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la fin de la
civilisation occidentale européenne..... par Marcel de Corte
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Toute
civilisation qui déserte
le rapport fondamental,
toujours concret,
de l'homme au
monde, pour se complaire
dans les prestiges de l'abstraction, est marquée du sceau de la mort.
....le
prochain
sensible a
disparu, dilué dans la
conscience de l'humanité
Plus la vie authentique s'écoule, plus
la conscience imagine
une vie nouvelle dans un monde nouveau
et dévitalisé.
Au lieu de vivre la relation, l'homme la rêve.
***
Toute
civilisation qui s'universalise
et franchit les limites que lui impose l'expression,
toujours définie et
circonscrite, de la vie et des échanges organiques,
abandonne ses racines et sa profondeur.
...la
relation de l'homme au monde ne
peut être vécue et pensée
par
une collectivité
:
elle est l'apanage de la
personne. Mon
rapport organique à ma famille,
à mon groupe social, à toutes
formes de la civilisation qui
l'expriment, est irréductiblement personnel
:
un autre est incapable de le
saisir, de l'éprouver, de
le comprendre, sauf de l'extérieur et d'une manière purement
abstraite. Nul ne peut prendre ma
place dans l'univers. Nul
n'est interchangeable, à moins que tous ne soient réduits à l'état
de robots.
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Au lieu de vivre la relation, l'homme la rêve.
Le premier signe
visible, mais aussi le plus inaperçu du
déclin de la civilisation est la
conscience que nous en avons.
Avec la lucidité parfaite du malade
qui connaît son mal, nous en
suivons le cheminement. Nous voyons l'une après l'autre
les fonctions de la vie
civilisée :
les moeurs, l'art, la science, la
philosophie, la politique,
la société, la religion, atteintes par
un implacable processus de
décadence. Notre conscience
s'élargit à la mesure du mouvement
qui les décompose et qui la
libère. Notre esprit se dilate en proportion du néant qui nous
envahit, qu'il domine et qu'il peuple désormais de ses
créations
autonomes,
sans
être
asservi par rien.
Nous
en
éprouvons une jouissance secrète :
nous savons que le mal est
là, présent, méthodique, dédoublant en quelque sorte notre
être en deux parties, dont l'une se dissout et dont l'autre, projetant
sa conscience jusqu'aux plus subtils méandres
du
désordre, les canalise par ses artifices. Nous sommes capables
aujourd'hui d'organiser la désorganisation dans une vue d'ensemble,
analogue au plan de l'architecte, qui en recompose les
éléments épars. Mais nous ne sommes capables que de cela. La
conscience de l'unité de la civilisation croît avec son effritement,
et l'action qui la rassemble ne s'opère qu'au niveau de
l esprit,
lui-même aidé par ce qui lui est
proche : le langage
abondant et stérile, la ruse
insidieuse, la force qui violente.
Car la vie, elle,
est silencieuse, franche et désarmée.
S'il est vrai qu'un
organisme meurt lorsque sa cohérence interne disparaît, la
civilisation moderne en est arrivée à ce stade.
....
Marxisme,
capitalisme et un certain christianisme convergent
à l'envi vers la domination du monde par l'esprit humain.
Mais ce monde n'est plus qu'une terre abstraite, grise, uniforme
:
on y cherche en vain la terre des
hommes en chair et
en os. C'est une expression algébrique où nous ne rencontrons
personne, où le
prochain
sensible a
disparu, dilué dans la
conscience de l'humanité.
