Cette notion
ésotérique du cercle, que l'Occident a malheureusement
perdue, est d'une importance capitale pour comprendre
le destin des civilisations. Nous sommes tellement
envoûtés par la
conviction inconsciente que notre civilisation moderne échappe à cette
loi, parce qu'elle est l'oeuvre intemporelle
d'une raison divinisée, que nous ne voyons même plus
le mouvement
circulaire de la nature
:
sans parler ici de
l'univers
astronomique, il suffit de se rappeler les cycles du jour et
de la nuit,
de l'été et de l'hiver, du flux et du reflux marin, du
sommeil et de la
veille, de l'inspiration et de l'expiration, de la
croissance et du
déclin, de la naissance et de la mort, et leur succession indéfinie.
Ajoutons-y l'hérédité, les circuits sanguins
et nerveux, les arcs réflexes, le battement de la marche,
du vol, de
la nage, de la danse, la période musicale, la cadence
poétique, la rime,
le refrain, le rythme qui apparaît dans tous
les arts et jusque
dans ceux qui paraissent les plus statiques,
le continuel retour
aux principes sur lequel se base toute
connaissance
vivante, l'incessante alternance de l'unité et de la dualité qui
scande les élans affectifs, l'universelle croyance
à l'existence d'un
monde sorti de Dieu et revenant à lui après
d'innombrables
vicissitudes. De Job qui clame dans sa prière
à Gérard
de Nerval : « Le temps va ramener l'ordre des anciens
jours », en passant par le Yin et
Yang chinois, l'éternel retour
des Grecs et de Nietzsche, toute
l'histoire de la nature et de
l'homme individuel ou collectif se développe en une série de
systoles et de diastoles, englobées
elles-mêmes dans des pulsations
plus amples et, à la limite, dans le cycle fondamental
de la vie et de son
mystère insondable.
Sans doute, nous
est-il possible de bâtir une théorie objective
du cycle parce que nous sommes inclus et que nous ne
pouvons nous
soustraire à sa présence pour le poser devant
nous à la manière
d'une chose
:
le cycle n'est pas une chose, il
est la vie
elle-même. Par là, il échappe à la science positive qui
ne mord sur l'être
qu'en le réduisant à des éléments dépourvus
de toute relation polaire et, en fin de compte, comme l'a
montré
Meyerson, au néant. Il est extrêmement significatif à cet égard que
la science soit incapable d'orienter ses investigations,
ses découvertes et ses prises de vue sur la nature
d'une autre façon
que linéaire
:
son action suit la ligne droite
et horizontale.
L'idéal de mathématisation, les théories de
l'évolution et du
progrès indéfini qui constituent ses asymptotes,
en sont des exemples. C'est que la science n'atteint l'essence
de la nature qu'à un niveau superficiel. L'expérience qui
la nourrit
est sans épaisseur et ne rassemble de l'être qu'une
seule dimension :
celle
de la ligne qui relie les antécédents et
les conséquents des
phénomènes. L'expérience de la vie est
inséparable du
temps vécu, irréductible à la quantité, et qui se rejoint sans cesse
lui-même en formant cercle. Loin d'être rectiligne
et de s'orienter à tout prix vers le nouveau, elle se
concentre sur soi et
se retrouve perpétuellement semblable à elle-même
:
rien de nouveau
sous le soleil
!
La sagesse de vie
se retrouve en
s'enrichissant et s'enrichit en se retrouvant.
Mais parce qu'elle
est vivante, elle a, comme toute vie, ses
limites et elle le
sait :
partout, elle se heurte à l'infranchissable
mystère. Étant
borné, elle peut et elle doit mourir
:
c'est là le
dernier
mystère auquel touche son destin. C'est pourquoi, la
sagesse humaine,
si pleine qu'elle soit, est tristesse
: la douleur
et, derrière
la souffrance, la mort sont sa substance.
La science, au
contraire, se prévaut d'une vision de triomphe
et de joie
:
elle avance en ligne droite vers la nouveauté
Mais, par une
compensation immanente, elle ne nous dit rien
elle est tangente
à la vie qui exige confusément plus que cette
mince connaissance
objective et qui ne l'obtient jamais parce qu'elle est soumise au
rythme polaire qui débouche sur la
mort. Aucune science
n'a pu étancher la soif de l'homme, à
moins que l'homme
n'ait perdu le désir des sources de la vie.
Dès lors, une
civilisation vivante, accumulatrice de sagesse,
est aimantée, elle
aussi, par la mort, mais pour renaître
comme la sagesse
elle-même dans une incarnation ultérieure.
Une civilisation,
telle que la nôtre, qui se calque sur le progrès
scientifique pour
échapper à sa destinée mortelle et pour se
prolonger
ad
infinitum,
ne se libère pas de cette norme
imprescriptible,
car elle ne se conserve qu'en refusant d'être
vivante et de faire
vivre l'humanité. Elle est déjà une civilisation morte avant d'être
balayée par le mouvement cyclique de
l'histoire.
Tout ce
qui vit en elle prépare l'avenir d'une autre
civilisation. Le
vernis de science qu'elle possède couvre une
barbarie dont les
sursauts en font craquer la couche.