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Chez les chrétiens,
l'incompatibilité absolue entre l'esprit de la religion et
l'esprit de la
science,
qui ont l'un et l'autre leur adhésion, loge dans l'âme
en permanence un
malaise sourd et inavoué. Il peut être presque insensible;
il est selon les cas plus ou moins sensible; il est, bien entendu, à peu
près toujours
inavoué. Il empêche la cohésion intérieure. Il s'oppose à ce
que la
lumière chrétienne imprègne toutes les pensées.
Par un effet indirect
de sa présence continuelle, les chrétiens les plus fervents portent à
chaque
heure de leur vie des jugements, des opinions, où se trouvent appliqués
à leur insu des critères contraires à l'esprit du christianisme. Mais
la
conséquence la plus funeste de ce malaise est de rendre impossible que
s'exerce
dans sa plénitude la vertu de probité intellectuelle.
Le phénomène
moderne de l'irréligiosité du peuple s'explique presque entièrement par
l'incompatibilité entre la science et la religion. Il s'est
développé quand on
a commencé à installer le peuple des villes dans un
univers artificiel,
cristallisation de la science. En Russie, la transformation
a été hâtée par une
propagande qui, pour déraciner la foi, s'appuyait
presque entièrement
sur l'esprit de la science et de la technique. Partout,
après que le peuple
des villes fut devenu irréligieux, le peuple des campagnes,
rendu influençable par son complexe d'infériorité à l'égard des
villes, a suivi, bien qu'à un degré
moindre. Du fait même de la
désertion des églises par le peuple, la religion fut automatiquement
située à droite, devint une chose bourgeoise, une chose de
bien-pensants. Car en fait une religion
instituée est bien obligée de s'appuyer sur ceux qui vont à
l'église. Elle ne peut s'appuyer sur ceux qui restent dehors. Il est vrai,
que dès avant cette désertion, la servilité du clergé
envers les pouvoirs temporels lui a
fait faire des fautes graves. Mais elles auraient été réparables
sans cette désertion. Si elles ont provoqué cette
désertion pour une part, ce fut pour
une part très petite. C'est presque uniquement
la science qui a vidé les églises.
Si une partie de la bourgeoisie a été moins gênée dans sa piété par
la science que ne l'a été la classe
ouvrière, c'est d'abord parce qu'elle avait
un
contact moins permanent et moins
charnel avec les applications de la
science. Mais c'est surtout parce
qu'elle n'avait pas la foi. Qui n'a pas la foi
ne peut pas la perdre. Sauf quelques
exceptions, la pratique de la religion
était pour elle une convenance. La
conception scientifique du monde n'empêche
pas d'observer les convenances.
Ainsi le
christianisme est en fait, à l'exception de quelques foyers de lumière,
une
convenance relative aux intérêts de ceux qui exploitent le peuple.
Il n'est donc pas
étonnant qu'il ait une part somme toute si médiocre, en ce
moment, dans la lutte contre la forme
actuelle du mal.
D'autant plus que,
même dans les milieux, dans les cœurs où la vie religieuse
est sincère et intense, elle a trop souvent au centre même un principe
d'impureté par une insuffisance de l'esprit de vérité. L'existence de la
science donne mauvaise conscience aux
chrétiens. Peu d'entre eux osent
être certains que, s'ils partaient de
zéro et s'ils considéraient tous les problèmes en abolissant toute
préférence, dans un esprit d'examen absolument
impartial, le dogme chrétien leur apparaîtrait comme étant
manifestement et totalement la
vérité. Cette
incertitude devrait relâcher leurs liens avec la religion ;
il n'en est pas
ainsi, et ce qui empêche qu'il en soit
ainsi, c'est que la vie religieuse leur
fournit quelque chose dont ils ont
besoin. Ils sentent plus ou moins confusément
eux-mêmes qu'ils sont attachés à la religion par un besoin. Or le
besoin n'est pas un lien
légitime de l'homme à Dieu.
Comme dit Platon, il y a une
grande distance entre la nature de la nécessité et celle du bien.
