Les aventures de la réification
......
1.2.LA PENSÉE DE L ’ ALIÉNATION
EN RACCOURCI
La théorie de l ’aliénation
de Marx est fortement influencée par la théorie de
l ’aliénation de Hegel, tel
qu ’il l ’a présentée dans la Phénoménologie de
l ’esprit ,et par l
’anthropologie philosophique de Feuerbach. Dans le chapitre
qui suit,je montrerai qu
’on peut dégager deux théories de l ’aliénation chez
Marx et que chacune
correspond à un point de départ théorique différent. La
première,qui part du
concept du travail et qui suppose une anthropologie phi-
losophique normative de l
’être générique de l ’homme, a trouvé son expression classique dans les
Manuscrits économico-philosophiques de 1844.La seconde, qui procède du concept de marchandise et qui repose sur une analyse
structuralo-historique du système capitaliste en tant que système d
’échange généralisé,est exposée dans le Capital. Dans le système
capitaliste,qui est à proprement parler un système d ’exploitation,le
travailleur ne réalise pas ses puissances spécifiquement humaines
(autoréalisation dans et par le travail,sociabilité et affinement des
organes de sens),mais il les nie et,par là,il se nie lui-même.
Son travail est aliéné
parce que le produit du travail ne lui appartient pas ;il
appartient au
capitaliste,par rapport auquel l ’ouvrier est également aliéné. Plus l
’ouvrier produit de richesses,plus il s ’appauvrit.C ’est ainsi
que,selon Marx, le processus de travail est devenu le processus d
’aliénation du propre travail de l ’homme,car,en travaillant,le
travailleur salarié et exploité a produit son contraire,le capital —
cette richesse étrangère qui le domine et qui l ’exploite en usant de
lui comme un moyen pour produire de la plus-value. Aliéné du
processus de travail,de ses produits et des autres hommes,l ’homme
est également aliéné de son essence.
Or,le capitalisme n ’est
pas seulement un système de production basé sur
l ’exploitation et l
’aliénation de la classe laborieuse,c ’est aussi un système
d ’échange généralisé. La
marchandise y est devenue,selon Marx,la forme
universelle du produit,par
suite de quoi la valeur d ’échange de la marchandise supplante la
valeur d ’usage au point que la valeur d ’échange apparaît,dans
UNE HISTOIRE CRITIQUE DE LA
SOCIOLOGIE ALLEMANDE 16
l ’attitude naturelle des
échangistes,comme inhérente à la nature même du produit, alors qu ’en
réalité elle résulte du travail qui y est incorporé et qui s ’exprime
comme un rapport de grandeur entre choses échangées. Le rapport
social entre personnes est médiatisé par le rapport économique entre
les choses au point de se confondre avec lui. C’est là l
’essentiel de la seconde théorie de l ’aliénation, celle du fétichisme
des marchandises :«Un rapport social déterminé des hommes entre
eux,revêt ici pour eux la forme fantastique d ’un rapport des choses
entre elles.»Tout en présentant le marxisme comme une philosophie
réaliste des relations internes,j ’insisterai,contre les
interprétations «idéologisantes », sur le fait que l ’inversion des
hommes et des choses ne relève pas de l ’illusion,mais qu ’elle
renvoie à un rapport de domination structurel. Faute d ’un organisme
institué qui règle à la fois la production et la distribution des
produits du travail,les choses dirigent plutôt les hommes que les
hommes ne dirigent les choses.
Pour Marx,l ’aliénation du
travailleur et le fétichisme des marchandises
sont des phénomènes
historiquement déterminés et,donc,passagers. Georg
Simmel,en
revanche,le plus original des classiques de la sociologie qui fut
fortement influencé par la
philosophie de la vie,estime pour sa part que
l ’objectivation et l
’autonomisation des formes socio-culturelles,n ’obéissant
qu ’à leur propre logique
objective et immanente,relèvent de la fatalité universelle.
