| |
Présentation :...
ci dessous d'extraits du livre ....
Nul ne peut
servir deux maîtres
Entretiens avec Robert Spaemann
Extraits de l'Extrait ci
dessous: ...
«
L'homme ne cherche plus la conservation pour avoir part au divin,
mais il aime Dieu parce qu'il est la condition de sa conservation.
»...Dieu devient aimable parce qu'il apporte quelque chose à
l'individu. L'homme se met au centre : il ne se rapporte plus à
Dieu, mais c'est Dieu qui est rapporté à l'homme.
... mise en évidence de pistes pour un dépassement inclusif de la
modernité. Cette dernière doit résoudre ses contradictions et pour
cela elle a le choix entre le chaos ou la conversion intérieure des
individus et des sociétés.
en
relations
..... ...
Dieu ... modernisme ...
La philosophie
chrétienne est portée disparue
|
|
n EXTRAIT
Date :
12.07.10
4ièmer page :
Robert Spaemann est un philosophe presque inconnu
en France. Et pourtant, c'est l'une des figures éminentes de la
pensée contemporaine catholique outre-Rhin. Philosophe engagé,
Robert Spaemann n'a pas eu peur de monter en première ligne sur
toutes les questions importantes, celles qui tournent autour de la
vie, celle de la participation de l'Église au système de laïcité
ouverte à l'allemande ou encore celle de la légitimation de la
démocratie par l'éthique communicationnelle. À chaque fois, il l'a
fait sans esprit partisan mais seulement parce qu'il lui semblait
qu'il était de son devoir de parler.
Auteur d'une généalogie renouvelée de la
modernité, son oeuvre, à laquelle ce livre d'entretiens se voudrait
une introduction, est traversée par un même souci d'auscultation
psychologique et clinique à la fois compréhensive et lucide de la
modernité et de ses contradictions. L'objectif et l'intérêt de sa
démarche résident dans la mise en évidence de pistes pour un
dépassement inclusif de la modernité, démarche que l'on retrouve
également à l'oeuvre sur le plan religieux chez son ami Benoît XVI.
Nul ne peut servir deux maîtres : la postmodernité doit résoudre ses
contradictions et, pour cela, elle a le choix entre le chaos ou la
conversion intérieure des individus et des sociétés.
. ..... page
5 de la
Présentation
...
rédigée
par Stéphen de Petiville
.....
L'intérêt de la pensée de Robert Spaemann réside
entre autres dans la généalogie très originale qu'il dresse de la
modernité. Au-delà des filiations classiques (nominalisme,
protestantisme, contractualisme, etc.) et des figures bien connues
(individualisme, rejet de l'autorité, libre examen, etc.), il
cherche ce qui est au fondement de l'esprit moderne. En moraliste,
il y voit une inversion de la téléologie, cette science qui étudie
les fins de l'homme. Si la téléologie classique suppose que les
êtres finis recherchent l'éternel et l'infini, la téléologie
moderne vise la conservation de ce qui est. Elle n'est pas marquée
par une ouverture vers la transcendance, et c'est là son grand
péché. On a affaire à une forme d'anthropocentrisme pour lequel
l'homme est la mesure de toutes choses. Pour Spaemann, les
premiers signes de cette rupture apparaissent en théologie avec
Campanella et Telesio : « L'homme ne cherche plus la
conservation pour avoir part au divin, mais il aime Dieu parce
qu'il est la condition de sa conservation. »4 Conversio ad
creaturam, Dieu devient aimable parce qu'il apporte quelque chose
à l'individu. L'homme se met au centre : il ne se rapporte plus à
Dieu, mais c'est Dieu qui est rapporté à l'homme. Dieu ne
disparaît pas du coeur de l'homme, mais par un renversement de
perspective, il devient la condition de son bonheur éternel et
c'est à ce titre qu'il est désiré. Pour Robert Spaemann, la
dispute théologique entre Fénelon et Bossuet est emblématique de
l'intrusion de cette nouvelle téléologie sur le terrain religieux
: « La querelle du pur amour fut pour moi, il y a trente-cinq ans,
la pierre de touche de la thèse selon laquelle l'ontologie et
l'anthropologie modernes, "bourgeoises" sont caractérisées par une
inversion de la téléologie. La conservation de soi, l'affirmation
de soi, et non plus la transcendance à soi, sont leur nouveau
paradigme [...] Dans ce contexte, l' "amour pur" n'est plus
l'accomplissement de la nature, mais ce qui dans le contexte de
celle-ci, ne peut pas du tout être pensé, l'absolument autre, la
"mort de la nature". »s Chez Bossuet, le phénomène est à l'oeuvre
sous la forme d'un certain utilitarisme (la religion pour faire
mon salut) tandis que Fénelon est, quant à lui, incapable de
penser une amitié simple avec Dieu, le pur amour étant
nécessairement une mort à la nature. Au fondement de ces deux
conceptions apparemment opposées, on trouve une même tentative de
reconstruire le sentiment religieux et la religion à partir d'un
point de vue humain, de celui d'un homme considéré comme une
monade séparée de Dieu. Si Bossuet paraît le plus moderne des
deux, on a affaire, pour l'un comme pour l'autre, à une incapacité
à penser une amitié simple et désintéressée avec Dieu. En centrant
les choses sur l'individu et sa conservation et non sur la
diffusion participative de la charité divine, c'est finalement
l'égoïsme individualiste qui transparaît et, avec lui, une vision
utilitariste de la religion.