Dieu se donne à l'homme gratuitement
et par surcroît, mais l'homme ne
doit pas désirer recevoir.
Il doit se donner totalement, inconditionnellement, et pour le seul motif
qu'après avoir erré d'illusion en illusion dans la
recherche ininterrompue du bien, il
est certain d'avoir discerné la vérité en se tournant vers Dieu.
Dostoïevski a
commis le plus affreux blasphème quand il a dit: « Si le Christ
n'est pas la
vérité, je préfère être hors de la vérité avec le Christ. » Le Christ
a dit
: «
Je suis la vérité. » Il a dit aussi qu'il était du pain, de la boisson
; mais
il a dit: «Je suis le pain vrai, la
boisson vraie», c'est-à-dire le pain qui est
seulement de la vérité, la boisson qui
est seulement de la vérité. Il faut le désirer d'abord comme
vérité, ensuite seulement comme nourriture.
Il faut bien qu'on ait complètement
oublié ces choses, puisqu'on a pu
prendre Bergson pour un chrétien; lui
qui croyait voir dans l'énergie des mystiques la forme achevée de
cet élan vital dont il s'est fait une idole.
Alors que la merveille, dans le cas des
mystiques et des saints, n'est pas qu'ils aient plus de vie, une
vie plus intense que les autres, mais qu'en eux
la vérité soit devenue de la vie. Dans
ce monde-ci la vie, l'élan vital cher à Bergson, n'est que du
mensonge, et la mort seule est vraie. Car la vie
contraint à croire ce qu'on a besoin
de croire pour vivre; cette servitude a
été érigée en doctrine sous le nom de
pragmatisme; et la
philosophie de Bergson est une
forme du pragmatisme.
Mais les êtres qui
malgré la chair
et le sang ont
franchi intérieurement une limite équivalente à la mort
reçoivent par-delà
une autre vie, qui n'est pas en premier lieu de la vie, qui
est en premier lieu
de la vérité. De la vérité devenue vivante.
Vraie comme
la mort et vivante
comme la vie. Une vie, comme disent les contes de
Grimm, blanche
comme la neige et rouge comme le sang. C'est elle qui est
le souffle de
vérité, l'Esprit divin.
.....
.
Dieu ne doit pas être pour un coeur
humain une raison de vivre comme est le trésor pour l'avare
....
On peut affirmer sans crainte
d'exagération qu'aujourd'hui l'esprit de
vérité est presque absent de la vie
religieuse
1192
Le christianisme
originel, tel qu'il se trouve
encore présent pour
nous dans le Nouveau Testament, et surtout dans les
Évangiles, était,
comme la religion antique des Mystères, parfaitement apte
à être l'inspiration centrale d'une
science parfaitement rigoureuse.
Mais le christianisme a subi une transformation, probablement liée à son
passage au rang de religion romaine
officielle. Après cette
transformation, la pensée chrétienne,
excepté quelques rares mystiques
toujours exposés au danger d'être condamnés, n'admit plus d'autre
notion de la Providence
divine que celle d'une Providence personnelle.
Cette notion se trouve dans
l'Évangile, car Dieu y est nommé le Père. Mais
la notion d'une Providence
impersonnelle, et en un sens presque analogue
à un mécanisme, s'y trouve aussi. «Devenez
les fils de votre Père, celui des
cieux; car il fait lever le soleil sur
les méchants et les bons, et fait tomber la pluie sur les justes et
les injustes... Soyez donc parfaits
comme votre Père céleste est
parfait". »
Ainsi c'est
l'impartialité aveugle de la matière inerte, c'est cette régularité
impitoyable de l'ordre du monde, absolument indifférente à la qualité des
hommes, et de ce fait si souvent accusée d'injustice
-
c'est cela qui est
proposé comme modèle de perfection
à l'âme humaine.
C'est une pensée d'une profondeur
telle que nous ne sommes pas
même aujourd'hui capables de
la saisir; le christianisme contemporain l'a tout à fait perdue.
