Faut-il brûler Huntington ... Chantal Delsol

;;Dossier :Le monde

                              

Présentation:

Le nouveau livre de Huntington Who are we ? va en agacer plus d'un (1). Le lecteur français ressent déjà une sourde animosité pour la thèse développée par l'auteur américain dans Le Choc des civilisations (The Clash of Civilizations). Ici, nous trouvons la suite logique de l'argument précédent : s'il existe des civilisations diverses et destinées à le rester, chacune d'entre elles doit pouvoir décrire son identité spécifique. Après avoir expliqué, dans son premier ouvrage, pourquoi il ne croyait pas au monde lissé et nivelé sous des valeurs universelles, il décrit ici ce qu'il entend par l'identité américaine.

Extraits: 

seul pays à «combiner admirablement... l'esprit de religion et l'esprit de liberté» ...l'animosité de la France à l'égard des Etats-Unis : ceux-ci sont en train de lui voler la vocation universelle, dont elle se pensait investie pour les siècles. .... la culture anglo-protestante est centrale dans l'identité américaine ... Elle a pour ainsi dire plus d'âme que nous .... une Amérique qui aime la vie et qui s'aime elle-même  .... Il défend la nation pour échapper à la fois à l'indifférenciation et à la domination.  .... combat entre deux visions du monde

en io-relation ....

Traces octobre/novembre 2004

 

 

 

Faut-il brûler Huntington ?

Auteur: CHANTAL DELSOL *

Source: le Figaro 29 octobre 2004

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Pas de doute : c'est l'événement du 11 septembre qui incite les Américains à se demander qui ils sont, suite cohérente de la première question qui vient à l'esprit après l'attaque des tours : pourquoi nous haïssent-ils ? Donc : qui sommes-nous pour que l'on nous haïsse à ce point ? Etre pris pour cible vaut preuve d'existence, et d'une existence marquée, non pas anodine ou remplaçable. Les terroristes n'ont pas visé les tours de Kuala Lumpur...
La présence même de ce livre nous laisse entrevoir l'évolution inattendue des mentalités américaines au tournant du siècle. Les thèses de Molnar ou de Baudrillard, pour ne citer que ces deux classiques, volent en éclats. Beaucoup de nos préjugés vont s'en trouver meurtris. A commencer par celui-ci : nous avons longtemps pris les Américains pour des matérialistes avérés, intéressés seulement par la taille de leur frigidaire. La réalité est moins simple que cela, et même très différente. C'est au contraire son esprit religieux qui domine. L'auteur en trace les contours par des chiffres. Il rappelle les références religieuses dans les textes fondateurs et les institutions en général, et l'importance de la religion pour le peuple américain dans son ensemble. Environ 65% se disent pratiquants. A cet égard, les Etats-Unis présentent deux caractéristiques introuvables ailleurs : seul pays à se trouver en dehors de la courbe qui lie inéluctablement la pauvreté à l'esprit religieux ; seul pays à «combiner admirablement... l'esprit de religion et l'esprit de liberté», dit Huntington en reprenant les mots de Tocqueville.


Par ailleurs, la religion se double ici d'une religion civile, au sens où les Américains se pensent volontiers investis d'une mission universelle, divinement sanctionnée : naturellement, cela nous fait sourire, car nous ne croyons plus à la «France-fille-aînée-de-l'Eglise» ou aux fariboles des soi-disant peuples élus. Disons plutôt que nous avons sécularisé notre religion civile, bien loin de l'abandonner : la France se croit ou se croyait encore il y a peu investie d'une mission universelle, au nom des Lumières, laquelle croyance ne diffère guère de celle de l'«axe du Bien». Ce qui permet d'expliquer pour une part l'animosité de la France à l'égard des Etats-Unis : ceux-ci sont en train de lui voler la vocation universelle, dont elle se pensait investie pour les siècles.
 

Le livre de Samuel Huntington vise entre autres à démontrer que la culture anglo-protestante est centrale dans l'identité américaine : «L'Amérique est née protestante», et le catholicisme ne s'est greffé ensuite que comme une secte parmi d'autres. L'auteur ne fustige pas l'immigration – ce serait impossible dans un pays pareil. Il fustige les groupes d'immigrés qui refusent l'intégration. Toute immigration est bonne venant de celui qui veut être américain, qui ne cherche pas seulement à profiter du «welfare» et des programmes de l'action affirmative... Il en résulte, selon l'auteur de Who are we ?, que les Mexicains constituent un danger pour l'identité américaine : par leur nombre, leur proximité, leur concentration régionale, leur fertilité, leur réticence à apprendre l'anglais. Les Mexicains expriment avec acuité leur caractère latin et sudiste, par exemple dans le «syndrome de manana» («demain tout ira bien») : fatalité, manque d'initiative et d'ambition. Le lecteur français, qui, en général, prend partie pour l'intégration des immigrés et non pour les ghettos à l'anglo-saxonne, devrait être satisfait par le discours de Huntington. Pourtant, il ne le sera pas : car cette intégration se justifie ici par la volonté, peu appréciée ici, de sauvegarder des valeurs nationales.
 