Cette inversion de la téléologie est lourde de
conséquences : en sonnant le glas de toute forme de confiance et
d'abandon en l'Autre, elle ouvre la voie sur le plan social à une
civilisation du soupçon généralisé où la seule règle serait celle
de la lettre. Tel un cancer, cette inversion des fins a ainsi
produit ses métastases dans tous les domaines. Elle a entraîné la
rupture des liens naturels fondés sur la confiance et leur
reconstruction sur un mode accepté d'instrumentalisation
réciproque et régulé. On tient là la genèse de la modernité
politique. On y retrouve d'ailleurs le même type de tension que
celle que nous avons signalée sur le terrain religieux. Incapables
de vivre le rapport naturel à l'autorité, les contractualistes
refondent le lien social à partir du point de vue de l'individu :
certains soutiennent la nécessité de la mort à la nature pour
faire advenir la société, alors que
d'autres considèrent que le pouvoir est là pour
satisfaire les égoïsmes individuels tout en les régulant. Le
changement de perspective est complet : psychologiquement parlant,
on passe ainsi de l'empathie naturelle pour le bien commun et
l'autorité à la construction d'un pouvoir qui doit permettre la
conservation des égoïsmes. Il faut donc fonctionnaliser le pouvoir
pour le maîtriser. L'homme étant un loup pour l'homme et le
pouvoir étant vécu comme une contrainte insupportable à
l'individu, la solution réside dans l'instauration d'un contrat
dont le but est de conserver la sécurité et l'autonomie des
cocontractants dans les limites de la paix sociale.
On comprend dès lors pourquoi Robert Spaemann
s'est intéressé à Jean-Jacques Rousseau6 : le philosophe genevois
est certainement celui qui a le mieux compris dans quelle tension
dialectique - autonomie individuelle / paix sociale / contrainte
étatique - devait s'enfermer toute construction politique dans le
contexte moderne. Cette inversion de la téléologie touche tous les
secteurs de la vie en détruisant l'ordo amoris et en
reconstruisant tous les rapports sociaux de telle sorte qu'ils
apportent à l'homme le maximum de certitude quant à sa
conservation. Dans un monde où « l'enfer, c'est les autres »,
l'utopie de la sécurité absolue, du « zéro défaut » et de « zéro
surprise » devient dominante. Toutes les institutions sont
touchées y compris le mariage et la famille. Puisque l'engagement
total et sans retour est inconcevable, le mariage n'offre
absolument plus aucune assurance. La personne elle-même est
atteinte par ce mouvement puisqu'elle aussi se transforme en une
monade incapable d'être comprise par l'autre. Face aux effets
destructeurs de cette vague de déconstruction, la modernité a dû
développer un certain nombre de « béquilles » pour éviter la
désagrégation complète. Par exemple, la fiction du contrat social,
mais aussi l'irruption croissante des psychologues et des
psychotropes pour juguler une société dépressive, l'envahissement
de la vie de tous les jours par une multitude de lois ou encore
l'option sécuritaire dans les écoles et les lycées visant à
remplacer l'éducation par le dressage. Finalement, on se trouve
dans un système qui a tellement développé l'entropie qu'il est
obligé, pour éviter l'éclatement, de mettre en place des forces de
rappel de plus en plus puissantes. Nul ne peut servir deux
maîtres. Pour retarder la nécessaire remise en cause radicale, le
système préfère donc multiplier les succédanés.
C'est pourquoi Robert Spaemann insiste autant
sur l'importance de l'ordo amoris auquel il consacre un chapitre
entier de son ouvrage Bonheur et bienveillance. Pour sortir de
cette crise, il nous faut restaurer une relation sociale simple
fondée sur la confiance réciproque. Cela suppose une conversion
des coeurs et une rupture avec le postulat selon lequel l'homme
est un loup pour l'homme. Et là, on bute sur un problème de nature
institutionnelle. En effet, s'il est encore possible aujourd'hui
de vivre une relation de confiance et d'amitié entre individus,
dès que l'on passe au niveau institutionnel (relations
commerciales, relations entre l'individu et une structure quelle
qu'elle soit, relations internationales, etc.), cette incapacité
devient réelle. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui expliquent
le développement cancéreux de la loi : sans l'esprit, il ne reste
plus que la protection de la lettre. Sur le plan politique, cela
suppose également de restaurer l'autorité dont on ne sait plus ce
qu'elle est et qu'on amalgame avec l'arbitraire du pouvoir moderne
alors qu'elle incarne la charité politique faite de service et
d'obéissance confiante. Au pouvoir brut de la force doit donc
succéder l'autorité fondée sur la justice et la recherche du bien
commun. Il s'agit là d'une véritable entreprise de restauration
intellectuelle et c'est cela qui intéresse Robert Spaemann. Quand
on sait que le philosophe allemand considère la Révolution
française et le totalitarisme nationalsocialiste comme des cousins
germains, on comprend qu'il se soit aussi intéressé à Louis de
Bonald7. Après le désastre révolutionnaire caractérisé par une
jonction entre pouvoir et Terreur, le penseur
contre-révolutionnaire a tenté de contribuer à une telle eeuvre de
restauration intellectuelle. Pour cela, il a créé une théorie de
la société qui fonctionne comme un système clos. Englobant dans
son système tous les domaines, y compris la religion, il a créé
sans le vouloir une sorte de sociologie dans laquelle la religion
devient un élément au service du tout. Pour Spaemann, cette
apologie a un goût trop moderne - l'instrumentalisation passive de
la religion n'est pas loin - et elle ouvre la voie à la physique
sociale d'Auguste Comte puis à l'utilitarisme maurassien.
