Déjà presque au terme de sa vie, une jeune philosophe, rebelle,
mystique, révolutionnaire, syndicaliste, adresse à Albert Camus le
manuscrit qu'elle rédigea à Londres en 1942-43. Après l'avoir lu,
Albert Camus lance : “Il me paraît impossible d’imaginer pour l’Europe
une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a
définies dans L’Enracinement.” Ce merveilleux texte, rien de moins
qu'un "Prélude à une Déclaration des obligations envers l'être humain",
écrit au coeur de l’effondrement de l'Europe du 20ème siècle, peut être
considéré comme le « testament spirituel et politique » de Simone Weil,
légué aux générations futures pour une pensée exigeante en « temps de
crises ». En proposant une civilisation des «
besoins de l’âme », en opposant à la civilisation des droits
de l’homme celle des "obligations envers les êtres humains", elle
définit l'enracinement comme "le besoin de le plus important et le plus
méconnu de l'âme humaine." Contre le scientisme, postulat de tous
les mondialismes brun, rouge ou libre-échangiste, renvoyant dos à dos
les "croyants" en la Science et au Progrès divinisés et les nostalgiques
du passé, Simone Weil, comme plus tard son ami Gustave Thibon, nous
propose de nous élever au-delà du temps, dans la merveilleuse continuité
des générations, des traditions vivantes, dans l'amour de la racine qui
se prolonge dans la fleur : "La perte du passé, collective ou
individuelle, est la plus grande tragédie humaine et nous avons jeté le
nôtre comme un enfant déchire une rose..."
"Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et
naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains
trésors du passé et certains pressentiments d'avenir."
Pour Simone Weil, l’objet de la vie publique, la responsabilité des
hommes politiques, des classes dirigeantes en particulier, est de "prendre
toutes les dispositions susceptibles d’amener dans la plus grande mesure
possible le pouvoir sous toutes ses formes, sans exception, aux mains de
ceux qui acceptent en fait d’être liés par l’obligation universelle
envers tous les êtres humains.“ A l'heure de la pulvérisation de
toutes les limites, de la science - économique, naturelle - "sans
conscience", de la mondialisation de tout et du déracinement généralisé,
l'oeuvre de Simone Weil apparaît comme une
lueur étincelante d'espoir pour tous ceux qui n'ont pas renoncé à
"changer le monde", ceux qui n'ont
pas sombré dans le fatalisme au nom d'un prétendu "sens de l'Histoire"...
L'Enracinement est, comme l'affirme Camus, l'unique voie d'une
renaissance, en 2014 comme en 1944, pour la France et pour la
civilisation européenne, le seul programme authentiquement
révolutionnaire dans un monde qui cherche sa boussole.
"L'enracinement est peut-être le besoin le
plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus
difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation
réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui
conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments
d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement
par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être
humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la
presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par
l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.
Les échanges d'influences entre milieux très différents ne sont pas
moins indispensables que l'enracinement dans l'entourage naturel. Mais
un milieu déterminé doit recevoir une influence extérieure non pas comme
un apport, mais comme un stimulant qui rende sa vie propre plus intense.
Il ne doit se nourrir des apports extérieurs qu'après les avoir digérés,
et les individus qui le composent ne doivent les recevoir qu'à travers
lui. Quand un peintre de réelle valeur va dans un musée, son originalité
en est confirmée. Il doit en être de même pour les diverses populations
du globe terrestre et les différents milieux sociaux.
Il y a déracinement toutes les fois qu'il y a conquête militaire, et
en ce sens la conquête est presque toujours un mal. Le déracinement est
au minimum quand les conquérants sont des migrateurs qui s'installent
dans le pays conquis, se mélangent à la population et prennent racine
eux-mêmes. Tel fut le cas des Hellènes en Grèce, des Celtes en
Gaule, des Maures en Espagne. Mais quand le conquérant reste étranger au
territoire dont il est devenu possesseur, le déracinement est une
maladie presque mortelle pour les populations soumises. Il atteint le
degré le plus aigu quand il y a déportations massives, comme dans
l'Europe occupée par l'Allemagne ou dans la boucle du Niger, ou quand il
y a suppression brutale de toutes les traditions locales, comme dans les
possessions françaises d'Océanie (s'il faut croire Gauguin et Alain
Gerbault).
Même sans conquête militaire, le pouvoir de l'argent et la
domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point
de provoquer la maladie du déracinement.
Enfin les relations sociales à l'intérieur d'un même pays peuvent
être des facteurs très dangereux de déracinement. Dans nos contrées, de
nos jours, la conquête mise à part, il y a deux poisons qui propagent
cette maladie. L'un est l'argent. L'argent détruit les racines partout
où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner. Il
l'emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu'il demande un
effort d'attention tellement moins grand. Rien
n'est si clair et si simple qu'un chiffre."
