et le plus souvent silencieuse quoi que porteuse
d’un pouvoir organisateur, d’un contenu légendaire c’est à dire
d’un archétype porté par l’inconscient. Ce mythe inconscient
aspire à devenir conscient, précisément, par le récit de soi ou
les récits de rêves, par la vérité, le mensonge ou les diverses
interprétations. La parole, devenue double, crée ainsi un lien
entre l’écoulement temporel des faits objectifs, leur
interprétation phénoménologique subjective et le silence
clair-obscur de la présence intérieure, ce processus tendant à
rendre au final perceptible et imaginable la forme implicite qui
structure le sujet. Ce qui importe ne ressort plus alors de la
seule objectivité des faits ni même de la subjectivité du sens
liée à une quelconque interprétation, susceptible d’évoluer dans
le temps et selon les circonstances, mais de l’articulation des
deux faces de la réalité humaine qui se révèlent ainsi l’une par
l’autre.
La relation à la vie, par la narration,
présuppose donc d’une sélection de ce que l’on a mémorisé ou
oublié, de ce que l’on veut montrer ou évacuer. Le récit, reposant
sur un choix, devient icône visible ou opérateur d’absence.
L’histoire offre alors à reconnaître dans ce que l’on voit ce qui
se privilégie ou ce qui s’efface des évènements. Ce qui s’efface
disparaît ou se refoule. Mais l’histoire, en sa vocation propre la
plus intime, comme Image[18],
aspire aussi à révéler la forme la plus juste vectorisée par la
pensée. Cet « eidos », comme repère d’identité potentielle
et comme idéalité, dirige vers l’invisible par le visible, vers le
non-dit par le dit, même mensonger. Il révèle, en tout cas, l’une
des facettes d’une identité insaisissable en soi, s’appréhendant
par la médiation de multiples facettes se manifestant comme autant
de qualités qui, de la sorte , la dévoilent ou, paradoxalement,
par le déni mensonger qui semble la voiler mais qui la montre
cependant par une image inversée se plaisant à montrer un devenir
non encore réalisé. Il n’importe plus, alors, de rechercher dans
le récit la véracité ou le mensonge puisque ce qui interpelle se
trouve à leur horizon, comme forme implicite suggérant ce qui
n’est pas montré. Autrement dit, toute approche en histoires de
vie devrait interroger autant sur la parole énoncée orientée par
les sélections, les reconfigurations (le récit en tant que « logos »)
que sur les silences, les non-dits, le caché (le récit considéré
comme « muthos »), ce qui postule d’une dialectique
formelle/informelle, su/insu, rationalité/imagination,
conscient/inconscient, qu'il conviendrait d'approfondir.
L’humain comme articulation et tissage entre
deux natures
Cette percée ouvre à l’espace des expériences en
orientant dans la direction d’un horizon illimité à effet
anthropoformateur que nous allons cependant limiter à quelques
exemples tirés de la méthodologie des histoires de vie, de
l’expression artistique et du monde onirique.
4 –1 : les histoires de vie comme rapport
entre objectivité et subjectivité:
L’objectif des histoires de vie est une
élucidation du statut de l’homme en situation dans le monde. Il
articule à la lecture des faits et des évènements celle de leur
ressenti interprétatif, différent selon les personnes ou selon le
sens qu’on leur donne au fur et à mesure du déroulement temporel.
