Dans
l’après-midi du 19 mars, veille des cantonales, le chef de l’Etat
se fendait, devant les drapeaux entrecroisés de la France et
de l’Europe, d’une intervention aussi pathétique que martiale
pour nous annoncer que, des peuples arabes ayant « choisi de
se libérer de la servitude dans laquelle ils se sentaient
depuis trop longtemps enfermés », ils « ont besoin de notre
aide et de notre soutien ».
« C'est notre
devoir », ajoutait Nicolas Sarkozy. « En Libye, une population
civile pacifique (…) se trouve en danger de mort. Nous avons
le devoir de répondre à son appel angoissé (…) au nom de la
conscience universelle qui ne peut tolérer de tels crimes » et
le président de la République concluait avec emphase : « Nos
forces aériennes s'opposeront à toute agression des avions du
colonel Kadhafi contre la population de Benghazi. D'ores et
déjà, nos avions empêchent les attaques aériennes sur la
ville. D'ores et déjà d'autres avions français sont prêts à
intervenir contre des blindés qui menaceraient des civils
désarmés. »
En effet,
dix-huit Mirage et Rafale étaient mobilisés pour établir la
zone d’exclusion aérienne comme l’ONU en avait finalement
donné mandat, cependant que le porte-avions Charles De
Gaulle recevait l’ordre de cingler vers la Tripolitaine.
Aux
ordres du Pentagone
Ainsi la patrie
des Immortels Principes apparaissait-elle en héraut de la
conscience universelle et en fer de lance de la résistance
armée au satrape de Tripoli. Seul ennui : au moment même où le
petit Nicolas se livrait à ce solennel exercice
d’autopromotion – présenté sur le site officiel de l’Elysée
sous le titre ronflant « Crise en Libye : l'action forte,
concertée et déterminée du président Nicolas Sarkozy », le
vice-amiral William E. Gortney précisait du Pentagone que
l'opération, baptisée Odyssey Dawn (Aube de l'odyssée), était
« placée sous le commandement du général Carter F. Ham, chef
du U.S. Africa Command (Africom), basé à Stuttgart (Allemagne)
». « Une force navale portant la dénomination Task Force
Odyssey Dawn est commandée à la mer par l'amiral américain
Samuel J. Locklear III, dont l'état-major est embarqué à bord
du navire de commandement USS Mount Whitney »,
précisait l’amiral Gortney.
Ce que, sur le
site LePoint.fr, le spécialiste militaire Jean
Guisnel commentait assez cruellement : « Les autorités
politiques françaises présenteront sans doute une version les
plaçant en tête de gondole, mais la réalité est plus prosaïque
: les Américains sont aux manettes et assurent le contrôle
opérationnel de l'ensemble du dispositif (OPCON, pour
Operational Control) en assurant la coordination de l'ensemble
des missions et des moyens qui leur sont attribués… Les
Français sont donc des « fournisseurs de moyens » à la
coalition qui leur a accordé le « privilège » (ou vécu comme
tel par Nicolas Sarkozy) de prendre l'air les premiers. »
En somme, dans
cette affaire exhalant un fort relent de pétrole, Sarkozy
serait l’estafette de la Maison-Blanche comme Giscard avait
été, selon Mitterrand en 1981, « le petit télégraphiste du
Kremlin ». Marine Le Pen qui, interrogée sur Europe 1 le 18
mars, mettait en garde contre le risque de guerre car « il
faut être conscient que si nous engageons notre armée, d'abord
il va falloir la retrouver parce qu'elle est éparpillée
partout dans le monde, embourbée en Afghanistan, mais aussi
parce que mener un acte de guerre contre un pays, ce n'est pas
un jeu vidéo, il faut s'attendre à ce qu'il y ait une réplique
», n’avait donc pas tort de se demander ensuite « si les
Etats-Unis n’ont pas, une fois de plus, envoyé la France au
charbon avec toutes les conséquences qui vont suivre ».