Et qui plus est,non
seulement les contenus de la culture objective se sont
autonomisés par leur
accumulation hypertélique,mais ils ont aussi pris une
telle ampleur qu ’ils ont
fini par dépasser la capacité d ’incorporation et d ’as-
similation de quiconque.
Ce conflit entre la culture objective et la culture
subjective se poursuit
dans le conflit entre l ’individu et la société. À la diffé-
rence de Marx,Simmel ne
propose cependant aucune solution. Ce qui se
comprend,car,comme nous le
verrons au chapitre 3,pour Simmel,la tragédie
de la culture et de la
société n ’est que la reproduction sur le plan historique du tragique
de la vie,du flux de la vie qui pour s ’exprimer et se réaliser doit
s ’autoaliéner dans des
formes fixes et figées qui l ’étouffent.Le caractère tragique de la
culture et de la société,comme celui de la vie,provient donc de ce que
sa négation est inscrite dans leur nature même.
Moins «philosophant » que
Simmel,,Max Weber n ’est pas pour autant plus
optimiste que lui quant à l
’avenir de la société occidentale. D ’après Weber,la
généralisation de la
rationalité formelle et sa tendance à pénétrer dans toutes les sphères
de la vie est le propre de l ’Occident — de là le refrain wébérien
::
«seulement en Occident ».La
rationalité formelle — formelle parce que liée à
aucun but substantiel
— repose sur la calculabilité maximale des moyens et
des procédures,ainsi que
sur la prévisibilité des règles abstraites et des activités dans une
sphère particulière d ’action.Résultant de l ’objectivation de l
’activité rationnelle en finalité,cette forme de rationalité est
désormais une propriété objective des structures sociales de la
société moderne. Elle se caractérise par l ’objectivité,l
’impersonnalité,l ’anéthicité et la discipline. Qu ’il s ’agisse de
l ’économie capitaliste,de la bureaucratie monocratique ou de la
justice formaliste, «sans le moindre égard pour les personnes » —
phrase capitale pour
LES
AVENTURES DE LA RÉIFICATION 17
comprendre la nature de la
rationalité formelle objective —,selon Weber,la
rationalisation formelle
menace impitoyablement la liberté et la dignité de
l ’homme.Dans ce sens,on
peut dire que la rationalisation formelle de Weber est rigoureusement
synonyme de la réification de Marx.
Historiquement,la
bureaucratisation,la formalisation du droit,l ’expansion du marché et
l ’émergence des sciences modernes ont toutes joué un rôle
considérable dans la construction de la «cage de fer » de la
modernité..Ces processus,qui ont
tous connus une dynamique
autonome,ont été des processus partiels causale-
ment importants,mais,d
’après Weber,c ’est seulement leur combinaison et
leur conjonction avec l
’éthique protestante ascétique et intramondaine qui a pu mettre en
branle la grande transition vers la modernité. Dans le chapitre 4,
j ’essaierai de montrer que
la signification culturelle du protestantisme ascétique relève,en
dernière instance,du fait qu ’il a favorisé «l ’esprit de
dépersonnalisation » et la réification des relations
interpersonnelles.. (NDL'Hqs... cela serait-il en relation avec
le fait que la Hollande soit la prémière nation a légaliser
l'euthanasie;;?)
Par la suite,Georg
Lukács,ce philosophe hégélo-marxiste,révolutionnaire
et millénariste,que je
critiquerai sévèrement dans le chapitre 5,reprendra la
théorie wébérienne de la
rationalisation formelle et,en la rattachant à la théorie marxiste du
fétichisme des marchandises,il formulera la théorie classique de la
réification. Le point de départ de cette théorie,exposée dans «La
réification et la conscience du prolétariat »,l ’essai central de son
Histoire et conscience de classe ,est la généralisation de la théorie
du fétichisme au-delà des marchandises.