Robert Spaemann est également un philosophe
engagé qui ne craint pas de porter la contradiction et de
descendre dans l'arène publique. La disputatio n'est pas pour lui
l'exercice de style convenu auquel doit se livrer l'intellectuel
pour exister, mais elle est un devoir de vérité pour celui qui a
accès à l'agora. La discussion avec son compatriote Jürgen
Habermas sur la question de l'éthique de la discussion a montré au
début des années soixante-dix comment le souci de la vérité permet
de faire mouche et de manifester les contradictions chez
l'adversaire. Tout l'intérêt de cet échange est de mettre en
évidence le mensonge qui fonde la légitimation du pouvoir par le
consensus issu de la discussion. Spaemann montre que cette
discussion et le consensus auquel elle aboutit, s'ils refusent de
se référer à une vérité objective, n'ont aucune légitimité dans la
mesure où ils ne peuvent reposer que sur un rapport de force, en
l'occurrence celui du meilleur communicant. On comprend dès lors
l'importance du débat entre les deux philosophes, car il met en
cause la légitimité de la démocratie comme institution. Mais c'est
certainement dans l'affaire des bureaux de consultation pour
l'avortement que Robert Spaemann a pris le plus de risques. Comme
la Constitution allemande affirme le droit à la vie, la
dépénalisation de l'avortement s'est opérée à la condition que la
femme qui désire avorter consulte préalablement. Cette
consultation, qui vise à sauvegarder le droit constitutionnel à la
vie, permet de plaider en faveur de la vie et de voir si d'autres
solutions ne peuvent pas être envisagées. Encouragées par l'État,
les Églises, dans le climat de l'après-Concile marqué par une
forme d'optimisme naïf visà-vis du monde, se sont engagées à
assurer cette mission de consultation. Si la femme maintient son
désir d'avorter à l'issue de la consultation, le consulteur est
dans l'obligation de lui remettre un « laissez-passer » pour
l'avortement. C'est contre cette complicité active à l'avortement
de la part de l'Église que Robert Spaemann s'est battu à la fin
des années quatre-vingt. En arrière-plan de ce débat, on trouve
bien sûr la question du moindre mal, mais ce qui est également en
cause, c'est le système allemand de laïcité ouverte dans laquelle
l'Église s'est engagée en tant qu'« experte en humanités » et qui
l'oblige à accompagner la dégradation des meeurs. La théorie
justificative de l'ensemble est le conséquentialisme qui met en
balance le bien et le mal et qui décide d'accepter un mal s'il
peut avoir pour conséquence de produire un peu de bien. Sur ce
sujet, Robert Spaemann s'est battu seul contre les théologiens et
la hiérarchie catholiques et son combat s'est révélé prophétique,
puisque Jean Paul II, sous l'impulsion du cardinal Ratzinger, lui
a donné raison dix ans plus tard. Depuis, l'Église allemande s'est
officiellement désengagée et seule Donum Vitae, une organisation
de catholiques indépendante de l'Église, continue ce travail de
consultation.
La pensée de Robert Spaemann se découvre petit à
petit et il faut faire l'effort de pénétrer dans l'ensemble de son
oeuvre pour comprendre un peu mieux le personnage. Ce livre
d'entretiens constitue une introduction à une pensée exemplaire
dont le lecteur exigeant poursuivra l'étude en accédant
directement aux textes allemands. Toute l'oeuvre de Robert
Spaemann est traversée par un souci d'auscultation psychologique
et clinique à la fois compréhensive et lucide de la modernité et
de ses contradictions. L'objectif et l'intérêt de cette démarche -
qu'on retrouve d'ailleurs à l'oeuvre sur le plan religieux chez
Benoît XVI - résident dans la mise en évidence de pistes pour
un dépassement inclusif de la modernité. Cette dernière doit
résoudre ses contradictions et pour cela elle a le choix entre le
chaos ou la conversion intérieure des individus et des sociétés.
.....
4 Die Frage wozu ? Geschichte und Wiederenideckung
des teleogischen Denkens [La question du « pour quoi faire ? »
Histoire et redécouverte de la pensée téléologique], Piper Verlag,
Munich 1985, p. 106.
s Bonheur et bienveillance, op. cit., p. XII.
6 Cf. Bürger ohne Vaterland [Citoyen sans patrie],
Piper, 1980.
7 Cf. Un philosophe face à la révolution, op. cit.
*
**
...... pages 138 à 148
Conclusion
Comment dépasser la modernité ?