Dans le cadre de l'histoire de la personne la méthodologie des
histoires de vie nous offre une forme, le plus souvent orale, qui
renvoie à la narration d'un vécu supposé. Elle est une enquête et
une construction de ce que l'on considère comme signifiant de sa
vie et que l’on souhaite avancer. L'histoire de vie offre donc à
reconnaître dans ce que l'on dit ce que l'on voit ou ce que l’on
veut donner à montrer à un instant particulier de soi. Elle énonce
ce l’on veut avancer ou arranger et ce que l’on souhaite pouvoir
cacher. Elle efface donc, semble-t-il, ce qui semblerait témoigner
de l’inconscient. Ce dire, qui constitue ou destitue une pensée en
signifiant l'être ou sa parodie, emprunte au discours différencié
ce qu’il veut bien montrer à voir. Cette approche est
souvent critiquée dans la mesure où, précisément, le déni apparent
de l'inconscient dans la méthodologie des histoires de vie rend
cet outil peu crédible. Contrairement à cette analyse, nous venons
d’avancer que le récit configuré peut paradoxalement devenir icône
visible de l’inconscient et révélateur d’absence. La
reconfiguration, indépendamment de sa supposée véracité
existentielle, manifeste en effet de façon informelle et cachée
une autre face de l’humain référant à une autre logique, à
d’autres temporalités, à une réalité pour le moins différente mais
que l’on peut appréhender en établissant le lien entre la réalité
apparente et la forme sous-jacente du sujet qui se cherche. Le
récit offre alors à découvrir, pour peu que l’on s’y arrête, le
Même par l’Autre, la similitude n'étant pas dans le récit mais à
l’horizon de la rencontre entre deux natures, subjective et
objective, suggérant par ce qui est montré ce qui est caché et qui
aspire à son propre dévoilement. Nous rejoignons en ces propos
l'approche phénoménologique de M. Foucault (1966) pour qui
l'histoire est à considérer comme le lieu même de la
reconstruction et celle de Merleau-Ponty (1945) qui considère
l'avenir du côté de la source du fleuve bien plus que du côté de
l'océan. Car le temps qui se retourne du côté de l'origine lie de
façon plus étroite le sensible et l'intelligible. C'est donc d’un
processus de formation/transformation permanente dont les récits
de vie témoignent. Chaque histoire devient opportunité de
fixation, à un instant particulier, d'un mouvement contradictoire
tendu vers l'horizon secret, informel et à jamais voilé du Sujet
véritable qui, inconsciemment, oriente et se signifie par
l'organisation interne même de ses manifestations.
Plus concrètement, il s’agira, dans l’impression
de l’auditeur de ressentir, subjectivement, les émotions, les
silences du narrateur en mettant en lumière ce qui n’est pas
verbalisé, en ressentant ce qui se cache sous l’apparence du
discours ou des rêveries, en mettant en lumière un décalage entre
les faits objectifs et leur énonciation subjective. Il peut
s’agir, également, de tisser des liens temporels entre des
recherches à visée objective reliées à un « terrain » et un
« journal de bord » ou une autobiographie à orientation subjective
de façon à mieux appréhender la similitude entre ce qui se cherche
et celui qui se cherche. Dans tous les cas, et au-delà de ces
quelques propositions, non-exhaustives, ce qui importe est la
construction de fils pouvant se croiser, les uns orientés vers
l’objet, les autres en direction du sujet, afin d’en permettre le
tissage. Par delà ses défaillances, la reconfiguration analysée de
l'histoire de vie, en intégrant l’inconscient, donne donc à
l'herméneutique sa validité en permettant de réorganiser des
expériences personnelles afin de lire les signes donnant sens. Ce
ne sont plus alors seulement les événements en soi, leur
configuration, mais aussi la manière de les vivre et de les
interpréter qui devient significative. Cette manière signe donc la
potentialité organisatrice à l’œuvre dans celui qui se raconte et
que l’événement raconté dévoile lentement. Il est ainsi un lien
entre ce qui fait l’événement, ce qui lui donne sens, celui qui
œuvre et celui qui met en œuvre. Le verdict d’illusion
biographique classiquement avancé par la posture scientifique peut
ainsi se résoudre à la condition de comprendre que la pensée, en
reconfiguration permanente, articule par les jeux du conscient et
de l’inconscient différentes logiques et diverses temporalités
qu’il convient de relier. Rendre possible l’interaction de
l’objectivité et de la subjectivité, de la pensée logique et de la
pensée mythique, loin de suggérer la prise de risque ou
l’illusion, réfère donc au processus même qui s’engage dans la
compréhension et l’intelligibilité. La différenciation entre le
formel et l’informel pose seulement dans ses conséquences deux
temporalités distinctes de la formation, biologique et mythique ou
diachronique et synchronique qu’il importe d’apprécier et de
corréler.