Selon Lukács,le
fétichisme,phénomène qu ’il identifie d ’ailleurs
d ’emblée à celui de la
réification,constitue «le problème central,structurel,
de la société capitaliste
dans toutes ses manifestations vitales ».L ’universalité
de la forme
marchande,conçue comme prototype de toutes les formes d’objectivité,
fonctionnant selon leurs propres lois et dissimulant toute trace des
relations interhumaines qui les sous-tendent,conditionne, tant sur le
plan objectif que sur le plan subjectif, toute la vie extérieure et
intérieure de l ’homme. Dans la sphère du processus de production et de
reproduction matérielle, l’expression la plus achevée de la
réification est la transformation de l ’homme en marchandise et en
appendice de la machine.( ..nous y sommes...)
Ici,Lukács redécouvre,à la
suite de Simmel,la théorie de l ’aliénation du
travail que Marx avait
élaborée en 1844,mais jamais publiée,et cela en fusionnant la
catégorie marxiste du travail abstrait avec la catégorie wébérienne de
la rationalité formelle. En éliminant le caractère individuel,concret
et humain du travail et en le réduisant à des paramètres
quantitatifs,une organisation rationnelle et efficace,calculable et
prévisible du travail devient possible (taylorisme).
L ’ouvrier est alors
incorporé comme partie mécanisée dans un système méca-
nique qu ’il trouve devant
lui,achevé et inhumain,fonctionnant dans une totale
indépendance par rapport à
lui. Lukács estime que dans la société capitaliste la
réification se
généralise. La forme intérieure d ’organisation d ’entreprise
industrielle se révèle
alors comme le concentré de la structure de toute la
société. Exprimant le
«messianisme des opprimés »,Lukács attend que la
révolution prolétarienne
délivre le monde de la réification et de l ’aliénation,
restaurant ainsi la belle
totalité dont Hegel avait rêvé autrefois.
UNE HISTOIRE CRITIQUE DE
LA SOCIOLOGIE ALLEMANDE 18
La trajectoire de la
soi-disant «Théorie critique de l ’École de Francfort »,
dont nous analyserons les
représentants majeurs (Horkheimer,Adorno,
Marcuse)dans le second tome
de cet ouvrage,peut être comprise en termes
d ’une désillusion
croissante vis-à-vis des attentes lukácsiennes de la révolution.
Confrontés avec le fascisme
européen,le stalinisme soviétique et la société de
masse américaine,les
membres de l ’École de Francfort perdent tout espoir de
voir émerger une société
émancipée et se réfugient dans une sorte de pessimisme culturel qui a
trouvé son expression magistrale dans la Dialectique de la Raison
,ouvrage que Horkheimer et Adorno,exilés à Los Angeles,ont rédigé
ensemble. Dans ce classique de la théorie critique,la théorie
lukácsienne de la réification est coupée de toutes ses perspectives
rédemptrices et radicalisée à tel point que la réification finit par
apparaître comme un trait ontologique de la civilisation humaine. En
effet,pour expliquer le totalitarisme,Horkheimer et Adorno développent
une philosophie de l ’histoire négative qui voit déjà dans les
premières tentatives protohistoriques pour maîtriser la nature les
germes du déploiement fatal d ’une logique diabolique de
réification croissante qui détruit tout sur son passage et qui
trouvera son accomplissement dans les camps de la mort.Le problème
de cette perspective négativiste est,comme nous le verrons, qu ’en
identifiant d ’emblée la rationalisation à la réification,elle ne peut
que mettre le doigt sur l ’échec permanent de la civilisation.
Conséquemment,que ce soit sous le vocable de la «société
unidimensionnelle » ((Marcuse,chap.3), de la «société
totalement administrée » ((Horkheimer,chap.1)ou du «contexte d
’aveuglement » ((Adorno,chap.2),la sociologie francfortoise,fixée
comme elle l ’est sur les processus de domination croissante de la
nature et de l ’homme, ne peut que dénoncer la réification (au
demeurant totale)qui réprime toute tentative d ’émancipation et
qui,si elle n ’élimine pas simplement les individus, les étouffe en
les réduisant à l ’état de
suivistes dépersonnalisés.