Pour ces systèmes, les hommes ne sont
plus
organiquement reliés entre eux par
un je ne sais quoi,
impossible à décrire, qui les contraint, à travers bien des
heurts et des vicissitudes, à
s'articuler dans la chaude présence
de petites communautés où chacun comprend chacun
sans effort. Tout se passe comme
si dans les divers organes de
ce vaste corps qu'est l'humanité,
le cerveau, les reins, le coeur, les entrailles
-
mais à qui feriez vous croire que
vous avez des entrailles
? -,
les diverses espèces de cellules
avaient perdu leurs
parois protectrices et s'étaient transformées en atomes similaires,
sans liens, juxtaposées par la froide présence
-
entrecoupée de quelques sursauts «
mystiques » -
de « l'esprit
qui les surplombe. La
civilisation n'a plus devant elle
que des atomes humains qu'elle
désintègre et dont elle espère
tirer des énergies psychiques
inconnues qui renouvelleront la
face de la terre sous la direction
de l'esprit :
que celui-ci soit spirituel ou
matériel, politique ou économique, gnostique ou
scientifique, peu importe, il est
là, dirigeant la pauvre humanité
saignante vers son « bien ». Après chaque désastre, après chaque
descente d'un degré des valeurs humaines concrètes,
cette civilisation proclame par
la bouche de ses interprètes les
plus qualifiés, qu'un « esprit »
de justice, de charité, d'accession de tous aux biens terrestres
diffusés par une technique
grandiose, superorganisant la matière, travaille invinciblement
le monde pulvérisé. Plus la vie authentique s'écoule, plus
la conscience imagine
une vie nouvelle dans un monde nouveau
et dévitalisé.
Voici donc le
drame de l'esprit dans les moments de crise
profonde de la
civilisation :
le rapport fondamental de
l'homme au monde n'a plus d'autre
existence que pensée,
en
fait
imaginée,
étant donné la rareté effective de
la pensée proprement
dite dans l'espèce humaine. La sympathie réciproque de l'homme et du
monde abolie, le monde ne parle plus
34
silencieusement
à l'homme par mille voix qui se glissent dans son inconscient et
l'informent de ses secrets
;
l'homme ne lui répond plus
par la même affection silencieuse. Une distance
s'insinue entre la conscience
humaine et sa situation dans l'univers, qui les rend
incommunicables l'un à l'autre sur un plan fraternel. Par la prise de
conscience qui colore d'une manière
plus ou moins nette les fins de civilisation,
l'homme s'avoue incapable de
participer au réel et à inscrire son action
dans un ensemble organique limité :
il fuit tout ce qui est,
il fuit son être pour se concentrer dans l'idée ou dans l'image qu'il
se fait de soi-même et de la
réalité. Au lieu de vivre la relation, l'homme la rêve.
Le religieux dans sa cellule qui disserte du
mariage, des rapports conjugaux,
des réformes de structure,...
sans en avoir la moindre
expérience concrète, le politicien qui
reconstruit la société, le savant de laboratoire qui trace les
plans de la cité future, l'ingénieur qui traite l'homme comme
une machine, l'artiste qui oeuvre selon une théorie de l'art,
chacun de nous qui portons en tête
une idée préconçue de tel ou
tel aspect de la vie, nous sommes emportés par ce courant
qui nous sépare de l'être, d'une manière insidieuse ou brutale.
La plupart des hommes
d'aujourd'hui s'avèrent incapables de
vivre leur vie
: la civilisation moribonde
leur trace sans se lasser
d'innombrables itinéraires de fuite.( rs .... tiens les
1000 projet pour les jenes .. de Ferry ) L'homme actuel se
réfugie dans l'abstraction qui siège dans l'esprit parce qu'il a
brisé le pacte nuptial que
la civilisation avait conclu avec la
nature et qui l'insérait dans la
présence concrète d'un monde
adapté à sa taille et à sa puissance d'incarnation.