"Ce n'est pas l'adolescent abandonné,
misérable vagabond, à l'âme affamée, qu'il est juste d'accuser, mais
ceux qui lui ont donné à manger du mensonge" (à propos du
jeune Hitler, Ext p.156 à 160)
"On doute de tout en France, on ne respecte rien, il a des gens qui
méprisent la religion, la patrie, l’État, les tribunaux, la propriété,
l'art, enfin toutes choses ; mais leur mépris s'arrête devant la
science. Le scientisme le plus grossier n'a pas d'adeptes plus fervents
que les anarchistes. Le Dantec est leur grand homme. Les « bandits
tragiques » de Bonnot y puisaient leur inspiration, et celui d'entre eux
qui était plus que les autres un héros aux yeux de ses camarades était
surnommé « Raymond la Science ». À l'autre pôle, on rencontre des
prêtres ou des religieux pris par la vie religieuse au point de mépriser
toutes les valeurs profanes, mais leur mépris s'arrête devant la
science. Dans toutes les polémiques où la religion et la science
semblent être en conflit, il y a du côté de l'Église une infériorité
intellectuelle presque comique, car elle est due, non à la force des
arguments adverses, généralement très médiocres, mais uniquement à un
complexe d'infériorité.
Par rapport au prestige de la science il n'y a pas aujourd'hui
d'incroyants. Cela confère aux savants, et aussi aux philosophes et
écrivains en tant qu'ils écrivent sur la science, une responsabilité
égale à celle qu'avaient les prêtres du XIIIe siècle. Les uns et les
autres sont des êtres humains que la société nourrit pour qu'ils aient
le loisir, de chercher, de trouver et de communiquer ce que c'est que la
vérité. Au XXe siècle comme au XIIIe, le pain dépensé à cet effet
est probablement, par malheur, du pain gaspillé, ou peut-être pire.
L'Église du XIIIe siècle avait le Christ ; mais elle avait
l'Inquisition. La science du XXe siècle n'a pas d'Inquisition ; mais
elle n'a pas non plus le Christ, ni rien d'équivalent.
La charge assumée aujourd'hui par les savants et par tous ceux qui
écrivent autour de la science est d'un poids tel qu'eux aussi, comme les
historiens et même davantage, sont peut-être plus coupables des crimes
d'Hitler qu'Hitler lui-même.
C'est ce qui apparaît dans un passage de Mein Kampf : « L'homme ne
doit jamais tomber dans l'erreur de croire qu'il est seigneur et maître
de la nature... Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et
les soleils suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent
autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de
la faiblesse, qu'elle contraint à la servir docilement ou qu'elle brise,
l'homme ne peut pas relever de lois spéciales. »
Ces lignes expriment d'une manière irréprochable la seule conclusion
qu'on puisse raisonnablement tirer de la conception du monde enfermée
dans notre science. La vie entière d'Hitler n'est que la mise en œuvre
de cette conclusion. Qui peut lui reprocher d'avoir mis en œuvre ce
qu'il a cru reconnaître pour vrai ? Ceux qui, portant en eux les
fondements de la même croyance, n'en ont pas pris conscience et ne l'ont
pas traduite en actes, n'ont échappé au crime que faute de posséder une
certaine espèce de courage qui est en lui.
Encore une fois, ce n'est pas l'adolescent abandonné, misérable
vagabond, à l'âme affamée, qu'il est juste d'accuser, mais ceux qui lui
ont donné à manger du mensonge. Et ceux qui lui ont donné à manger du
mensonge, c'étaient nos aînés, à qui nous sommes semblables.
Dans la catastrophe de notre temps, les bourreaux et les victimes
sont, les uns et les autres, avant tout les porteurs involontaires d'un
témoignage sur l'atroce misère au fond de laquelle nous gisons.
Pour avoir le droit de punir les coupables, il faudrait d'abord nous
purifier de leur crime, contenu sous toutes sortes de déguisements dans
notre propre âme. Mais si nous réussissons cette opération, une fois
qu'elle sera accomplie nous n'aurons plus aucun désir de punir, et si
nous croyons être obligés de le faire, nous le ferons le moins possible
et avec une extrême douleur.
Hitler a très bien vu l'absurdité de la conception du XVIIIe siècle
encore en faveur aujourd'hui, et qui d'ailleurs a déjà sa racine dans
Descartes. Depuis deux ou trois siècles on croit à la fois que la force
est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les
hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la
raison, leurs relations mutuelles. C'est une absurdité criante. Il n'est
pas concevable que tout dans l'univers soit absolument soumis à l'empire
de la force et que l'homme puisse y être soustrait, alors qu'il est fait
de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions
sensibles." "La charge assumée aujourd'hui par les savants et par tous
ceux qui écrivent autour de la science est d'un poids tel qu'eux aussi,
comme les historiens et même davantage, sont peut-être plus coupables
des crimes d'Hitler qu'Hitler lui-même."