Stéphen de Petiville : La modernité a aujourd'hui épuisé ses promesses et elle est désormais en panne. En Occident, elle est ainsi entrée dans une phase nouvelle marquée par une radicalisation de la fuite en avant et une montée aux extrêmes des contradictions : suicide démographique programmé, globalisation
lourde de toutes les menaces, faillite éducative, dégradation des
moeurs et avènement d'un nouvel homme post-humain (l'homo technicus barbaricus), libanisation du monde et montée
des féodalités, etc. Dans cette situation, il est important de
réfléch!ir à l'après-modernité et aux modalités d'une transition
vers un nouvel ordre et la question du « que faire ? » devient
centrale. Les réponses sont très variées. L'une d'elles est la
prière. Il est vrai que, dans un tel chaos, il semble impossible à
échelle humaine de changer les choses et que seuls un miracle ou
des événements voulus par la Providence pourraient produire une
rupture et un basculement. L'action politique tombe en déshérence et
la tentation serait de se réfugier uniquement dans la prière. Le
défaut de cette réponse, sans négliger la nécessité de la prière,
c'est qu'elle est facile et qu'elle néglige un aspect essentiel de
l'action humaime, celui de la coopération à l'action divine.
Robert Spaemann :
J'irais plus loin. La prière elle-même peut être un péché. Par
exemple, s'il y a un accident et que quelqu'un est étendu sur la
route, je dois l'aider. Si je passe sans m'arrêter en continuant de
prier mon chapelet, alors c'est un péché. À partir du moment où l'on
a pris conscience de la gravité de la situation, il devient
impératif de coopérer. Quand sainte Jeanne d'Arc part pour sauver la
France, elle ne se limite pas à la prière : « Aide-toi et le Ciel
t'aidera. »
Il s'agit ici d'indifférence du coeur. Sans aller jusque-là,
prenons le cas d'une personne qui verrait l'immensité de la tâche à
entreprendre et se sentirait incapable de répondre si ce n'est en
priant de tout son coeur
Malgré tout, dans un certain nombre de cas, on peut faire quelque
chose. Deux voies me semblent erronées. La première consiste à ne
s'intéresser qu'aux symptômes. On a vu l'impasse que représente une
telle solution. L'autre consiste à s'attaquer de front aux sources
du mal pour chercher à l'éradiquer. C'est une utopie. Il n'est pas
possible d'atteindre les racines du mal sans buter nécessairement
sur le péché originel. Le seul moyen de combattre le mal réside dans
la conversion et le fait de devenir chrétien. Le rousseauisme tout
comme le marxisme ont prétendu pouvoir atteindre les racines du mal,
mais il s'agissait d'utopies. L'homme d'État est à mon sens celui
qui arrête le Katechon. Dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien,
après avoir vaincu le mal, on dit qu'il y eut la paix pendant de
longues années. Mais ce n'est pas pour toujours. Tolkien était
catholique. L'action doit se dérouler entre ces deux extrêmes, entre
le seul combat contre les symptômes et l'idée d'une cure radicale
qui arrache le mal à la racine. C'est ce que dit Jésus quand-il
conseille de laisser croître l'ivraie avec le bon grain de peur
qu'en ôtant l'ivraie on ne perde le bon grain. On est donc dans un
éternel recommencement qui renvoie au mythe de Sisyphe, car le mal
est constamment à l'oeuvre dans le monde. Un chrétien peut malgré tout agir de manière judicieuse. Il
connaît les racines du mal et c'est cela qui est important. S'il
n'est pas possible de les extirper, il est important de ne pas en
rester à la superficie. Prenez l'exemple du sida. Vous avez eu un
ministre de la santé qui était catholique. Il savait quelle était la
racine du mal, mais il ne pouvait ni ne devait le dire. Malgré tout,
il pouvait ne pas se taire et dire des choses simples et
compréhensibles pour tout le monde, par exemple qu'il existe une
voie beaucoup plus sûre qui conduit à la paix et à l'harmonie. On
peut favoriser le bien extérieur mais on ne peut convertir les
coeurs. Dans de nombreux cas, il y a ainsi pour le chrétien des
possibilités d'agir entre les deux écueils que constituent le seul
traitement symptomatique et l'élimination du mal.
Si l'on revient aux différentes manières d'envisager l'action
politique, outre, le refuge dans la prière, une autre voie consiste
pour certains à créer des « îlots de chrétienté » en réalisant des
embryons de sociétés chrétiennes tout en mettant de côté la question
institutionnelle. Le danger consiste ici dans le confinement, la
réduction des chrétiens dans un ghetto. Comment écarter ce danger ?
Effectivement, cette stratégie des îlots de chrétienté existe.
Toutes ces voies peuvent être suivies et il faudrait d'ailleurs les
combiner. La stratégie des îlots a quelque chose de pertinent.