1203/1204
La conception de
la Providence qui répond au Dieu du type romain, c'est
une intervention
personnelle de Dieu dans l'univers pour ajuster certains
moyens en vue de
fins particulières.
On admet que l'ordre du monde, laissé
à lui-même et sans
intervention particulière de Dieu à tel lieu, en tel instant,
pour telle fin, pourrait produire des effets non conformes au vouloir
de Dieu. On admet que Dieu
pratique les interventions particulières. Mais
on admet que ces interventions,
destinées à corriger le jeu de la causalité,
sont elles-mêmes soumises à la
causalité. Dieu viole l'ordre
du monde pour y faire surgir,
non ce qu'il veut produire, mais des causes qui amèneront ce qu'il
veut produire à titre d'effet.
1205/1206
Quand la notion de
Providence est introduite dans la vie privée, le résultat
n'est pas moins
comique. Quand la foudre tombe à un centimètre de quelqu'un sans le
toucher, il croit souvent avoir été préservé par la Providence. Ceux qui
sont à un kilomètre de là ne pensent pas devoir la vie à une intervention
de Dieu. Apparemment, quand le mécanisme de l'univers est sur le
point de tuer un
être humain, Dieu se demande s'il lui plaît ou non de lui
,
sauver la vie, et s'il décide de le faire, il donne un coup de pouce
presque imperceptible au
mécanisme. Il peut bien déplacer la foudre d'un centimètre pour
sauver une vie, mais non pas d'un kilomètre, encore moins
l'empêcher purement et simplement de
tomber. Il faut croire qu'on pense
ainsi. Autrement on se dirait que la
Providence intervient pour nous empêcher
d'être tués par la foudre à tous les instants de notre vie, au même
degré qu'à l'instant où la foudre
tombe à un centimètre de nous. L'unique
instant où elle n'intervienne pas pour
empêcher que tel être humain soit
tué par la foudre, c'est l'instant
même où la foudre le tue, si du moins cela
se produit. Tout ce qui n'arrive pas
est empêché par Dieu au même degré. Tout ce qui arrive est permis par Dieu
au même degré. La conception absurde de la Providence comme
intervention personnelle et
particulière de Dieu à des fins particulières est incompatible avec la
vraie foi.
Mais ce n'est pas une incompatibilité évidente. Elle est incompatible
avec la conception scientifique du monde;
et là l'incompatibilité est
évidente.
Les chrétiens
qui, sous l'influence de l'éducation et du milieu, ont
en eux cette
conception de la Providence ont aussi la conception scientifique
du monde, et cela sépare leur esprit en deux compartiments entre
lesquels se trouve une cloison
étanche; l'un pour la conception scientifique
du monde, l'autre pour la conception
du monde comme domaine où agit la Providence personnelle de Dieu. De ce
fait ils ne peuvent penser ni l'une ni l'autre.
La seconde d'ailleurs n'est pas pensable. Les incroyants, n'étant arrêtés
par aucun respect, discernent facilement que cette Providence personnelle
et particulière est ridicule, et la foi elle-même est de ce fait, à leurs
yeux,
frappée de ridicule
1207
La Providence divine n'est pas un trouble, une anomalie dans l'ordre du
monde. C'est l'ordre du monde lui-même. Ou plutôt
c'est le principe ordonnateur
de cet univers. C'est la Sagesse éternelle, unique, étendue à travers
tout l'univers en un réseau
souverain de relations. C'est ainsi que l'a conçue toute
l'Antiquité pré-romaine. Toutes les parties de
l'Ancien Testament où a pénétré
l'inspiration universelle du monde antique nous en apportent la
conception enveloppée d'une. splendeur verbale incomparable.
Mais nous sommes aveugles. Nous lisons sans comprendre.
La force brute n'est pas souveraine
ici-bas. Elle est par nature aveugle et indéterminée. Ce qui est
souverain ici-bas, c'est la détermination, la limite.
La Sagesse éternelle emprisonne cet
univers dans un réseau, dans un filet
de déterminations. L'univers ne s'y
débat pas. La force brute de la matière,
qui nous paraît souveraineté, n'est pas
autre chose en réalité que parfaite obéissance.