«
Carnage » et lâchage… de la Ligue arabe
Ces
conséquences, on les connaît :
- risque
d’enlisement même si la Libye est désertique et son armée peu
connue pour son efficacité (mais on se souvient quel échec fut
pour Israël son intervention « Pluie d’été », pourtant
apparemment sans dangers, contre le Hezbollah libanais en
juillet 2006) ;
- risque de représailles terroristes ;
- risque de raz-de-marée migratoire puisque Kadhafi n’a plus
aucune raison de bloquer sur son sol les candidats à l’exode
vers l’Europe comme il le faisait depuis son accord avec
Berlusconi ;
- et surtout revirement du monde arabo-musulman contre la «
croisade occidentale » dès les premiers « dommages collatéraux
», lesquels n’ont pas tardé.
Dès le 21 mars,
en effet, nos pilotes étaient accusés par Libération
et le Herald Tribune de s’être livrés à un « jeu de
massacre » et à un « carnage », après avoir pris pour une
colonne de blindés loyalistes une colonne de blindés saisis
par les rebelles s’étant également emparés d’uniformes. Mais,
du ciel et même avec l’aide de drones, comment reconnaître les
« bons » démocrates (que l’AFP a d’ailleurs décrits « faisant
les poches » des soldats tués) des « mauvais », suppôts du
tyran ? Inéluctables, de telles bavures n’avaient pas été
envisagées, semble-t-il, par le généralissime de l’Elysée, qui
pourrait bien se retrouver en posture d’accusé si la promenade
de santé tournait à la déculottée.
Au demeurant, le
revirement avait été très vite amorcé : alors que, dans son
allocution du 19 mars, Nicolas Sarkozy s’était targué du
soutien complet d’Amr Moussa, président des Etats de la Ligue
arabe – et présent au sommet de l’Elysée –, l’Egyptien se
déchaînait dès le lendemain (à 14h 43) contre l’Aube de
l’odyssée. Pour Moussa, candidat à la succession de Moubarak
et donc soucieux de se ménager l’opinion égyptienne en vue de
la présidentielle, « ce qui s'est passé en Libye diffère du
but qui est d'imposer une zone d'exclusion aérienne : ce que
nous voulons c'est la protection des civils et pas le
bombardement d'autres civils ».
Quel camouflet pour Sarkozy !
Un
devoir d’ingérence très sélectif
Mais peu importe
à celui-ci puisque, simultanément, dans Le Parisien, Bernard
Henri Lévy lui tressait des lauriers pour s’être montré «
lucide et courageux » dans le déclenchement de la « guerre
juste » destinée à débarrasser la Libye « dans les délais les
plus brefs, du gang de Néron illettrés qui ont fait main basse
sur leur pays et l'ensanglantent, pour l'heure, impunément ».
Vive donc le
devoir d’ingérence si cher à Bernard Kouchner ! Débarqué le 13
novembre 2010 du Quai d’Orsay pour incompétence, il aura
remporté avec cette intervention en Libye une fameuse victoire
« posthume » – dont il se réjouit d’ailleurs sans retenue,
célébrant lui aussi le « courage » de Nicolas Sarkozy.
On remarquera
toutefois que ce prétendu devoir s’inscrit dans une géométrie
éminemment variable ainsi que le notait d’ailleurs Polémia
dans son « billet » du 18 mars : « Les Occidentaux,
philanthropes expérimentés, voleront au secours de la
population libyenne en la bombardant. (Préservez-moi de mes
amis…) Pourquoi la Libye et pas la Côte d'Ivoire ? Pourquoi
Kadhafi et pas Gbagbo ? »
De même,
pourquoi défendre les « résistants » de Benghazi et de Tobrouk
et abandonner à leur triste sort ceux de Bahrein que,
circonstance aggravante, les troupes saoudiennes et émiraties
ont envahi le 14 mars à seule fin de prêter main forte au
monarque de cet Etat du Golfe qui ne parvenait pas à juguler
l’opposition ? Une incroyable intervention que Paris n’a pas
cru devoir condamner.
Quant aux
Etats-Unis, ils se sont bornés à appeler leurs alliés
saoudiens à la « retenue » alors qu’ils avaient fait frapper
d’un embargo sauvage puis ravagé en 1990-1991, par « Tempête
du désert », l’Irak coupable d’avoir envahi en août 1990 le
Koweit, sa « dix-septième province ».