L'UNIVERSALISME ... signe de
fin
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Le
second signe qui marque toute fin de civilisation en dérive est la
tendance à s'universaliser. Toute abstraction est en effet
universelle
:
transcendant l'espace et le
temps, elle est
toujours et partout semblable à elle-même. Déjà, le capitalisme,
le marxisme et le christianisme qui se partagent
l'orbis
terrarum,
atténuent sur bien des points
leurs oppositions factices, sympathisent obscurément et se
préparent à une sorte de fusion
cosmique sous l'effet d'un courant unique, à haute tension, de
« spiritualité collective ». Sans doute les systèmes
et les dogmes se heurtent-ils encore avec violence, sans doute aussi le
christianisme se défend-t-il, par la voix des garants de
l'orthodoxie, de pactiser avec les
idées que condamne la foi,
mais le moraliste
qui se penche sur les moeurs et la mentalité
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des
hommes d'aujourd'hui ne peut pas ne pas remarquer,
dans les élites comme dans la
masse, une orientation marquée
vers le syncrétisme (1)
:
pour autant d'ailleurs que le
christianisme se désincarne
et qu'il n'est plus qu'une transe religieuse
analogue à celle que procurent les
théosophies, ou un code
superficiel dont l'influence ne descend pas plus bas que le cerveau,
il n'échappe pas à l'irrésistible fascination qu'exercent
sur lui les formes désincarnées de
la conscience contemporaine.
Bref, l'humanité expérimente son affinité planétaire et
change de dimension, par une
prise de conscience plus intense
de sa promotion à l'universel
: un brassage gigantesque
est en
train d'effacer toute différence entre les hommes.
......p35
Car la
relation de l'homme au monde ne
peut être vécue et pensée
par
une collectivité
:
elle est l'apanage de la
personne. Mon
rapport organique à ma famille,
à mon groupe social, à toutes
formes de la civilisation qui
l'expriment, est irréductiblement personnel
:
un autre est incapable de le
saisir, de l'éprouver, de
le comprendre, sauf de l'extérieur et d'une manière purement
abstraite. Nul ne peut prendre ma
place dans l'univers. Nul
n'est interchangeable, à moins que tous ne soient réduits à l'état
de robots.
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Ainsi que le
montre trop bien la colonisation, la civilisation
moderne ne s'adapte pas aux autres formes qu'elle
rencontre, elle
n'établit avec elles aucun échange hybride, tel
que le tenta jadis l'Espagne dans son
empire d'outre-mer. La civilisation
moderne s'impose du dehors à tous les milieux où
elle s'incruste, comme si elle méprisait les modalités de l'existence
terrestre à la façon de l'esprit pur. Nul obstacle spatial
ne l'arrête. Elle se
répand et elle enveloppe, mais elle ne prend
pas racine parce qu'elle en est incapable. Elle forme une
croûte qui entoure les
latitudes et les longitudes, et qui vampirise
les réserves organiques çà et là encore subsistantes. Elle
transcende l'espace pour n'être
qu'elle-même et pour absorber
les pays, les races et les âmes
dans une sorte d'âme mécanique
du monde. Pareillement, elle nie le temps. Il est inutile d'insister
sur son mépris du facteur essentiel de toute civilisation vivante :
la tradition. Elle n'a
aucun souvenir :
l'expérience des siècles et celle même du passé immédiat est refoulée
dans l'oubli quotidien qui est sa mesure. Elle vit dans l'instant
présent en dilapidant l'avenir.
La civilisation
moderne étend ainsi son ordre nouveau hors
du temps concret
qui rythme les battements du coeur de
l'homme. Placée
en face d'un monde et d'une humanité dont
les affinités
réciproques sont actuellement épuisées -
elles se
refont
invariablement dans le secret de l'histoire pour organiser
une autre civilisation -
elle tente
néanmoins une entreprise
qui n'a jamais eu d'exemple :
rapprocher le
monde et les
hommes
dispersés, en fonction de leur dispersion même, sans
se soucier de
renouer sur des espaces restreints les liens
concrets et
affectifs qui les assemblaient naguère encore. Il
s'agit pour
elle de trouver un commun dénominateur aussi vague et aussi vide que
possible, capable de rassembler cette
multiplicité
chaotique et de construire, degré par degré, de
haut en bas,
les moules échelonnés qui lui conféreront une
cohésion. Œuvre
d'un « esprit » projetant ses schèmes dans
une humanité
sans substance, elle diffuse partout l'artifice.