Finalement,dans sa
grandiose Théorie de l ’agir communicationnel ,Jürgen
Habermas,chef de
file de la seconde génération de la Théorie critique,reprendra et
reformulera la théorie de la réification dans le paradigme de la
philosophie de la communication. Dans cette perspective,la
problématique de la réification n ’est plus immédiatement associée au
problème de la rationalisation formelle en tant que telle,comme c
’était le cas chez les membres de l ’École de Francfort ;elle est
plutôt liée au problème de la disjonction du système et du monde
vécu,ou mieux,au problème de la «colonisation » du monde vécu par les
sous-systèmes conjugués de l ’économie et de l ’État.En effet,pour
Habermas, la disjonction du système et du monde vécu,rendue possible
sur la base d ’un monde vécu culturellement rationalisé,ne relève pas
encore de la pathologie sociale. Dans un monde hypercomplexe,le
remplacement du langage dans les sous-systèmes économiques et
administratifs par les médiums régulateurs
qui décrochent l ’action
des processus d ’intercompréhension et la coordonnent au moyen des
valeurs instrumentales généralisées (l ’argent et le pouvoir)qui
facilitent l ’intégration et la différenciation des systèmes de l
’activité par rapport à une fin,est tout simplement indispensable.
Cependant,dans la perspective de l ’agir communicationnel,la
disjonction du système et du monde vécu devient pathologique lorsque
la dynamique propre des sous-systèmes agit rétroactivement sur les
formes de vie culturelles ;lorsque les mécanismes d ’intégration
systémique (l ’argent et le pouvoir)refoulent les
formes de l ’intégration
sociale (le langage)hors des domaines où la coordina-
tion de l ’action ne peut
se faire que par le médium langagier ;bref,pour
Habermas,il y a
réification lorsque le complexe monétaire-bureaucratique
touche et envahit les
sphères qui ne sauraient être intégrées autrement que par la
communication langagière.
Retour en
haut
2. Le pathos
idéologique de la critique de la réification
2.1.L ’AUTONOMIE
RELATIVE DE LA SOCIOLOGIE
L ’expérience de l
’autonomie relative des ensembles socioculturels auto-
référentiels,fonctionnant
selon des mécanismes rigoureux et capables,sinon
d ’imposer aux agents leur
nécessité,du moins de limiter plus ou moins sérieu-
sement leur marge d
’action,est l ’expérience fondatrice de la sociologie en tant que
discipline relativement autonome
12
.En effet,la sociologie,définie vaguement comme «science de la société
»,est née au dix-neuvième siècle,suite à l ’effondrement de l ’Ancien
Régime sous les coups de butoir que lui portaient la Révolution
française et la révolution industrielle,de la découverte de la
«société » en tant que formation relativement autonome 13 ..Ces deux
révolutions simultanées qui lancent la civilisation occidentale dans l
’orbite de la modernité n ’ont pas seulement transformé le monde en
accélérant l ’histoire, elles ont également bouleversé l ’expérience
et la vision du monde traditionnelles.
Désormais,la société n
’est plus vécue et perçue comme un ensemble immuable, métasocialement
garanti par Dieu ou le Prince,mais comme un ensemble de formations
sociales en perpétuel mouvement,relativement aveugle et relativement
indépendant par rapport aux individus
14
.
.........Les paragraphes
suivants sont consultables sur le site:
.........www.revuedumauss.com/pages/CR1.htlm
2.2.ANOMIE
VERSUS ALIÉNATION
2.3. LES
ANTI-LUMIÈRES ÉCLAIRÉES
2.4.SYSTÈME
ET «SURRÉIFICATION
....................
3. Petites querelles
philologiques
4. Réification sociale
et chosification méthodologique
4.1. LES
PARADOXES DE LA RÉIFICATION
..................
4.2.DES
CONCEPTS COUPLÉS
4.2.1.La chosification
méthodologique
...............Retour
en haut
4.2.2.La
réification sociale
—
Dans la tradition du «marxisme occidental
»,
les analyses de Marx sont
combinées avec celles de Hegel,de Simmel et de
Weber. Histoire et
conscience de classe de Georg Lukács est considéré comme
la «bible »
((Merleau-Ponty)de cette tradition intellectuelle importante .La
notion de réification y est
amplement utilisée pour critiquer l ’autonomisation
aliénante du système
social,soit comme fait social,soit comme fait idéologique.
