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Pas de doute : c'est l'événement du 11 septembre qui incite les
Américains à se demander qui ils sont, suite cohérente de la première
question qui vient à l'esprit après l'attaque des tours : pourquoi nous
haïssent-ils ? Donc : qui sommes-nous pour que l'on nous haïsse à ce point
? Etre pris pour cible vaut preuve d'existence, et d'une existence
marquée, non pas anodine ou remplaçable. Les terroristes n'ont pas visé
les tours de Kuala Lumpur...
La présence même de ce livre nous laisse entrevoir l'évolution
inattendue des mentalités américaines au tournant du siècle. Les thèses de
Molnar ou de Baudrillard, pour ne citer que ces deux classiques, volent en
éclats. Beaucoup de nos préjugés vont s'en trouver meurtris. A commencer
par celui-ci : nous avons longtemps pris les Américains pour des
matérialistes avérés, intéressés seulement par la taille de leur
frigidaire. La réalité est moins simple que cela, et même très différente.
C'est au contraire son esprit religieux qui domine. L'auteur en trace les
contours par des chiffres. Il rappelle les références religieuses dans les
textes fondateurs et les institutions en général, et l'importance de la
religion pour le peuple américain dans son ensemble. Environ 65% se disent
pratiquants. A cet égard, les Etats-Unis présentent deux caractéristiques
introuvables ailleurs : seul pays à se trouver en dehors de la courbe qui
lie inéluctablement la pauvreté à l'esprit religieux ; seul pays à
«combiner admirablement... l'esprit de religion et l'esprit de liberté»,
dit Huntington en reprenant les mots de Tocqueville.
Par ailleurs, la religion se double ici d'une religion civile, au sens
où les Américains se pensent volontiers investis d'une mission
universelle, divinement sanctionnée : naturellement, cela nous fait
sourire, car nous ne croyons plus à la «France-fille-aînée-de-l'Eglise» ou
aux fariboles des soi-disant peuples élus. Disons plutôt que nous avons
sécularisé notre religion civile, bien loin de l'abandonner : la France se
croit ou se croyait encore il y a peu investie d'une mission universelle,
au nom des Lumières, laquelle croyance ne diffère guère de celle de l'«axe
du Bien». Ce qui permet d'expliquer pour une part l'animosité de la France
à l'égard des Etats-Unis : ceux-ci sont en train de lui voler la vocation
universelle, dont elle se pensait investie pour les siècles.
Le livre de Samuel Huntington vise entre autres à démontrer que
la
culture anglo-protestante est centrale dans l'identité américaine :
«L'Amérique est née protestante», et le catholicisme ne s'est greffé
ensuite que comme une secte parmi d'autres. L'auteur ne fustige pas
l'immigration – ce serait impossible dans un pays pareil. Il fustige les
groupes d'immigrés qui refusent l'intégration. Toute immigration est bonne
venant de celui qui veut être américain, qui ne cherche pas seulement à
profiter du «welfare» et des programmes de l'action affirmative... Il en
résulte, selon l'auteur de Who are we ?, que les Mexicains constituent un
danger pour l'identité américaine : par leur nombre, leur proximité, leur
concentration régionale, leur fertilité, leur réticence à apprendre
l'anglais. Les Mexicains expriment avec acuité leur caractère latin et
sudiste, par exemple dans le «syndrome de manana» («demain tout ira bien»)
: fatalité, manque d'initiative et d'ambition. Le lecteur français, qui,
en général, prend partie pour l'intégration des immigrés et non pour les
ghettos à l'anglo-saxonne, devrait être satisfait par le discours de
Huntington. Pourtant, il ne le sera pas : car cette intégration se
justifie ici par la volonté, peu appréciée ici, de sauvegarder des valeurs
nationales.
Cette société qui semble avoir échappé au désenchantement du monde nous
apparaît sottement candide, et le livre de Huntington en témoigne
largement. Elle a pour ainsi dire plus d'âme que nous, en même temps
qu'elle peut se prêter aux fanatismes dont l'âme est capable. Baudrillard
disait qu'en dépit de ses extravagances néfastes il ne pouvait s'empêcher
«de lui trouver un air de matin du monde».