4-2 : l’expression artistique comme relation
entre visible et invisible
Si l’interprétation de faits vitaux renvoie,
plus précisément, aux histoires de vie par la dimension discursive
et discriminante dominante du logos, les approches
sensibles proposées par l’artiste et le poète découlent plutôt de
la grammaire évocationnelle développée par J-M. Ferry dans la
mesure où cette dernière ressort de la démarche associative et
esthétique enracinée dans l’intelligence primitive. Dans l’art en
effet la puissance de l’œuvre est d’abord liée à l’aptitude de
l’artiste à rendre manifestes les puissances de l’inconscient
vital. En effet l’art, par son étymologie même (« are »,
« ajuster », « adapter »), développe son champ sémantique entre
articuler, harmoniser et ritualiser. En chacune de ces actions il
convient de mettre en rapport deux parties témoignant, sur le
fond, d’une relation de l’homme à son environnement naturel ou
d’un rapport au sacré. Dans tous les cas l’une des parties, du
registre du sensible par le sensoriel et le cognitif, oriente,
grâce à l’esthétique de l’œuvre et à sa forme même, en direction
d’une autre partie, plus subtile mais qui, par cet intermédiaire,
transparaît. L’œuvre artistique est équivalente à un rêve : elle
témoigne d’une intention et de la forme, adéquate ou inadéquate,
qui la manifeste. Pour Platon, le Beau, qui pourrait faire écho à
l’expression artistique, apparaît comme la splendeur métaphysique
de l’Idée. Le sentiment artistique de la beauté réfère ainsi à une
dimension située au-delà de la seule expérience sensible, les
choses étant, certes, perçues mais n’étant belles que par la
présence de l’idée du Beau. L’expérience de l’art n’est donc pas
purement sensible mais avant tout sans doute intellectuelle,
esthétique et bio-cognitive. L’œuvre artistique, dans son essence
même, assume une fonction d’élévation, d’abstraction,
d’orientation qui dirige vers le monde des Idées. Elle offre, par
sensation et émotion interposées, l’opportunité d’une
expérimentation de la relation constitutive du rapport entre
obscurité de la Caverne et l’illumination liée à sa sortie. Il est
donc une forte analogie entre la création artistique et l’art du
tissage puisqu’il s’agit, dans les deux cas, d’une maïeutique
laissant transparaître le caché, l’informel, l’imperceptible grâce
à la puissance de liaison entre deux dynamismes contraires.
Si l’activité artistique favorise l’implication
de l’homme dans l’espace vital et dans la temporalité,
l’expérience de l’art redonne du sens à sa propre histoire,
médiatise la relation à soi, entre conscient et inconscient. La
perception ou la fabrication des œuvres, du registre de la
praxis plutôt que de la poiésis, relie affects et
images, sensible et intelligible en générant un système de
décodage à dominante symbolique qui parle de soi en organisant
notre compréhension du monde. Art, imagination, re-présentation
interrogent en conséquence nos histoires et la façon dont nous
pouvons nous relier aux autres, à nous-mêmes et au monde qui nous
environne.
L’art engage donc bien à une rencontre avec les
niveaux inconscients de soi, à un voyage au cœur du non verbal[19].
Bien sur, le vécu de l’expérience artistique peut être verbalisé.