La critique de la
réification sociale est proprement dialectique et,partant,
quelque peu paradoxale :c
’est en insistant sur l ’autonomie de l ’objet qu ’elle
vise à réactiver l
’autonomie du sujet. Une telle manœuvre dialectique n ’est
possible que si l ’on
présuppose que l ’objet est sujet ou,autrement dit,que
l ’objet est un produit
extériorisé du sujet. La métaphore hégélienne de la dif-
férenciation et de l
’inversion du sujet et de l ’objet constitue donc la «base
grammaticale » de la
critique de la réification ..Une fois qu ’on a compris cela,
on peut également
comprendre la critique de la réification comme une critique
proprement
transformatrice,c ’est-à-dire comme une critique qui vise à inverser
l ’inversion du sujet et de
l ’objet.Pour paraphraser Freud :là où était l ’objet,le
sujet doit advenir.
Si l ’on reconstruit
maintenant une version idéaltypique de la théorie de la
réification,qui,pensée
jusqu ’au bout,débouche sur un modèle de la société
totalement administrée
(total verwaltete Gesellschaft ),on peut distinguer trois
niveaux analytiques
superposés,à savoir le niveau fondamental de la critique
proprement sociale
(a)et,superposés à celui-ci,deux niveaux de la critique
idéologique,le premier
ayant trait à la fausse conscience pré-réflexive (b),et le
second à la fausse
conscience réflexive 90 (c).
(a)Critique de la
société • Globalement,,la réification sociale a trait au
fonctionnement
relativement autonome,aliéné et aliénant,des systèmes de la culture et
de la société modernes et à leur transformation de moyens en fin pour
soi. Certes,les mondes de la culture et de la société,des
institutions et des
organisations,sont des
objectivations de l ’homme,des produits de leur praxis.
Mais,dans le cours de leur
développement,ces mondes se sont fatalement
complexifiés et ils ont été
formellement ou fonctionnellement rationalisés à
telle enseigne qu ’ils se
sont transmués en de véritables cosmos,fonctionnant
indépendamment de la
volonté et des intentions des individus,croisant leurs
plans et leurs
desseins,menaçant leur autonomie et même — à la limite — leur
existence. Comme l
’apprenti sorcier du Faust ,les hommes sont dominés par
les forces qu ’ils ont
eux-mêmes déchaînées. Hiroshima et Nagasaki,Harris-
burg et Bhopal et,plus
récemment,Tchernobyl,ces catastrophes qui ne sont
pas des catastrophes
naturelles,mais des catastrophes socialement induites,
sont à tel point
emblématiques de la modernité que,à en croire Ulrich Beck,il
faut désormais changer de
perspective et analyser la société (post)industrielle
comme une «société du
risque 91 ».Avec Sartre,on pourrait dire que la praxis
s ’est aliénée dans le «pratico-inerte
» et que la finalité s ’est renversée en «contre-
finalité 92 ».La
bureaucratie n ’en offre que l ’exemple le plus classique 93 .De
façon plus dramatique,les
cercles vicieux de la «contre-productivité institu-
tionnelle »,dénoncés par
Illich,illustrent le même problème. Passé certains
seuils critiques de
développement,la production devient un obstacle à la réalisation des
objectifs qu ’elle est censée servir :la médecine détruit la santé, l
’école abêtit, le transport immobilise et les communications rendent
sourd et muet 94 .
