Puisque nous sommes
dans le Tarn, je commencerai en citant un texte qui date de 1883, l'époque
des grandes lois laïques. Ce texte est extrait d'un discours tenu à
Mazamet par le pasteur Tommy Fallot, un des apôtres du Christianisme
social, pour l'ouverture d'un Synode des Églises protestantes : "Je
définis d'un seul mot la crise qui agite notre peuple et absorbe toutes
ses pensées. Nous assistons au douloureux enfantement de la société
laïque. La lutte sévit, terrible, passionnée, entre les hommes de notre
génération à l'horizon desquels s'est levé un idéal de liberté, de justice
et de vérité, et les serviteurs de l'ancien système, qui ne reculent
devant rien pour maintenir leur domination".
Le ton est donné. La
cause laïque, c'est le combat pour l'émancipation. Et nous serions
indignes de notre histoire, plaide l'orateur de Mazamet, "si nous nous
désintéressions de la grande lutte engagée autour de nous". Il évoque avec
lyrisme l'avènement de la société nouvelle : "un monde nouveau ne surgit
pas
sur les
racines du passé sans un effort immense". Citant certains de ses amis de
la Libre-pensée, Tommy Fallot croit discerner dans cette société qui s'élabore l'aspiration à ce qu'il appelle une "religion laïque" ; et c'est
ici qu'il a cette formule: "Etrange coïncidence ! la religion laïque que
réclame notre peuple est le dernier mot de l'évangile".
Il y a donc plus d'un
siècle déjà qu'était formulée cette idée du christianisme comme religion
laïque.
Les menaces les plus
sérieuses que connaît la laïcité ne sont pas d'ordre religieux : c'est la
montée des discours et des pratiques d'exclusion. Plus encore qu'à une
intransigeance religieuse, la laïcité se voit exposée aujourd'hui à la
poussée de l'intolérance et à la recrudescence de la xénophobie et du
racisme, attisés par les discours d'une droite extrême (qui ne se limite
pas au Front National).
Toute religion porte
en elle une propension à l'intolérance parce qu'elle vise
la recherche d'un
Absolu, elle est toujours en danger d'absolutiser ses propres convictions.
Elle supporte difficilement que celles-ci soient remises en cause. "C'est
du fond même d'une conviction forte qu'il y a le péril de la violence",
dit Paul Ricoeur.
Nous touchons ici à
l'ambiguïté fondamentale du religieux. La religion, c'est le lien à
l'Autre, le pacte, l'Alliance. Ainsi dans la tradition biblique, le lien à
une Parole qui me précède et m'appelle... relation
à
l'Autre, qui est
elle-même créatrice, innovatrice de lien aux autres... dynamique
d'ouverture.
Mais -voilà
l'ambivalence- cette ouverture est toujours en péril de se refermer. Ce
langage qui relie... peut devenir un langage qui exclut "l'autre"... Ce
langage qui enracine (dans une histoire, une tradition, une généalogie)
peut devenir aussi un langage qui enferme... qui engendre une adhésion
non-critique.
La figure du prophète
La tradition biblique
comporte ici quelque chose de remarquable. Le prophète c'est celui (ou
celle) qui se lève au nom de la Parole pour dénoncer l'usage pervers de la
Parole. Là où la violence est instituée, là où le droit des faibles est
bafoué, où la religion et ses grands-messes couvrent l'injustice, le
prophète est cet inconnu qui sort du rang pour renouer avec le message
originaire... Il est porteur d'un discours critique, polémique,
iconoclaste, qui est une mise en question radicale, et qui va parfois
jusqu'à annoncer la mort du Temple... La tradition biblique porte ainsi en
elle-même sa propre contestation... une remise en question permanente.
Le message religieux
porte en lui un appel à cheminer contre nous-mêmes. S'il y a religion, dit
Ricoeur, c'est "chaque fois que quelque chose est dit à partir d'un lieu
que je n'occupe pas."
Autrement dit:
"Le message me dépasse, mais aussi il me désarme." Il porte en lui à
cheminer contre cette composante de violence dont toute religion est
porteuse.
C'est pourquoi le
rapport entre religions et laïcité ne sera jamais tout à fait lisse et
serein. Parce que toute religion est elle-même travaillée par cette
tension entre une recherche d'absolu, sinon une prétention à l'Absolu, et
la reconnaissance des "autres" (convictions ou religions).
Le paradoxe d'un Dieu
laïque
Y aurait-il une
manière de penser le rapport religion/laïcité, où la vision religieuse
elle-même appellerait la laïcité ? J'aimerais suggérer que ce paradoxe
constitue une des singularités du récit chrétien.
1. D'abord Jésus est
un laïque
Il n'est ni un
prêtre, ni un adepte d'un des partis religieux de son temps. Il échappe à
tout statut ou toute catégorie religieuse.
Son discours a
souvent une allure laïque. Il parle en paraboles, et les paraboles sont de
petits scénarios de la vie quotidienne dans ce qu'elle a de plus commun.
Bien plus, il entre en conflit avec les religieux de quelque tendance
qu'ils soient, par exemple sur la question du pur et de l'impur, du permis
et du défendu, ou sur la question de l'étranger (cf le Bon Samaritain).
Dès le début, le conflit avec les religieux se tend jusqu'à
annoncer l'issue
finale. Jésus est condamné par l'instance religieuse légitime, dépositaire
du sacré, pour outrage à la religion.