C'est là la
garantie accordée à l'homme, l'arche d'alliance, le pacte, la promesse
visible et palpable ici-bas, l'appui certain de l'espérance. C'est là la
vérité qui nous mord le coeur chaque
fois que nous sommes sensibles à la
beauté du monde.
C'est la vérité qui éclate avec d'incomparables accents d'allégresse dans
les parties belles et pures de l'Ancien Testament, en Grèce
chez les Pythagoriciens et tous les sages,
en Chine chez Lao-tseu, dans les
écritures sacrées hindoues, dans les fragments égyptiens. Elle est
peut-être cachée dans d'innombrables mythes et contes.
Elle apparaîtra devant nous,
sous nos yeux,
dans notre propre science, si un jour, comme à Agar, Dieu
nous dessille les yeux.
Ceci a
été écrit en 1943 ..... l'Eglise à évolué et continue d'évoluer. Je pense
que Vatican II en comporte certains germes .... ( bien que cela ne soit
forcément ceux qui nous sont malheureusement visible ou le mieux traduit
dans les faits) ..... A nous d'essayer de les percevoir et de les
valoriser...
Voilà une
citation extraite de L'Enracinement .... .... et qui peut-être nous donner
une compréhension de nos possibilités ....
1192/3
La grâce tombe de
chez Dieu dans tous les êtres; ce
qu'elle y devient
dépend de ce qu'ils sont; là où elle pénètre réellement, les
fruits qu'elle
porte sont l'effet d'un processus analogue à un mécanisme, et
qui, comme un mécanisme, a lieu dans la durée. La vertu de patience, ou
pour
traduire plus exactement le mot grec, d'attente immobile, est relative
à cette
nécessité de la durée.
La
non-intervention de Dieu dans l'opération de la grâce est exprimée aussi
clairement
que possible: «Le royaume de Dieu, c'est comme si un homme
jette du grain dans
la terre, puis dort et veille la nuit et le jour, et le grain
germe et pousse
sans qu'il sache comment. Automatiquement la terre porte le
fruit; d'abord la
tige, puis l'épi, puis la plénitude du grain dans l'épi.»
Tout ce qui
concerne la demande évoque aussi quelque chose d'analogue à un
mécanisme. Tout
désir réel d'un bien pur, à partir d'un certain degré d'intensité, fait
descendre le bien correspondant. Si l'effet ne se produit pas, le
désir
n'est pas réel, ou
il est trop faible, ou le bien désiré est imparfait,
ou il est
mélangé de mal.
Quand les conditions sont remplies, Dieu ne refuse jamais.
Comme la
germination de la grâce, c'est un processus qui s'accomplit dans la
durée. C'est
pourquoi le Christ nous prescrit d'être importuns.' Les comparaisons
dont il use sur ce point évoquent, elles aussi, un mécanisme.
C'est un
mécanisme
psychologique qui contraint le juge à satisfaire la veuve: «Je ferai
justice à
cette veuve parce qu'elle ne fait que me fatiguer»,
et l'homme
endormi à ouvrir à son ami
:
« S'il ne se lève
pas par amitié pour lui, il se lèvera
à cause de son
impudence".» Si nous exerçons une espèce de contrainte sur
Dieu, il ne peut
s'agir que d'un mécanisme institué par Dieu. Les mécanismes
surnaturels sont au
moins aussi rigoureux que la loi de la chute des corps
;
mais les mécanismes
naturels sont les conditions de la production des événements
comme tels, sans égard à aucune considération de valeur; et les mécanismes
surnaturels sont les conditions de la production du bien pur comme tel.
C'est ce qui est confirmé par
l'expérience pratique des saints. Ils
ont constaté, dit-on, qu'ils
pouvaient parfois, à force de désir, faire descendre
sur une âme plus de bien qu'elle-même
n'en désirait. Cela confirme que le bien descend du ciel sur la terre
seulement dans la proportion où certaines
conditions sont en fait réalisées sur
terre.
...ai trouvé par ailleurs ...