Et que
dire du mutisme assourdissant des champions aujourd’hui
autoproclamés de la conscience universelle devant la sanglante
opération « Plomb durci » déclenchée fin décembre 2008 par les
Israéliens contre la bande de Gaza,
où la plupart des (milliers de) victimes furent des civils, de
tous âges et de tous sexes ?
Les
mensonges de mars
Mais on sait
qu’Israël bénéficie d’une grâce d’état. Quant aux manifestants
bahreinis, ils sont chiites : considérés comme vassaux de
l’Iran, ils sont donc traités en supplétifs de l’« axe du mal
». On peut ainsi les réduire en charpie sans que les bonnes
âmes ne s’en émeuvent, comme elles l’ont fait, à l’instar de
Bernard Henri Lévy, devant les deux mille morts faits par la
répression à Benghazi fin février dernier.
D’ailleurs, y en
eut-il réellement deux mille ? Ce chiffre, alors avancé sur
TF1, et au conditionnel, par un médecin français confiné dans
son hôpital, n’a jamais été confirmé de source sûre. Il n’en
est pas moins – ce qui n’est pas une première dans l’histoire
– accepté sans discussion par les chancelleries occidentales
et les cercles de l’OTAN.
Mais attention !
Sous le titre « Yougoslavie, Irak, Libye : les mensonges de
mars », le quotidien britannique The Guardian
rappelait utilement le 20 mars : « En mars 1999, on nous a dit
qu’il nous fallait intervenir en Serbie parce que le président
yougoslave Slobodan Milosevic avait lancé contre les Albanais
du Kossovo « un génocide de type hitlérien » alors que ce qui
arrivait au Kossovo était une guerre civile entre les forces
yougoslaves et l’Armée de Libération du Kossovo soutenue par
les Occidentaux, avec des atrocités commises des deux côtés
(*). Et les proclamations sur l’arsenal de destruction massive
détenu par l’Irak étaient une pure foutaise (pure hogwash)
inventée pour justifier une intervention militaire… En mars
1999 comme en mars 2003, nos dirigeants nous ont menti sur les
raisons réelles de notre engagement dans un conflit militaire.
Comment pouvons-nous être sûrs qu’il en va différemment en
mars 2011 malgré l’aval donné par l’ONU à l’intervention en
Libye ? »
Le
retour des faucons « néo-cons »
D’autant que les
manipulateurs sont les mêmes, en commençant par Bernard Henri
Lévy, à la manœuvre en Libye comme il l’avait été dans les
années 1990 en Bosnie puis au Kossovo, et surtout les
stratèges neo-conservative américains Paul Wolfowitz et
William Kristol, ce dernier venu du trotskisme mais « partisan
passionné d'Israël, de la puissance américaine et du
renforcement de la présence américaine au Moyen-Orient »,
comme le souligne Wikipedia. Quant à Wolfowitz, secrétaire
adjoint à la Défense entre 2001 et 2005 dans le gouvernement
de George W. Bush puis président de la Banque mondiale
jusqu’en mars 2007, c’est lui qui fabriqua la « foutaise » des
armes de destruction massive irakiennes comme il l’avoua avec
cynisme dans le n° de mai 2003 du magazine Vanity Fair,
alors que l’Irak était crucifié. Point de détail : la nouvelle
compagne de cet inquiétant personnage, Shaha Riza, est une
Lybo-Britannique précédemment chargée des droits des femmes
arabes à la Banque mondiale et aujourd’hui apparatchik au
département d'Etat des Etats-Unis.