2. Jésus laïcise la
relation à Dieu
Il bouleverse la
vision religieuse du monde, qui est déterminée à sa racine par la
séparation du profane et du sacré, du pur et de l'impur. Pour lui -et dans
la ligne de la tradition juive- le rapport avec Dieu et avec autrui sont
inséparables. L'un renvoie à l'autre. Le rapport avec Dieu s'atteste dans
le rapport avec le prochain, très spécialement sous le visage de
l'étranger et de l'exclu. Jésus est ainsi porteur d'une humanisation
radicale de l'acte religieux.
De plus, il met en
oeuvre un modèle d'intégration qui transgresse toutes les formes de
discrimination, qui réunit les différents, et viole ainsi les tabous
religieux, afin de signifier à quiconque la dignité inaliénable qu'il lui
reconnaît. Ce modèle d'intégration, qui affranchit de tous les codes
sociaux et religieux en vigueur, constitue une telle provocation qu'il
conduira ultérieurement à la fracture avec le judaïsme.
3. Jésus apparaît
comme un "Messie à l'envers" (Marcel Gauchet)
Qu'est-ce qu'un
Messie ? Le grand héros libérateur dont la venue et le triomphe vont
apporter la régénération de l'univers. S'y substitue la figure inverse,
celle d'un crucifié, c'est-à-dire celle d'un non-pouvoir absolu. C'est
l'antitype du Messie. L'antitype aussi de l'empereur. L'empereur vénéré
comme un Dieu tout en haut de la pyramide humaine symbolise la
divinisation du pouvoir. S'y oppose tout en bas le visage de ce supplicié,
un quelconque parmi les suppliciés de l'empire romain. Le récit chrétien
opère ici bien davantage qu'une laïcisation radicale de la figure de Dieu:
un complet renversement de toutes nos représentations de Dieu.
Ce n'est pas d'un
lieu de toute-puissance, mais de ce lieu de non-pouvoir que parle la
parole de Jésus, comme une parole vulnérable et contestée. Cette parole
appelle la réponse de la foi comme une décision libre. Ce retrait de Dieu,
qui se dévoile sous la figure du crucifié, qualifie le monde comme un
espace laïque, comme la maison commune des humains. Il instaure chaque
être humain dans sa liberté et sa responsabilité à l'égard de notre maison
commune.
Car la communauté de
Jésus, qui vit de cette parole, n'a vocation ni à régner, ni à régenter.
Elle n'a pas à exercer un quelconque magistère, fût-il moral, sur la
société humaine, ni à s'y représenter comme "experte en humanité". Elle
n'a pas à définir les règles communes, ni les normes universelles, à
édicter le permis et le défendu.
Elle a certes, de par
son message, une tâche d'interpellation, notamment à l'égard des pouvoirs,
lorsque par exemple les droits humains sont bafoués, par exemple le droit
des étrangers, mais bien
d'autres associations
ont aussi cette fonction citoyenne.
Bref, elle est
appelée à faire écho de sa propre existence à ce paradoxe d'un Dieu
laïque, c'est-à-dire d'un Dieu qui rompt avec toute position de suprématie
pour ouvrir l'espace de la responsabilité humaine.
J'ai parlé du récit
chrétien, parce que c'est ici que je me situe. Je crois aussi qu'il a une
singulière originalité quant au rapport à la laïcité. Mais d'autres
traditions religieuses auraient sans doute en ce débat d'autres richesses
à faire valoir.
Conclusion
Il importe de mettre
toute conviction à l'épreuve de la critique, pour désamorcer cette
composante de violence ou d'intolérance que génère toute conviction forte,
fermée à toute remise en question. Mais il faut ressaisir aussi, au
travers et au-delà de la critique, des noyaux de conviction. Sans quoi la
critique verserait dans une forme de relativisme ou de scepticisme. La
critique nous aide à retrouver, par-delà le décapage qu'elle opère,
quelque chose qui résiste, qui est de l'ordre d'une conviction, d'une
affirmation ou peut-être d'abord de l'ordre d'une indignation, d'un refus,
d'une protestation.
La laïcité participe
elle aussi de cette interaction entre conviction et critique. Elle donne
lieu à une confrontation des convictions, et, par leur mise en débat, elle
incite à ce travail critique. Face à la montée des intolérances, et aux
crispations sur les dogmatismes, cette dialectique m'apparaît libératrice.
Peu avant sa mort
tragique, Pierre Claverie, évêque d'Oran, écrivait ces mots : "Découvrir
l'autre, vivre avec l'autre, entendre l'autre, se laisser façonner par
l'autre. Cela ne veut pas dire perdre son identité, rejeter ses valeurs,
cela veut dire concevoir une humanité plurielle... Il n'y a d'humanité que
plurielle, et dès que nous prétendons -dans l'Église catholique, nous en
avons la triste expérience au cours de notre histoire- posséder la vérité
et parler au nom de l'humanité, nous tombons dans le totalitarisme et dans
l'exclusion. Nul ne possède la vérité, chacun la recherche. On ne possède
pas Dieu. On ne possède pas la vérité, et j'ai besoin de la vérité des
autres".
Gérard Delteil
http://reseaux.parvis.free.fr/2000_hors_serie_laicite_delteil.htm