C’est d’ailleurs dans cette relation entre l’émotion artistique et
le discours sur le vécu que se construit l’analyse possible des
relations entre conscient et inconscient. L’imagination créatrice
d’ailleurs, pour G. Bachelard (1943), n’est pas tant la capacité
de former des images que de les déformer, c’est à dire de se
libérer du pouvoir de la perception première, pour en faire une
réalité autre, plus ouverte et évasive mais sans doute plus apte à
révéler la réalité profonde du sujet car une fois l’imagination
maîtresse des correspondances dynamiques, les images parlent
vraiment (G. Bachelard, 1942, p. 218). L’art, en tension entre
perceptible et imperceptible, diurne et nocturne, possède donc
dans ses finalités la capacité spontanée à une transgression des
structures conscientes qui protègent mais enferment la
personnalité. Il ouvre à l’expression de mémoires intérieures et
inconscientes manifestant d’autres niveaux de réalité. Il connecte
donc à un inconscient d’une certaine façon cognitif (P. Paul,
2003)[20]
puisqu’il s’agit de laisser agir un niveau que l’on ne peut
maîtriser mais seulement exprimer et qui laisse progressivement
transparaître une autre réalité. La sensibilité artistique
présente donc l’aptitude de déconditionner le regard que l’on
porte sur soi, sur les autres ou sur le monde, ce jaillissement
orientant vers une autre dimension de soi. L’imagination
artistique se reconnaît d’ailleurs, pour J-J. Wunenburger (1998),
à une modification de la conscience relationnelle qui remplace
l’adaptation de nos représentations aux choses réelles par une
lente émancipation et une transformation des choses liée à la
surimpression de représentations sur-réelles (et non point
illusoires). C’est aussi le sens du second manifeste d’A. Breton
(1975) qui affirme possible l’expérience d’un point de l’esprit
d’où le réel et l’imaginaire, le communicable et l’incommunicable,
la vie et la mort cessent d’être perçus contradictoirement. L’art
révèle ainsi, par l’imaginaire, le mythique, le symbolique
d’autres niveaux plus intériorisés en articulant la relation et le
rapport à différentes réalités de soi afin de rendre visible
l’invisible et invisible le visible (P.Paul, 2008).
4-3 : le monde onirique, entre corps et
esprit
S’il est un espace intermédiaire et imaginatif
au sein duquel corporalité et spiritualité peuvent se rencontrer,
c’est bien celui des songes. Le rêve est cependant à distinguer de
son récit. Le premier, de l’ordre de l’inconscient, manifeste un
résidu diurne ou une révélation nocturne. Le récit de rêve pour sa
part, en tant que mise en mots, logos, unifie la langue
symbolique et la grammaire évocationnelle de l’inconscient au
discours éventuellement analytique du conscient. Il convient aussi
de bien distinguer deux types de rêves dans la mesure où ils
n’appartiennent pas aux mêmes niveaux. Les résidus diurnes avancés
par Freud réfèrent, comme son approche d’ailleurs le stipule, à un
processus de refoulement psychique lié au plan existentiel et au
quotidien. Les songes initiatiques, ainsi que Jung par exemple les
évoque, dépassent pour leur part la seule réalité existentielle
pour dévoiler l’histoire mythique des origines. Se dévoile donc
dans les rêves tout autant notre relation au monde que notre
relation à l’âme.
La conscience onirique, dans un autre registre,
apparaît comme la dernière frontière de la neurobiologie, bien
plus difficile à appréhender, nous dit M. Jouvet (1992, p. 34),
que la compréhension de la conscience éveillée. En effet, même si
l’organisation cérébrale devenait un jour parfaitement connue, le
rêve ne s’y intègrerait pas car il semble ne pas avoir de fonction
spécifique en neurobiologie, cas unique dans la physiologie. Il
serait même dangereux, si l’on tient compte de l’immobilisation
musculaire pendant son déroulement, faisant de l’homme une proie
facile pour un prédateur. Il a cependant été conservé dans
l’évolution sans que l’on sache exactement pourquoi. A regarder de
plus près, pour le même auteur, la phylogenèse du sommeil montre
que l’activité onirique apparaît dès la phase embryonnaire. Cela
explique pourquoi un animal va pouvoir rapidement marcher, se
nourrir… Au cours du développement, plus un individu est jeune,
plus il dort et plus il a de sommeil paradoxal. Or, c’est pendant
ces phases anté et post natales que se développe au
maximum le système nerveux et sa maturation que le sommeil
paradoxal semble donc aider à l’organiser. Ses perturbations
modifient aussi les comportements instinctifs et cognitifs. Lune
des hypothèses communément admises en neurobiologie consiste donc
à considérer le rêve comme l’expression d’une structuration
génétiquement déterminée des comportements (patterns)
dynamisant la multiplication neuronale et le fonctionnement
cérébral. Il semblerait même y avoir, pour M. Jouvet (2000, p.