Pensez aux kibboutz en Israël : ils ont eu une grande influence et
pourtant il s'agissait de petites communautés qui voulaient produire
d'une autre façon. On peut évoquer également les systèmes d'échange
locaux (SEL). Si cela fonctionne, je trouve cela très bien. Il
s'agit d'une tentative de sortir de la marchandisation totale. Il ne
faut pas chercher la grande solution qui réglerait tout, mais dans
des situations où l'on ne peut pas changer fondamentalement les
choses, il existe parfois un petit domaine dans lequel il est
possible d'agir. Évidemment, on pourra nous dire : « Mais qu'est-ce que cela signifie à l'échelle globale ? » Rien, peut-être, mais
pour nous cela signifie quelque chose. Quand, dans un contexte de
vie fausse, il existe des îlots de vie bonne, c'est une bonne chose.
Comme dit l'apôtre saint Paul : « Faites toutes choses sans murmures
ni hésitations, afin que vous soyez irréprochables et purs, des
enfants de Dieu irrépréhensibles au milieu d'une génération perverse
et corrompue, parmi laquelle vous brillez comme des flambeaux dans
le monde. »39 Si l'on réunit les étoiles ensemble, elles donnent de
la lumière dans la nuit. Il faut être malgré tout prudent et suivre
la leçon de l'Évangile dans laquelle il est question de la
construction d'une tour pour laquelle la dépense n'a pas été prévue
et qui n'a pas pu être achevée. Alors les gens rient. La même chose
vaut pour l'action des chrétiens. Nous devons réfléchir pour savoir
si nous pouvons construire cette tour. Si c'est non, il vaut mieux
laisser la chose et partir sur une tour plus petite. Le pessimisme
qui peut régner chez certains catholiques tient à l'espérance
impatiente d'un assainissement définitif. Un chrétien ne doit être
ni optimiste ni pessimiste parce qu'il sait que la dernière étape de
l'histoire est celle de l'Antéchrist et non celle du Christ cosmique
du père Teilhard de Chardin. Il est possible de freiner l'avènement
de l'Antéchrist. On ne doit pas faire moins que ce que l'on peut.
Dans les milieux catholiques français, j'ai remarqué une tendance à
l'autosuffisance et à l'esprit de ghetto. Mais aussi qu'il existait
aussi une véritable cohésion entre les familles qui produit une
forme de communauté. En Allemagne, les familles sont plus isolées.
Le danger du ghetto ne peut être écarté que par l'existence d'une préoccupation missionnaire. Je pense qu'une Église qui n'est plus missionnaire n'est plus une Église chrétienne.
Il y a deux manières de dépasser le ghetto : soit on s'adapte jusqu'à oublier son caractère spécifique, mais le sel n'est plus sel, soit on choisit la voie de la mission. Former la
communauté tout en étant accueillant à tous ceux qui veulent venir,
voilà le noeud gordien. Évidemment, cela peut supposer de faire
quelques adaptations. Il faut laisser tomber des choses peu
importantes et superflues qui peuvent par exemple rebuter ceux à qui
on s'adresse : « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre », dit
l'adage. Les catholiques traditionnels français terminent toujours
leur prière par « ainsi soit-il » qui est une forme moderne et
francisée de la formule traditionnelle, le fameux « amen ». Il y a
certains cas où les catholiques traditionnels maintiennent une
tradition moderne contre une tradition plus ancienne. Les autres
catholiques disent « amen ». Pourquoi les catholiques français
traditionnels ne diraient-ils pas « amen » et pourquoi devraient-ils
se distinguer dans de telles petites différences ?
Le danger lié à cette stratégie des îlots consiste à prendre la
tactique pour la fin ultime et les modalités de l'action comme un
but en soi. On en vient alors à une espèce de concurrence stérile
des formes de militantisme, chacun prêchant pour sa propre paroisse
sans conscience de l'objectif ultime à atteindre. Le risque est
alors celui de l'intégration au sein même du système. L'oubli de la
finalité fait que l'on devient plus ou moins à son insu un rouage du
système.
C'est un grand danger que l'on a pu observer aux Pays-Bas. Le
milieu catholique s'y est organisé sous la forme d'un ghetto, mais
le résultat a été paradoxalement de rallier ce milieu au monde
moderne. Cela s'est produit il y a quelques décennies alors que la
société hollandaise était encore fondée sur la triple colonne
vertébrale que représentaient les catholiques, les protestants et
les humanistes. Chacun avait construit son propre monde, avec ses
universités, ses radios et ses clubs de football. Je me rappelle
d'ailleurs un article que j'ai écrit au début des années soixante -
il s'agissait d'un hommage rendu à Karl Rahner - dans lequel je
mettais en garde contre le risque d'alignement de cette communauté. Voulant
montrer qu'ils constituaient un monde à part entière, il fallait
être aussi bon que les autres et cela dans tous les domaines. La
radio devait être efficace et rentable : il devait y avoir de la
publicité. Il fallait des hommes politiques efficaces ; ils se
devaient donc de s'intégrer, etc. Le catholicisme hollandais s'est
complètement adapté et le modernisme est là-bas encore plus grave
que dans n'importe quel autre pays. L'erreur est de ne pas avoir
maintenu la tension et d'avoir oublié que le chrétien est un signe
de contradiction. Un chrétien est toujours citoyen de deux mondes
différents ; cette tension est inévitable. Il y a de très nombreuses
aimées, Hans Urs von Balthasar a rédigé une critique de Teilhard de
Chardin en expliquant que sa tentative de fusionner la science
moderne avec la foi aboutissait à une théorie évolutionniste
chrétienne dont la perspective est celle de l'atteinte du point
oméga. Cette tentative d'intégrer la science et la foi n'a pas
fonctionné. Balthasar a dit qu'il fallait accepter une certaine
division des choses. Si je suis de la « science », alors je ne parle
pas du retour du Christ, mais je parle du monde dans lequel la loi
suprême est celle de l'entropie. L'entropie est l'antéchrist, c'est
la dissolution de toute forme d'ordre et de raison. C'est la fin
vers laquelle court ce monde. En même temps, on sait que Dieu va
intervenir et que, de fait, l'entropie n'a pas le dernier mot.