Dans la présente étude,j
’essaierai de reconstruire systématiquement le
développement de la théorie
de la réification en effectuant une synthèse
progressive de Hegel,de
Marx,de Simmel et de Weber. En anticipant et en
condensant à l ’extrême le
développement qui suivra,je peux dire que,dans la
tradition du marxisme
occidental,qui culminera dans la théorie critique de
l ’École de Francfort,la
théorie simmelienne de la tragédie de la culture et la
théorie wébérienne de la
rationalisation formelle seront reprises et rattachées à
la théorie marxiste de l
’aliénation.Dans cette optique,le capitalisme et la
rationalisation formelle
s ’activent et se renforcent mutuellement à tel point
qu ’ils finissent par
former un complexe infrastructurel systémique,dont le fonc-
tionnement se répercute sur
toutes les sphères de la culture. Celle-ci n ’est alors
plus qu ’un épiphénomène
passif de l ’infrastructure formellement rationalisée
de la société capitaliste.
Totalement déterminée,elle ne détermine plus ;elle
reflète simplement la base
et,partant,elle la renforce. Face à ce système
monolithique des systèmes,l
’individu s ’efface.Totalement impuissant,réduit
au rôle de support (Träger
)de la structure,il perd sa puissance transformatrice.
Activé par des forces
extérieures,il devient une simple fonction fonctionnante ;
désactivé,il est réduit à n
’être qu ’un spectateur passif de l ’énormité objective
qui l ’opprime.Par son
activité passivisée, il maintient et reproduit le fonction-
nement aliéné/aliénant
des structures sociales réifiées.
(b)Critique de la fausse
conscience • Le sujet aliéné n ’est pas seulement
impuissant («perte de
liberté »),il ne comprend plus non plus le sens de ce qui se passe
autour et au-dessus de lui («perte de sens
95 »).Dans
sa conscience,le fonctionnement autonome des structures
socio-culturelles se reflète comme un
phénomène naturel et
éternel,inhumain et inchangeable. Il est incapable
d ’aller au-delà des
apparences immédiates pour appréhender les rapports dia-
lectiques sous la surface
des choses,incapable de médiatiser les faits sociaux,
c ’est-à-dire de les placer
et de les interpréter dans le cadre de la totalité de la
société en devenir (das
Wahre ist das Ganze ),et ceux-ci sont fétichisés,c ’est-
à-dire fixés et figés dans
leur facticité et immuabilité «pseudo-concrète
96 ».
Englué dans l ’illusion de
l ’immédiateté,le sujet aliéné normalise,légitime et
renforce le fonctionnement
aliéné/aliénant des structures sociales réifiantes/
réifiées. Ici,la théorie
marxiste du fétichisme de la marchandise est reprise,
généralisée et rattachée à
la théorie hégélienne de la positivité,constituant une
théorie de la «fausse
conscience » ((Engels)ou de la «conscience réifiée »
(Lukács).Ensemble,superposées l ’une sur l ’autre,la théorie de la
réification
comme fait social et la
théorie de la conscience réifiée débouchent logique-
ment sur le constat (adornien)de
la réification totale :fatalement,le monde
réifié apparaît comme le
seul monde possible. Ce n ’est que si le triple voile de
la choséité,de la
naturalité et de l ’éternité est déchiré (cf.infra ,chap.5),donc
si l ’aveuglement social
est dépassé,que la réification cesse d ’être une fatalité.
perspective de la théorie
de l ’action.
LES AVENTURES
DE LA RÉIFICATION 41
Cependant,dans la mesure où
la théorie de la réification sociale tend — à la
limite — vers une vision
hyperobjectiviste du social et où la théorie de la cho--
sification méthodologique
tend,à l ’inverse,vers une vision hypersubjectiviste
de la société,ces deux
perspectives semblent s ’exclure mutuellement. De même
que la critique de la
chosification méthodologique peut être retournée contre
les théories sociologiques
de la réification sociale,la critique idéologique de la
réification sociale peut à
son tour être retournée contre la critique de la chosi-
fication
méthodologique. Tout se passe comme s ’il suffisait d ’adopter la pers-
pective de la réification
sociale pour se voir réfuter par la perspective opposée,
et vice versa .Dans la
conclusion du second tome de cet ouvrage,j ’essaierai
d ’échapper à la
circularité des perspectives en développant une théorie néo-
objectiviste ou
«structuriste » du social qui tient compte de la réification
|