79), une relation entre sommeil paradoxal, sphère comportementale,
émotionnelle, cognitive, et développement dans le temps de
l’individuation. Le rêve faciliterait ici l’intégration définitive
de nouvelles informations en permettant une évolution du
comportement en relation avec l’environnement qui favoriserait une
adaptation plus rapide. Cette interrelation avec l’environnement
renverrait au dormeur lui-même cette aptitude, inscrite dans son
développement génétique et dans la répression ou la dé-répression
de certains gènes, suggérant la relation, par le rêve, avec
d’autres niveaux de réalité inscrits dans la nature humaine : « La
neurophysiologie ou la psychophysiologie du rêve est une
psychophysiologie du sacré » (M. Jouvet, 1997, p. 14). Cette
approche s’inscrit donc dans un cadre pouvant accueillir à la fois
causalité et téléologie. Elle considère ce qui ressort de la
programmation onirique comme un appel à un devenir spécifique
prédéterminé contradictoirement inter-lié au hasard des
rencontres, à la liberté, à l’adaptabilité aux diverses sortes
d’environnements, ce qui laisse le cheminement ouvert tant au Soi
qu’à l’altérité et à l’altération.
Dans un registre radicalement différent mais
orientant dans les mêmes directions, notre propre recherche en ce
domaine (P. Paul, 2003) nous a fait croiser, sur un peu plus de
trente années, notre histoire, en particulier de formation, avec
un ensemble de mille deux cent récits de rêves à fort contenu
initiatique et alchimique. Chaque rêve apparaît comme nœud,
fixation entre un fil invisible de chaîne (la puissance animique
cachée) et le matériau existentiel propre à la vie consciente,
manifestant et exprimant cette même fonction symbolique, la
puissance vitale ainsi différenciée se rendant doublement
reconnaissable à l’inconscient et au conscient[21].
La méthodologie, transdisciplinaire, à consisté à filer un fil de
trame renvoyant aux évènements de la vie existentielle et à
analyser le tissage par la mise en récit « mythique » des rêves[22].
Chaque récit de rêve, indépendamment d’une possible
interprétation, représente métaphoriquement l’écriture datée d’un
récit vécu sous mode onirique un peu comme la tenue d’un « journal
de bord » qui ne traiterait pas des évènements de la vie physique
mais qui témoignerait des évènements de la vie inconsciente. Le
fil de chaîne, comme puissance animatrice et animique, est
invisible en soi. Il révèle sa destinée, son organisation, au fur
et à mesure de la prise de conscience du tissage grâce à la
neutralisation des deux activités contraires que sont la vie
psychique consciente et la réalité inconsciente, insaisissable en
soi, mais qui se rend ainsi re-connaissable. Apparaît, par la
fixation des deux fils, le tissu singulier de cette relation sous
la forme des récits de rêves et de leurs orientations.
« L’histoire de vie imaginale » s’apparente donc à un « tiers-inclus »,
faisant le pont entre réalités de nature différente, le tissu
n’apparaissant dans sa magnificence qu’une fois le tissage
finalisé. Dès lors que le cosmos n’est plus seulement l’objet
extérieur se révèle le récit d’un exode plus ou moins périlleux en
lequel on s’engage. Cet exode n’est ni une allégorie ni une
histoire qui se relierait seulement à des évènements extérieurs.
