Rédigée par un pape
moraliste, philosophe et théologien, Caritas in veritate
a surpris bien du monde en inversant la méthode d’exposition des
encycliques sociales de Paul VI et de Jean-Paul II… Benoît XVI
en effet ne part pas du constat sociologique des injustices du
développement mondial. Il part de l’homme, du cœur de l’homme et
de ce qu’il a en lui de plus fort comme de plus élevé : son
aspiration à aimer “de manière authentique”, dans la
vérité intégrale de l’amour (caritas) et la vérité existentielle
du prochain qui en constitue l’objet. Son texte est
anthropologique d’un bout à l’autre, ou plutôt au point
d’attaque et au point d’ancrage final de ses nombreux
développements. C’est pourquoi il ne s’adresse pas seulement aux
dirigeants économiques et politiques de la planète, mais d’abord
et surtout à chacun d’entre nous.
C’est aussi l’avis de Chantal Delsol, dans le dernier numéro de
Valeurs Actuelles:
“La recherche de la vérité dans la pensée et dans l’action
sociale signifie une quête anthropologique.
Quelle est cette
époque qui prétend sans cesse "placer l’homme au centre" sans
vouloir le connaître ? Ne faut-il pas admettre que les humains
sont corps et âmes, et par là ont des besoins spirituels autant
que matériels ? Si la justice des droits de l’homme délaisse
l’amour et la vérité, ne réduit-elle pas le bonheur au
bien-être, l’homme à un ventre et à un sexe ? Caritas in Veritate ne se saisit pas des questions sociales pour apporter
des réponses nouvelles. Elle se saisit des réponses
contemporaines pour montrer leur insuffisance : provenant du
christianisme, elles en ont gardé la forme en effaçant l’âme.
Ainsi, dénaturant tout, bonne conscience sans conscience, il n’y
a rien de plus dangereux. L’âme qu’il faut restaurer, c’est la
charité dans la vérité.” (Chantal Delsol, Valeurs
Actuelles, 16 juillet 2009.)
Eros, philia, agapè
Le mot de charité est souvent mal compris. Il faut le
resituer ici dans sa plénitude originelle : une plénitude qui
sublime sans la rejeter toute la puissance intérieure du désir
(eros), une plénitude qui intègre aussi les forces plus
sélectives et désintéressées de l’amitié (philia), pour
culminer enfin dans la seule vertu qui entend se faire “tout à
tous”, c’est-à-dire tout donner et tout recevoir (agapè).
L’amour et le don sont indissociables : l’homme ne s’attache aux
êtres et aux choses qu’en s’y investissant dans la durée. Aimer,
c’est donner, vouloir donner : de l’attention, du temps, de
l’argent. Mais c’est aussi accepter de recevoir ce que l’autre
ajoute à mon être en entrant dans ma vie ou en croisant mon
chemin. La charité n’est rien d’autre que cette forme supérieure
de l’amour qui prend le prochain pour objet. Ce qui
suppose de découvrir ou retrouver le sens de la relation au
prochain.
La crise économique que nous traversons traduit elle-même une
crise du minimum de confiance qui doit s’établir entre
humains pour que la loi du plus fort ou du plus malin ne
l’emporte pas partout. C’est une crise de la relation au
prochain. La spéculation financière a fini par se détruire
elle-même en se déconnectant de l’activité qui l’avait fait
naître : en se déconnectant de la réalité du travail des hommes
et des richesses qu’ils construisent ensemble au sein des
entreprises. Elle s’est coupée du réel en se coupant du prochain
: l’entrepreneur, le salarié, le client.
Mais ce qui est vrai en économie l’est aussi en morale.
L’effondrement des valeurs sociales, civiques, familiales
exploite le même ressort que celui des valeurs boursières : il
coupe les ponts de la confiance dans la relation entre
personnes, en renvoyant chacun d’entre nous aux macérations
douces-amères de ses pulsions internes et de sa subjectivité…
Déconnecter la sexualité de l’amour, déconnecter le mariage des
promesses de la fidélité, déconnecter la grossesse elle-même du
simple droit à la vie… n’est-ce pas nier l’autre, abolir
toutes les attentes de l’autre dans la relation que j’entretiens
avec lui ?
Si le prochain n’existe plus, a fortiori, le bien commun
n’a aucune chance de s’imposer au niveau des responsables
économiques et politiques de la société. Il faut sortir d’une
crise du sens qui nous fabrique de la dissociété. En
commençant par retisser le lien de la confiance dans la relation
au prochain.
Retrouver “l’ordre” de la
charité
Comme il est facile aujourd’hui de se tromper de “prochain” !