Ce n'est plus l'homme et le monde qui
s'organisent dans une interaction
mutuelle et qui produisent au cours de l'histoire
les cadres sociaux, économiques,
politiques, esthétiques et religieux, correspondant à leur
croissance.
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L'homme qui a
laissé pourrir ses
racines et sa faculté de pénétration concrète
dans le monde, est
désormais voué à « organiser » l'univers
dans l'intemporel,
à partir de théories et de plans abstraits,
situés eux-mêmes
hors du temps. Il est mis en face d'un monde qui a perdu son visage
humain.
Or c'est là que la
civilisation moderne trouve son commun
dénominateur
:
dans
un monde qui n'est plus que matière
et
dont
tous les éléments concrets
:
la beauté, la
grandeur, la
noblesse, la profondeur ontologique, le mystère, le
reflet de
Dieu, ont été effacés. Car la matière, comme le
montrent les
plus hautes philosophies, est par essence
indétermination,
vacuité, potentialité indéfinie, aptitude à prendre
toutes les
figures
:
la forme séparée
qu'est la civilisation moderne ne
pouvait pas ne pas
être attirée par la matière, son « esprit »
devait être
matérialiste, dès qu'elle voulait surseoir à son
inévitable
expulsion hors de la scène du monde, et proposer à
tous les hommes un
terme de même nature que son universalité
abstraite, anonyme, inorganique. La matière qui attire toutes les
convoitises, et pourvue d'une infinie divisibilité,
répond à son voeu
inné de dissolution.
Nous assistons ainsi au paradoxe le plus
déconcertant de la situation
actuelle :
le rapport de l'homme au monde n'est
plus guère que matériel,
tandis que l'esprit humain, de plus
en plus artificiel, exigeant de
lui-même un nombre croissant
de subterfuges, progressivement glorieux de la science et de
la technique qui lui permettent de
dominer et d'« organiser »
le chaos, élabore sans trêve les cadres nouveaux, aujourd'hui
à l'échelle mondiale, qu'il lance
en cette poussière volcanique
afin de l'amalgamer. Toujours en éveil, « l'esprit » de
la civilisation actuelle est acculé
à une prise de conscience
redoublée. À la moindre défaillance, c'est l'écroulement dont
tant de guerres et de révolutions
nous ont donné le sinistre
présage. Sans cette prise de conscience accessible à quelques
initiés qui règnent sur « le gros
animal », privés de vie et de
pensées authentiques et qui
réalisent le vieux rêve méphistophélique :
« un seul cerveau suffit pour mille
bras » ,
sans les
princes de ce monde qui
établissent malgré eux, poussés par
la nature des événements, leur
domination sur l'univers
princes de la finance ou de la politique, auprès desquels les
princes de
l'art et de la science ne sont que des subalternes
la civilisation moderne se serait déjà écroulée. Leur prise de
conscience
n'est que son ultime raidissement.
Tout recommencera par quelques petits groupes d'hommes
qui s'aimeront et
qui referont une 'civilisation terrestre sous le
regard de Dieu.
34
Ces deux indices se
retrouvent incontestablement dans la
civilisation antique agonisante.
Toute
civilisation qui déserte
le rapport fondamental,
toujours concret,
de l'homme au
monde, pour se complaire
dans les prestiges de l'abstraction, est marquée du sceau de la mort.
Toute
civilisation qui s'universalise
et franchit les limites que lui impose l'expression,
toujours définie et
circonscrite, de la vie et des échanges organiques,
abandonne ses racines et sa profondeur.
(1)
syncrétisme
:combinaison de doctrines, de systèmes initialement incompatibles .... (
rs ... exemple nos évêques communistes ..ou francs-maçons ...ou droits de
l'homistes ..)
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