Il n'y a qu'un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l'œuvre dans
l'univers, à côté de la force, un principe autre qu'elle, ou il faut
reconnaître la force comme maîtresse unique et souveraine des relations
humaines aussi.
Dans le premier cas, on se met en opposition radicale avec la science
moderne telle qu'elle a été fondée par Galilée, Descartes et plusieurs
autres, poursuivie au XVIIIe siècle, notamment par Newton, au XIXe, au
XXe. Dans le second, on se met en opposition radicale avec l'humanisme
qui a surgi à la Renaissance, qui a triomphé en 1789, qui, sous une
forme considérablement dégradée, a servi d'inspiration à toute la IIIe
République.
La philosophie qui a inspiré l'esprit laïque et la politique radicale
est fondée à la fois sur cette science et sur cet humanisme, qui sont,
on le voit, manifestement incompatibles. On ne peut donc pas dire que la
victoire d'Hitler sur la France de 1940 ait été la victoire d'un
mensonge sur une vérité. Un mensonge incohérent a été vaincu par un
mensonge cohérent. C'est pourquoi, en même temps que les armes, les
esprits ont fléchi.
Au cours des derniers siècles, on a confusément senti la
contradiction entre la science et l'humanisme, quoiqu'on n'ait jamais eu
le courage intellectuel de la regarder en face. Sans l'avoir d'abord
exposée aux regards, on a tenté de la résoudre. Cette improbité
d'intelligence est toujours punie d'erreur.
L'utilitarisme a été le fruit d'une de ces tentatives. C'est la
supposition d'un merveilleux petit mécanisme au moyen duquel la force,
en entrant dans la sphère des relations humaines, devient productrice
automatique de justice. Le libéralisme économique des bourgeois du XIXe
siècle repose entièrement sur la croyance en un tel mécanisme. La seule
restriction était que, pour avoir la propriété d'être productrice
automatique de justice, la force doit avoir la forme de l'argent, à
l'exclusion de tout usage soit des armes soit du pouvoir politique.
Le marxisme n'est que la croyance en un mécanisme de ce genre. Là, la
force est baptisée histoire ; elle a pour forme la lutte des classes ;
la justice est rejetée dans un avenir qui doit être précédé d'une espèce
de catastrophe apocalyptique.
Et Hitler aussi, après son moment de courage intellectuel et de
clairvoyance, est tombé dans la croyance en ce petit mécanisme. Mais il
lui fallait un modèle de machine inédit. Seulement il n'a pas le goût ni
la capacité de l'invention intellectuelle, en dehors de quelques éclairs
d'intuition géniale. Aussi a-t-il emprunté son modèle de machine aux
gens qui l'obsédaient continuellement par la répulsion qu'ils lui
inspiraient. Il a simplement choisi pour machine la notion de la race
élue, la race destinée à tout faire plier, et ensuite à établir parmi
ses esclaves l'espèce de justice qui convient à l'esclavage.
À toutes ces conceptions en apparence diverses et au fond si
semblables, il n'y a qu'un seul inconvénient, le même pour toutes. C'est
que ce sont des mensonges.
La force n'est pas une machine à créer automatiquement de la justice.
C'est un mécanisme aveugle dont sortent au hasard, indifféremment, les
effets justes ou injustes, mais, par le jeu des probabilités, presque
toujours injustes. Le cours du temps n'y fait rien ; il n'augmente pas
dans le fonctionnement de ce mécanisme la proportion infime des effets
par hasard conformes à la justice.
Si la force est absolument souveraine, la justice est absolument
irréelle. Mais elle ne l'est pas. Nous le savons expérimentalement. Elle
est réelle au fond du cœur des hommes. La structure d'un cœur humain est
une réalité parmi les réalités de cet univers, au même titre que la
trajectoire d'un astre.
Il n'est pas au pouvoir d'un homme d'exclure absolument toute espèce
de justice des fins qu'il assigne à ses actions. Les nazis eux-mêmes ne
l'ont pas pu. Si c'était possible à des hommes, eux sans doute
l'auraient pu. (...)
Si la justice est ineffaçable au cœur de l'homme, elle a une réalité
en ce monde. C'est la science alors qui a tort.
Non pas la science, s'il faut parler exactement, mais la science
moderne. Les Grecs possédaient une science qui est le fondement de la
nôtre. Elle comprenait l'arithmétique, la géométrie, l'algèbre sous une
forme qui leur était propre, l'astronomie, la mécanique, la physique, la
biologie. La quantité des connaissances accumulées était naturellement
beaucoup moindre. Mais par le caractère scientifique, dans la
signification que ce mot a pour nous, d'après les critères valables à
nos yeux, cette science égalait et dépassait la nôtre. Elle était plus
exacte, plus précise, plus rigoureuse. L'usage de la démonstration et
celui de la méthode expérimentale étaient conçus l'un et l'autre dans
une clarté parfaite.