Un
certain nombre de gens ne comprennent pas bien cette tension dans
laquelle ils doivent vivre. La grande tâche est donc de travailler à
cette forme de conscientisation : c'est un grand service à rendre à
nos frères.
Une autre voie consiste à singer les méthodes de l'adversaire,
mais dans un sens favorable au christianisme. Face à la Gay Pride,
on lance ainsi la Life Parade. Comme la gauche a réussi à s'imposer
par la mise en place d'un nouveau conformisme de masse, l'idée est
de promouvoir un conformisme en sens inverse. On est dans une guerre
de type marketing où l'important est de
susciter l'adhésion, même sur un mode sentimental et superficiel.
Comme les hommes sont conformistes, il est très
important de savoir à quoi ils se conforment. En 1944, il y a eu
en France une grande manifestation pour la paix et contre les
alliés anglais et américains qui voulaient débarquer sur
l'Atlantique, parce que ceux qui défilaient pensaient que cela
prolongerait la guerre. Six mois après, le général de Gaulle
entrait à Paris et une énorme foule le saluait. Son aide de camp
lui fit remarquer qu'il y avait beaucoup plus de monde qu'à la
grande manifestation pour la paix. Le général lui répondit qu'il y
en avait autant et qu'il s'agissait des mêmes. Le conformisme est
de n'importe quel côté, mais il y a de bons conformismes et de
mauvais conformismes. Le cardinal Daniélou a écrit un livre très
intéressant Oraison problème politique dans lequel il dit que
Christ est venu pour les faibles et pas seulement pour les gens
qui sont forts. Convaincu qu'il est important de pouvoir amener le
plus grand nombre vers le salut, son livre est un plaidoyer pour
la restauration d'un milieu catholique.
Toutes les
organisations sont confrontées au danger de l'affadissement
lorsqu'elles se concentrent sur l'accroissement de leur influence
au risque de perdre leur identité. La difficulté est réelle, mais
la surmonter suppose la conscience que l'on est en guerre et que
le terrain est miné. C'est un problème déformation et de
curiosité.
Effectivement il s'agit d'une guerre dont il
faut connaître l'ennemi. En Allemagne, à l'époque de la
Sécularisation, les pèlerinages et les processions étaient
interdits et l'État a voulu introduire de nouveaux chants. Les
gens se sont soulevés. Ils ont résisté aux nouveaux chants en
processionnant et en pèlerinant, même si c'était interdit.
Aujourd'hui, nous devons nous réveiller et sortir de notre
léthargie. Par exemple, il serait important d'épingler dès que
cela est possible le caractère totalitaire du système dans lequel
nous vivons et de ne pas lâcher prise. J'ai été personnellement
très choqué par l'affaire Buttiglione et je ne comprends pas
pourquoi les chrétiens de France et d'Allemagne n'ont pas réagi
davantage. L'homme politique italien a été déclaré coupable et,
pour cette raison, il ne lui est plus possible d'exercer une
fonction publique. Il a exprimé une opinion à titre privé en
disant que l'homosexualité était un péché, mais il a pris la
précaution de dire qu'en tant qu'homme politique il était kantien
et qu'à ce titre il était pour une séparation du droit et de la
morale. Cela n'a pas été entendu. Cela signifie qu'aucun
catholique orthodoxe ne peut devenir fonctionnaire public de
l'Europe. Je ne comprends pas pourquoi les catholiques n'ont pas
protesté énergiquement et massivement. Ils ont accepté et en cela
ils se sont soumis au totalitarisme libéral qui prétend régler
jusqu'à la vie privée des hommes. J'ai écrit que l'Europe des «
valeurs » s'opposait ici à l'Europe du droit, parce que, du point
de vue du droit public, il n'y a aucun argument contre Buttiglione.
Les valeurs au-dessus du droit, voilà le totalitarisme. Cette
affaire a été décisive sur le plan personnel : je ne me suis plus
senti citoyen de l'Europe, mais seulement sujet loyal.
La situation politique actuelle est lourde de
menaces à venir. Il y a de cela plusieurs années, j'avais
l'habitude de participer à un congrès annuel en Autriche dont les
discussions étaient retransmises à la radio autrichienne jusqu'au
jour où il nous a été dit que le congrès n'était pas assez
pluraliste et qu'il n'était plus possible de le rediffuser. J'ai
écrit à l'époque au directeur de la radio en lui demandant s'il ne
s'agissait pas d'une forme de totalitarisme. Certes, la radio
étatique doit être pluraliste et chaque sensibilité, chaque école
de pensée doit avoir accès à la radio : cela me paraît normal.