Cette société qui semble avoir échappé au désenchantement du monde nous apparaît sottement candide, et le livre de Huntington en témoigne largement. Elle a pour ainsi dire plus d'âme que nous, en même temps qu'elle peut se prêter aux fanatismes dont l'âme est capable. Baudrillard disait qu'en dépit de ses extravagances néfastes il ne pouvait s'empêcher «de lui trouver un air de matin du monde».
 

Et il en voyait méchamment les bienfaits à travers les insuffisances : «Il nous manque l'âme et l'audace de ce qu'on pourrait appeler le degré zéro d'une culture, la puissance de l'inculture.» Le caractère primitif et sauvage de l'Amérique se voit encore confirmé par les pages du Who are we ? Comme il nous paraît vieillot de vouloir se définir face aux autres, et de défendre une identité menacée... Huntington parle au nom d'une Amérique qui aime la vie et qui s'aime elle-même. Il veut montrer que le pays n'a finalement pas été refaçonné par les «libéraux», au sens américain du terme, ou «leftists». Ceux-ci, largement concentrés outre-Atlantique dans les universités, cherchent, depuis les années 60, à concrétiser l'image d'une Amérique sans qualités, définissable seulement par le mélange, une Amérique métisse et sans autre caractère. Ils utilisent pour cela les moyens de l'«affirmative action» (pour l'auteur, une nouvelle forme de racisme), et la doctrine du multiculturalisme, niant l'existence d'un bien commun. Huntington les appelle des déconstructionnistes, laissant entendre qu'ils détruisent – ou déconstruisent – des caractères typiques davantage qu'ils ne favorisent une neutralité déjà significative.
 

Ecrasés par la mauvaise conscience et le ressentiment, ils voudraient, nous explique Huntington, effacer la culture même qui les a nourris. Ils voudraient s'identifier au monde entier et non pas à leur pays en particulier, et pensent que le patriotisme est moralement dangereux : nouvelle «trahison des clercs», dit l'auteur, cette fois par les «cosmocrates».
L'audience de Huntington montre que les multiculturalistes ne détiennent pas seuls la parole en Amérique. Molnar est dépassé, qui décrivait le pays comme «un conglomérat d'individus» toujours déferlant de partout, vague à laquelle «il n'existe pas d'idée nationale pour faire obstacle».
 

Cette thèse nettement néoconservatrice (qui, écrite par un Français, serait sans doute considérée comme d'extrême droite) montre bien à quel point l'événement du 11 septembre a contribué au déploiement de tout ce qui peut répondre à un danger : l'union sacrée, l'appel à Dieu, l'interrogation sur ce qui en soi mérite de survivre. Elle pourrait nous confirmer dans la crainte du nationalisme qui monte outre-Atlantique. Pourtant, le nationalisme n'a pas le même sens dans la jeune Amérique et dans la vieille Europe, qui en a déjà connu les délices et les poisons. Huntington abhorre le cosmopolitisme, par lequel l'Amérique se dilue dans le monde, et l'impérialisme, par lequel l'Amérique refait le monde. Il défend la nation pour échapper à la fois à l'indifférenciation et à la domination.
 

Or son ouvrage dépasse la description de l'évolution de l'Amérique. Il s'inscrit dans un courant néoconservateur transnational. Autre préjugé dont il nous faudrait nous défaire : la démocratie américaine n'aurait rien de pluraliste, parce que dénuée d'idées...
 

On aperçoit clairement ici le débat et même le combat entre deux visions du monde – deux visions du monde qu'en France on nommerait la droite et la gauche. L'évolution américaine que révèle, entre autres, ce genre de texte, nous contraint à interroger quelques idées reçues concernant le devenir de la modernité. Nous avons cru longtemps, à la suite des Lumières et du marxisme, qu'en augmentant à la fois leurs capacités économiques et leur liberté politique les peuples d'Occident se détacheraient de plus en plus des croyances religieuses et, simultanément, de l'esprit particulariste.

L'Amérique, dont les progrès technologiques et la richesse par habitant dépassent de loin tous les autres, ne suit pas ce chemin. Pour le dire autrement, il n'y a pas que les peuples misérables et arriérés pour tenir à leur identité et à leur religion. Ce constat ne peut que nous étonner. Tout se passe comme si l'on voyait le sentiment religieux et l'affirmation nationale, que l'on avait chassés par la fenêtre, revenir par la grande porte et tenir le haut du pavé, au sein même de la modernité dont la vocation était d'en démontrer la vanité.
 

Pourtant, l'ouvrage pourrait susciter chez le lecteur français davantage qu'une indignation supplémentaire vis-à-vis de l'Oncle Sam : un moyen de mieux le comprendre. Ce qui n'est pas sans intérêt. Après tout, nous sommes voués à vivre avec l'Amérique, et il est plus censé de tenter de percer la psychologie d'un voisin, même encombrant, que de se contenter de l'injurier

 

 

 

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