Et il en voyait méchamment les bienfaits à travers les insuffisances :
«Il nous manque l'âme et l'audace de ce qu'on pourrait appeler le degré
zéro d'une culture, la puissance de l'inculture.» Le caractère primitif et
sauvage de l'Amérique se voit encore confirmé par les pages du Who are we
? Comme il nous paraît vieillot de vouloir se définir face aux autres, et
de défendre une identité menacée... Huntington parle au nom d'une Amérique
qui aime la vie et qui s'aime elle-même. Il veut montrer que le pays n'a
finalement pas été refaçonné par les «libéraux», au sens américain du
terme, ou «leftists». Ceux-ci, largement concentrés outre-Atlantique dans
les universités, cherchent, depuis les années 60, à concrétiser l'image
d'une Amérique sans qualités, définissable seulement par le mélange, une
Amérique métisse et sans autre caractère. Ils utilisent pour cela les
moyens de l'«affirmative action» (pour l'auteur, une nouvelle forme de
racisme), et la doctrine du multiculturalisme, niant l'existence d'un bien
commun. Huntington les appelle des déconstructionnistes, laissant entendre
qu'ils détruisent – ou déconstruisent – des caractères typiques davantage
qu'ils ne favorisent une neutralité déjà significative.
Ecrasés par la mauvaise conscience et le ressentiment, ils voudraient,
nous explique Huntington, effacer la culture même qui les a nourris. Ils
voudraient s'identifier au monde entier et non pas à leur pays en
particulier, et pensent que le patriotisme est moralement dangereux :
nouvelle «trahison des clercs», dit l'auteur, cette fois par les «cosmocrates».
L'audience de Huntington montre que les multiculturalistes ne
détiennent pas seuls la parole en Amérique. Molnar est dépassé, qui
décrivait le pays comme «un conglomérat d'individus» toujours déferlant de
partout, vague à laquelle «il n'existe pas d'idée nationale pour faire
obstacle».
Cette thèse nettement néoconservatrice (qui, écrite par un Français,
serait sans doute considérée comme d'extrême droite) montre bien à quel
point l'événement du 11 septembre a contribué au déploiement de tout ce
qui peut répondre à un danger : l'union sacrée, l'appel à Dieu,
l'interrogation sur ce qui en soi mérite de survivre. Elle pourrait nous
confirmer dans la crainte du nationalisme qui monte outre-Atlantique.
Pourtant, le nationalisme n'a pas le même sens dans la jeune Amérique et
dans la vieille Europe, qui en a déjà connu les délices et les poisons.
Huntington abhorre le cosmopolitisme, par lequel l'Amérique se dilue dans
le monde, et l'impérialisme, par lequel l'Amérique refait le monde. Il
défend la nation pour échapper à la fois à l'indifférenciation et à la
domination.
Or son ouvrage dépasse la description de l'évolution de l'Amérique. Il
s'inscrit dans un courant néoconservateur transnational. Autre préjugé
dont il nous faudrait nous défaire : la démocratie américaine n'aurait
rien de pluraliste, parce que dénuée d'idées...
On aperçoit clairement ici le débat et même le
combat entre deux
visions du monde – deux visions du monde qu'en France on nommerait la
droite et la gauche. L'évolution américaine que révèle, entre autres, ce
genre de texte, nous contraint à interroger quelques idées reçues
concernant le devenir de la modernité. Nous avons cru longtemps, à la
suite des Lumières et du marxisme, qu'en augmentant à la fois leurs
capacités économiques et leur liberté politique les peuples d'Occident se
détacheraient de plus en plus des croyances religieuses et, simultanément,
de l'esprit particulariste.
L'Amérique, dont les progrès technologiques et la richesse par habitant
dépassent de loin tous les autres, ne suit pas ce chemin. Pour le dire
autrement, il n'y a pas que les peuples misérables et arriérés pour tenir
à leur identité et à leur religion. Ce constat ne peut que nous étonner.
Tout se passe comme si l'on voyait le sentiment religieux et l'affirmation
nationale, que l'on avait chassés par la fenêtre, revenir par la grande
porte et tenir le haut du pavé, au sein même de la modernité dont la
vocation était d'en démontrer la vanité.
Pourtant, l'ouvrage pourrait susciter chez le lecteur français
davantage qu'une indignation supplémentaire vis-à-vis de l'Oncle Sam : un
moyen de mieux le comprendre. Ce qui n'est pas sans intérêt. Après tout,
nous sommes voués à vivre avec l'Amérique, et il est plus censé de tenter
de percer la psychologie d'un voisin, même encombrant, que de se contenter
de l'injurier