Il s’apparente bien plus à un avènement découvrant progressivement
l’histoire intérieure de l’âme et dont les évènements oniriques,
exprimés en symboles, forment le tissu. Mais pour que les données
soient perçues, faut-il encore établir un lien entre niveau vital
inconscient animique et abstraction consciente et intelligible. Ce
lien, caractéristique de la vie et manifesté dans certains rêves,
ressort du développement psychique d’un organe de perception
subtile du registre de l’Imagination active (H. Corbin, 1990, p.
157), laquelle transmue en symboles vitaux – c’est à dire
spirituels – certaines données issues du monde extérieur afin de
rendre reconnaissables les réalités intérieures. Il est ainsi une
altérité, de l’ordre du cognitif, qui permet de révéler le Même en
tant que puissance inconsciente, spirituelle et vitale comme il y
a toujours une altération du Même par l’Autre faisant que le
processus même de la construction identitaire est toujours plus
qu’un seul et qu’un simple retour à la reconnaissance du Même. Il
ne s’agit donc pas de révéler de l’identique dans le processus de
construction identitaire mais, par une dynamique créatrice, de
devenir « comme des dieux », créateurs de nous-mêmes par création
de notre propre monde intérieur. Cet itinéraire consiste à croiser
ce qui apparaîtrait du registre d’une invariance anthropologique
(la permanence à travers le devenir) avec ce qui lui fait miroir
et qui transmue, associé à l’impermanence des représentations et
de la cognition, jamais garanties du soupçon, de la déformation.
Suivre le chemin du retour de l’âme vers sa patrie originelle
articule de la sorte Arbre de Vie et Arbre de la Connaissance
comme les deux faces du réel qui s’enfantent réciproquement. Cette
nouvelle façon d’être peut se concevoir comme un nouveau
« corps », ce « mundus imaginalis », manifestant, pour
reprendre la célèbre phrase d’ Henry Corbin, tout à la fois une « corporalisation »
de l’esprit qui se fait « chair » et une spiritualisation du
corps, double opération liée ayant dans ses conséquences la
création d’un autre niveau de réalité qui n’est pas sans évoquer
la « chair spirituelle » (caro spiritualis) de Saint Paul.
Cette aptitude, qui suggère une corporalité subtile chaque fois
unique, témoigne, par la relation entre Unique et Unité, d’un
lien paradoxal entre singularité et « uni-versalité ».Valoriser la
part nocturne de la construction identitaire permet donc de
s’attarder un temps sur les mises en forme et en sens des récits
qui privilégient le sensible et le mythique par rapport à la seule
logique analytique qui caractérise la face diurne.
Pour conclure
L’exploration des histoires de vie, l’expression
artistique, l’investigation onirique peuvent illustrer le tissage
entre des réalités de nature différente. La traversée vers l’autre
rive de soi se construit chaque fois par mise en résonance et en
lien entre deux processus distincts. L’un réside dans la traversée
des niveaux de réalité considérés comme obstacles qui résistent et
s’opposent (option duelle liée au processus cognitif). L’autre,
comme valorisant les ruptures, impose d’expérimenter la posture
inhérente aux ponts qui réunissent entre eux les niveaux de
réalité différents (option non-duelle spirituelle et vitale).