Tous les matins, tous les midis, tous les soirs, les journaux de
toute nature, physique ou numérique, le situent à plusieurs
milliers de kilomètres de notre lieu d’habitation…
Certes, les gens ne peuvent pas tout ignorer des heurts et des
malheurs qui frappent régulièrement la planète. Il reste à
craindre cependant qu’ayant pris l’habitude de se laisser
émouvoir ou impressionner à heures fixes, sur commande, l’homme
absorbé par les médias ne trouve plus place pour une seule
réaction du cœur authentique et charitable, voire une seule
action de solidarité civique sur son environnement immédiat.
La charité, on le sait, n’est vraiment charitable que
lorsqu’elle s’inspire d’un ordre, et même lui obéit… D’un
ordre qui ne commence pas à l’autre bout du monde… D’un ordre
qui ne consiste pas à s’alarmer d’abord, et encore moins
seulement, des catastrophes naturelles, des famines ou des
guerres éclatées aux quatre coins du globe.
Or, la principale conséquence morale de l’abus d’informations et
d’interconnections mondiales est précisément celle-là : nous
charger l’esprit ou le cœur d’une masse de préoccupations
abstraites, générales, et sur lesquelles nous n’avons pas
prise – en nous rendant ainsi chaque jour plus inaptes,
psychiquement et moralement, à écouter et comprendre ce qui se
passe autour de nous. Sans la magie des ondes, des sons, des
images, sans le prestige du journaliste ou du présentateur, le
malheur même des voisins de palier est hors jeu. Il n’a pas
droit de cité.
L’été de la grande canicule (août 2003), tandis que plus de
10000 personnes agonisaient à nos portes, dans la population des
personnes âgées et isolées, c’est la mort de l’actrice Marie
Trintingnant et le génocide des bébé-phoques qui ont tenu le
plus de place dans l’actualité !
“L’amour du prochain concret se dévalue ainsi en amour du
lointain abstrait, ce qui est bien la façon la plus hypocrite et
la plus odieuse de s’aimer soi-même.” Ce jugement qui
résume tout est de Marcel De Corte. Il ne fait que
décliner en termes de philosophie morale la parabole universelle
et tellement lumineuse du Bon Samaritain.
Regarder le monde sans écran
S’il fallait résumer d’un mot le principal méfait sur les
personnes de la surconsommation quotidienne de messages
informants, je dirais qu’elle a renversé dans l’esprit de ceux
qui s’y soumettent la formule de toute aspiration à la
sagesse, en commençant par les conditions psychologiques
élémentaires de tout élan de charité à l’égard du prochain.
Subversion, d’abord, de toute l’organisation naturelle des
relations affectives, pédagogiques et familiales entre les
humains ; mais surtout, pour chaque conscience individuelle
renvotée ainsi à sa propre solitude, subversion mentale de
l’ordre de la charité…
L’homme raisonnable, qui est l’homme éternel, s’estimait
lui-même quand il pouvait se dire – quelle que fût sa
philosophie ou sa religion – en accord avec ce que lui dictait
sa conscience. Entendons-nous : la conscience d’un devoir,
conforme à sa nature, éclairée par la connaissance de son
état... (Caritas in veritate)
En s’installant dans la consommation audiovisuelle tous azimuts,
nécessairement régulatrice et normative, qui le fera connaître,
aimer ou vouloir en fonction des critères de l’intelligentsia,
“l’informé” moderne, lui, renonce chaque jour davantage au
devoir de se diriger. D’ailleurs, il n’en a plus les moyens :
l’orientation sensorielle qu’il impose à son esprit ne lui en
laisse pas le choix. Ne voit-on pas en effet qu’il mobilise le
plus clair de son temps disponible à penser, dans la tête des
autres, à ce qui ne dépend pas de lui ? et qu’il consent
d’avance à se trouver d’accord, quel que soit le sujet, avec la
bonne conscience que les médias lui tiennent chaudement préparée
?
La plus sûre maxime de résistance intellectuelle et morale à
cette médiocratie informante résolument destructrice des droits
du prochain pourrait bien être simplement de
penser, dans sa tête, à ce qui dépend
de soi.
”On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne,
écrivait Bernanos, si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est
une conspiration universelle contre toute espèce de vie
intérieure” (La Bataille, 1946). Soixante-trois ans
après, cette conspiration universelle qui détruit la vie
intérieure porte ses conséquences logiques sur l’existence même
du prochain. Pour retrouver “la charité dans la vérité”, encore
une fois, il faut d’abord réhabiliter le sens de la relation au
prochain.
30.07.09
..... contribution au Synode 78 ...