Mais que chaque congrès soit organisé de manière pluraliste, cela
me semble totalitaire, à l'image du communisme où tout congrès
devait être communiste. Dans ce totalitarisme relativiste, le
pluralisme doit envahir la vie privée et l'opinion des individus.
Aujourd'hui, il est obligatoire de trouver bonne l'homosexualité ;
sinon, on risque les tribunaux. Les gens ne s'aperçoivent pas de
cette. pression totalitaire, car ils identifient totalitarisme et
dictature alors qu'il y a des dictatures qui ne sont pas
totalitaires - c'était le cas du régime de Franco. Quant à ce
libéralisme, il n'est pas dictatorial, mais totalitaire. Il est
significatif que l'appareil juridique se soit enrichi de lois
contre les sectes. On poursuit ainsi dans les administrations les
gens qui appartiennent à certaines sectes. Je trouve cela très
dangereux, car le concept de secte est de nature religieuse. Les
sectes sont définies par une prétention absolue à la vérité. Dans
ce cas là, l'Église catholique est une secte, ainsi que tout ordre
religieux quand il prétend imposer une règle et une obéissance
inconditionnelle à ses membres. C'est d'ailleurs l'avis de Hans
Küng pour lequel l'Église catholique est une méga-secte. Il faut
s'attendre à des jours difficiles à la fois sous la pression de ce
nouveau totalitarisme pluraliste et des tendances profondes qui
sont à l'oeuvre dans la société. Face à cela, il nous faudra
survivre, rester fermes, transmettre et réfléchir à l'après.
Si l'on réfléchit à la pédagogie à appliquer
dans le domaine politique, on pourrait envisager de s'inspirer de
celle de Benoît XVI dans le domaine ecclésial. Sa tentative de ne
pas prendre de front le Concile, mais d'opérer un dépassement
inclusif est très intéressante et ses résultats devront être un
jour évalués. Ne pensez-vous pas qu'il y a là une piste à suivre ?
Quand le pape dit qu'il faut commencer à
interpréter le Concile à la lumière des autres conciles, c'est
pour sortir de la rhétorique de la révolution conciliaire, celle
qui tient le Concile comme le texte fondateur d'une nouvelle
religion. Le discours de Benoît XVI est à cet égard très différent
de celui de Jean-Paul II pour qui le Concile constituait un point
de référence constant : d'abord la Bible, puis le concile Vatican
II. Pour le pape actuel, Vatican II n'est qu'une étape et, pour
sortir du marasme qui s'est ensuivi, il faut sans doute
réinterpréter le Concile à la lumière de la tradition comme
l'avait proposé Mgr Lefebvre. Prenez le document sur la liberté
religieuse. Il est contradictoire. Le prologue rappelle les
devoirs de la conscience vis-à-vis de la vérité et déclare que la
déclaration ne touche pas la doctrine traditionnelle de l'Église
sur le devoir de la société vis-à-vis de la vraie religion.
Ensuite vient le grand décret dans lequel est affirmé le contraire
de ce qui est dit dans le prologue. Même si les intentions
divergent, des gens aussi différents que Mgr Lefebvre ou le
juriste et philosophe Ernst Wolfgang Bockenftirde l'ont dit et
redit : la doctrine de la liberté religieuse est selon eux en
opposition avec le magistère antérieur. Je pense qu'il ne faut pas
revoir le prologue - la novitas a toujours été dans la tradition
de l'Église une injure - mais qu'il faut harmoniser l'ensemble du
texte en rendant le prologue compatible avec ce qui suit. Ensuite,
il nous faudra dépasser cette contradiction, voir ce qui est
compatible avec la tradition et voir ce qu'il faut laisser. C'est
tout le travail du pape actuel.
Évidemment, la voie de l'intégration est la
bonne. C'est celle que tous les missionnaires emploient : prendre
tout ce qu'il y a de bon et rectifier ce qui doit l'être. Il y a
longtemps que je développe l'idée que la
modernité a une tendance à
l'autodestruction. Nietzsche l'a bien vu lorsqu'il explique que
les Lumières s'autodétruisent en mettant de côté la métaphysique
et la vérité. Et pourtant la question de la vérité est à la base
du mouvement des Lumières. Au départ, celles-ci veulent éclairer
et fournir la vérité. Mais, à la fin, elles aboutissent à la
destruction du concept de vérité. On le voit par exemple quand le
naturalisme affirme tenir la vérité sur l'homme et prétend qu'il
n'y a que des états cérébraux constitués d'action et de réaction
aux sollicitations extérieures. Les acquis de la modernité, parmi
lesquels je range les droits de l'homme, ne pourront donc être
sauvés qu'à la condition de ne plus être définis à l'intérieur des
catégories modernes. La modernité ne se comprend pas elle-même :
elle a des racines très anciennes et ses acquis positifs ne
pourront être assurés contre l'autodestruction que si celles-ci
sont réactivées. La modernité n'est qu'un fruit qui s'est coupé de
ses racines. Tactiquement, je ne crois pas qu'il faille attaquer
la modernité de front, mais on doit dire qu'elle n'est qu'une
étape dans une évolution qui mènera à son dépassement c'est, en
effet, une question de survie. Si la modernité se lie à ses
présupposés métaphysiques, religieux et anthropologiques, alors
ses acquis peuvent être durables. Si elle renonce à ses racines,
il est sûr qu'elle va à la destruction. Évidemment ce travail de
correction, de dépassement inclusif suppose de mettre à bas
certains de ses acquis : l'abandon du relativisme et l'ouverture à
la vérité sont des préalables nécessaires. Cela suppose une
véritable conversion qui paraît impossible à vue humaine.