Cette dernière opération ressort de la relation, de l’entre-deux,
du tiers inclus, c’est à dire d’une épistémologie de l’effacement
formel et de la transparence tant vitale que subjective et non
d’une épistémologie de la réduction déterministe et de la
résistance cognitive de l’objet. L’ensemble du processus, tant
formel qu’informel, caractéristique de la pensée complexe, permet
de faire retour à l’origine de soi. Mais à partir du moment où
plusieurs déterminismes, associés à chacun des niveaux de réalité,
agissent simultanément, l’imprévisibilité devient la règle. Ce
phénomène, d’ordre chaotique, en générant des points de
bifurcation, obéit cependant à des capacités internes, cachées
d’auto organisation qui se révèlent par tension en dirigeant vers
la réalisation de sa propre nature. Le non équilibre aboutit
chaque fois à une nouvelle cohérence, à un nouvel état présentant
des propriétés différentes, plus aptes à manifester le principe
d’individuation comme finalisation des relations entre conscient
et l’inconscient. Ce processus de tissage, à finalité éthique et
ontologique, se déploie donc identiquement à la relation entre
impératifs personnels et valeurs universelles. Il affirme, nous
l’avons compris, la réalisation d’un cheminement à la fois
cognitif et vital intégrateur de réalités contraires. Ce parcours
transformateur (M. Buber, 1995) se signifie en diverses stations
phénoménologiques et par différents types d’interactions et de
logiques entre l’objet et le sujet (P. Paul, 2003 ; 2005). La
formation du sujet, sitôt liée à la pensée complexe, suggère donc
la possibilité d’une dimension plus profonde que le savoir
classique. Si l’intégration de ce processus transformateur propose
différentes phases à la fois successives et conjointes
d’acquisition, l’exploration des relations entre conscient et
inconscient apparaît être la clé du passage entre niveaux de
réalité comme elle semble témoigner d’une possible victoire sur la
mort dans les racines mêmes du processus vital.

[1] Complexité : « complecti »,
« contenir », dans le sens de réunir plusieurs éléments
différents « tissés ensemble » / E. Morin
[2] Voir le mythe de
Pénélope.
[3] Bereschit bara
elohim, « au commencement crée Dieu ».
[4] Myriam, l’
« amante de la lumière », représente la vie existentielle
purifiée, apte à recevoir l’esprit
[5] Gabor Ael,
la « Puissance de Dieu », est l’Ange messager de l’humanité à
entendre comme activité rectificatrice et libératoire.
[6] Voir P. Paul ; P.
Deporte, 1996.
[7] Comme c’est le
cas dans la prise des pouls chinois en acupuncture par
exemple. A noter aussi l’importance du Yi Jing dans la
Médecine traditionnelle chinoise.
[8] L’étymologie de
« diagnostic », gnosis, signifie « connaissance »,
dans le sens d’une aptitude à discerner.
[9] Etymologie : « ana »,
« le très haut », et « logie », « leg », « cueillir »,
« rassembler ».
[10]« lyse », « luere »,
« dégager », « dissoudre », « dissocier ».
[11] Dict. des
symboles, 1989, p 950.
[12] C’est à dire le
processus vital.
[13]« Le Politique »
en particulier, mais aussi « La République » ou le » Cratyle »
par exemple, (voir sur ce sujet P. Paul, 2003, pp 185-196).
[14] Pour rappel, « complexus » :
« tissé ensemble ».
[15] Si l’on se
réfère au Petit Robert
[16] impliquant
d’ailleurs le sommeil (Nature, vol 427, pp. 352-355 et pp
304-305, 22 janvier 2004).
[17] Dans la mesure
où c’est bien elle qui opère, de façon sous-jacente, à la
re-présentation des faits.
[18] C’est à dire
comme « Imago Dei ».
[19] Le paradoxe de
la relation verbal, non-verbal se trouve particulièrement
saisissant dans la poésie qui suggère toujours plus que ce
qu’elle se plait à montrer par les mots.
[20] Si au moins l’on
prend soin de s’y attarder quelque peu. Mais la reconnaissance
de ce statut ne rejette en rien la part refoulée, névrotique
signifiée dans l’approche psychanalytique, elle l’ouvre,
simplement, à d’autres niveaux possibles.
[21] Par un jeu de
type « boucles rétroactives ».
[22] Ce que nous
avons appelé « histoire de vie imaginale ».
Patrick PAUL
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