De son côté, le
compère Kristol, auquel les frappes aériennes sur Tripoli et
Syrte ne suffisent plus, préconisait le 20 mars sur FoxNews le
déploiement au sol des troupes de la coalition. Contredisant
Barack Obama dont il est pourtant devenu l’un des plus proches
conseillers après avoir instrumentalisé Bush jr., il affirme
ainsi : « Non, nous ne pouvons pas laisser Kadhafi au pouvoir
et nous ne le laisserons pas au pouvoir. »
Un programme
aussitôt applaudi par BHL et auquel notre président adhérera
sans doute, quitte à risquer la vie de nos soldats, puisque
ledit BHL est devenu son directeur de conscience et, tant pis
pour l’avantageux Juppé, le vrai chef de notre diplomatie. Et
tant pis également si l’opération Aube de l’odyssée favorise
l’instauration d’un « Emirat islamique de la Libye orientale
dans la région pétrolière de Tobrouk », avènement redouté par
le ministre italien des Affaires étrangères, Franco Frattini,
dans une déclaration du 22 février. Tout comme Tel Aviv
finança le Hamas pour affaiblir l’OLP de Yasser Arafat, la «
croisade » (dénoncée le 21 mars par Vladimir Poutine)
aboutira-t-elle au remplacement de Kadhafi par des Barbus ?
Beau résultat, en vérité !
Kadhafi,
sinistre bouffon mais roi de Paris
Peu nous chaut
évidemment le sort du colonel libyen qui, depuis des
décennies, n’a eu de cesse de monter contre la France ses
anciennes colonies africaines, au prix de sanglantes guerres
civiles. Comme au Tchad où il soutint sans défaillance Hussein
Habré, kidnappeur de Mme Claustre, assassin du commandant
Galopin et, parvenu au pouvoir, responsable de plus de 40.000
morts, ce qui lui a valu le 15 août 2008 d’être condamné à
mort (par contumace) pour crimes contre l'humanité par un
tribunal de N'Djaména. Et nous n’oublions pas la
responsabilité directe de Kadhafi dans d’innombrables actes de
terrorisme, dont l’attentat de 1989 contre un avion de la
compagnie française UTA – 170 morts.
Mais, justement,
Sarkozy, lui, avait oublié ces faits d’armes, de même que
l’impitoyable répression s’abattant depuis quarante ans sur
les opposants au chef de la « Jamariya » quand, en décembre
2007, il réserva un accueil triomphal au sinistre bouffon –
qui, après avoir obtenu de planter sa tente bédouine dans le
parc du vénérable Hôtel de Marigny, fit d’ailleurs tourner en
bourriques les services du protocole et la préfecture de
Paris. Il est vrai qu’à l’époque, le président français avait
cru pouvoir annoncer la signature de contrats pour une valeur
d' « une dizaine de milliards d'euros ». Soit, selon Claude
Guéant, alors secrétaire général de l’Elysée, « l'équivalent
de 30.000 emplois garantis sur cinq ans pour les Français ».
Essentiellement dans le domaine militaire puisque l’on nous
faisait miroiter la vente, dans « deux ou trois mois », s’il
vous plaît, de quatorze Rafale – les mêmes Rafale
qui, finalement jamais achetés, bombardent aujourd’hui la
Libye.
Un
calcul bassement politicien
Autant que le
non-respect par Kadhafi des sacro-saints droits de l’homme, et
l’habituel alignement sur l’Hyperpuissance, est-ce le dépit
engendré par ces illusions perdues qui a incité le chef de l’Etat
à nous lancer dans l’aventure libyenne ?
Sans doute, mais
même si BHL, toujours lui, félicite Sarkozy d’avoir eu « le
juste réflexe – pas le calcul, non, le réflexe, l'un de ces
purs réflexes qui font, autant que le calcul ou la tactique,
la matière de la politique », il est difficile de ne pas voir
dans la démarche présidentielle un calcul politique. Et même
politicien. A l’approche d’élections annoncées comme
catastrophiques pour la majorité, l’Elyséen devait à tout prix
se « représidentialiser ». Quoi de mieux, pour y parvenir, que
d’adopter la flatteuse posture de chef des armées, de plus
arbitre planétaire des élégances morales ?
Echec sur toute
la ligne. Aux cantonales du 20 mars, l’UMP, talonnée par un FN
à 15,56% (résultat jamais atteint dans ce type de scrutin),
n’a obtenu que 17,07% des suffrages, contre 25,04% au PS.
Alors, tout ça
(car il faudra bien donner un jour le coût du ballet aérien et
de la croisière du Charles-De-Gaulle) pour ça ?
Camille Galic
21/03/2011
Correspondance Polémia - 22/03/2011