Rappelons-nous cependant qu'en 1989 la chute du communisme
semblait tout autant chimérique.

Présent le 16 juillet 2010
La dernière du cardinal Walter Kasper
Une
sorte de scoop, en somme, dans La Documentation catholique :
la traduction française intégrale d’une conférence du cardinal
Kasper dont même le texte original, en allemand, n’a pas encore été
publié.
Cette
conférence sur « la tradition chrétienne » depuis un siècle
(1910-2010), le cardinal Kasper l’a prononcée lors d’un récent
séjour à Paris. Il a visité les Editions du Cerf (bien sûr !), le
Centre Sèvres, et l’Unesco où, le 7 mai, a eu lieu la conférence en
question.
C’étaient
les derniers jours où le Cardinal pouvait s’exprimer en président du
Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, poste
auquel Benoît XVI l’a remplacé le
1er juillet par un évêque suisse, Mgr Kurt Koch.
L’empressement de La Documentation catholique
est probablement dû à l’engagement du noyau dirigeant de l’épiscopat
français derrière Kasper. Lors de son passage à Paris au début de
mai, Mgr Bernard Potvin, ès qualités de secrétaire général adjoint
et de porte-parole de la Conférence épiscopale, a officiellement
salué le cardinal Walter Kasper comme l’un de « ces guides hors
du commun capables de fonder l’identité chrétienne au cœur d’un
dialogue avec les autres cultures et les autres religions ».
C’est peut-être magnifique, mais c’est excessif. Kasper est trop
contesté pour pouvoir être hiérarchiquement imposé aux catholiques
français comme un « guide ».
Contesté,
certes Kasper l’est. Peut-être n’est-il pas toujours aussi mauvais
qu’on le lui reproche parfois. Mais dans sa conférence où il s’agit
de « penser la tradition », il y a une incertitude de vocabulaire
qui ressemble à une incertitude de pensée sur « la tradition ». Car
il dit souvent, en effet, « la tradition », et l’on croit savoir ce
que la tradition veut dire. Mais chaque fois qu’il le
précise, il l’appelle la tradition « chrétienne », et jamais
« catholique ». Au moment où l’on vit un intense dialogue
interreligieux, cette incertitude de Kasper est maladroite, on peut
même la craindre suspecte.
Dès
le IIe siècle, observe Kasper, la théologie patristique a « engagé
le dialogue » non pas avec les religions païennes « mais avec la
philosophie éclairée de son temps ». L’équivoque tient en trois
mots d’ailleurs discutables : « de son temps ». La philosophie
grecque de ce premier dialogue était vieille de six ou sept siècles,
et plus vieille encore du fait d’être antérieure à Jésus-Christ. Si
bien qu’aujourd’hui le dialogue théologique avec la philosophie « de
notre temps » devrait, à ce compte, l’être avec la philosophie
médiévale. En réalité, ce premier dialogue fut avec la philosophie
non point pour ce qu’elle avait de contemporain mais pour ce qu’elle
avait d’intemporellement vrai.
La
philosophie qui est aujourd’hui celle « de notre temps », selon
Kasper, c’est « l’actuelle pensée pluraliste postmoderne », qui ne
reconnaît plus une vérité « mais seulement un pluralisme de
vérités ». A son exemple, la théologie ne devrait plus présenter la
tradition « de manière purement positiviste, qu’il s’agisse d’un
positivisme basé sur la Bible ou d’un positivisme basé sur le
magistère ». Il faut accepter l’impératif de la philosophie moderne,
et cet impératif est « un impératif hérétique ».
Oui,
Kasper s’amuse ici à une telle provocation. Il n’entend pas
« hérétique » au sens où l’entend la tradition, pour qui l’hérésie
est une doctrine erronée condamnée par l’Eglise comme contraire aux
dogmes catholiques. Mais il ne s’en distingue pas explicitement. Il
parle de « la nécessité de l’airesis » au sens du mot grec,
c’est-à-dire la nécessité du « choix ». « Dans notre société,
explique-t-il, la tradition chrétienne n’est, elle aussi, qu’une
tradition religieuse parmi beaucoup d’autres ». Il veut donc que la
foi résulte d’un choix et d’une décision personnelle.
En quoi il frôle l’hérésie au sens traditionnel, pour n’avoir
apparemment pas entendu Jésus lui dire : « Ce n’est pas vous qui
m’avez choisi ; c’est moi qui vous ai choisis. » (Jn XV, 16.) Et,
direz-vous, la philosophie chrétienne en tout cela ? – C’est
l’absente, portée disparue. A demain.
JEAN
MADIRAN
|
nombre de
consultation de cette page depuis sa création :
 |
haut de page
|