Quand un "bien-pensant" apparaît comme un "mal-pensant"
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L'histoire des idées est fort
capricieuse. Un philosophe comme Marcel De Corte, qui fut proche de
Jacques Maritain et de Gabriel Marcel, autorités en matière de pensée
catholique et de résistance intellectuelle au nazisme, c'est-à-dire
"bien-pensants" exemplaires selon les critères du dernier conflit
mondial, est aujourd'hui considéré, à titre posthume, comme un
"mal-pensant" caractéristique.
C'est que ce professeur d'université de Liège, qui enseigna sans doute à
plus de douze mille étudiants belges et prononça de nombreuses
conférences dans le monde entier, était un adversaire absolu de tout
totalitarisme en matière de politique et de tout "modernisme" dans le
domaine religieux.
A l'heure où l'on célèbre à grand fracas les Gilles Deleuze et les
Pierre Bourdieu, quintessences de l'esprit soixante-huitard remis au
goût du jour, il est bien certain qu'un Marcel De Corte ne peut être que
méprisé ou méconnu. N'a-t-il pas dénoncé avec une belle vigueur le
danger qu'il y aurait à vouloir suivre le «mouvement de l'histoire»
?
Homme d'une profonde culture, sensible à l'héritage classique
gréco-romain et pétri d'une intense foi chrétienne, il a porté un regard
d'une grande lucidité sur la rupture entre les hommes d'aujourd'hui et
les communautés naturelles, famille, métier, région, sans lesquelles ils
ne sauraient appréhender la réalité ni manifester leur vitalité.
Aussi est-il utile que les éditions Rémi Perrin publient un de ses
meilleurs essais : La fin d'une civilisation.
Le message de cet
homme, qui se voulait d'abord catholique, peut s'entendre bien au-delà
de la communauté des croyants, tant, dans sa lutte incessante où il a
opposé la Révélation à la Révolution, il n'a cessé d'énoncer des vérités
qui nous concernent tous, que nous nous réclamions du ciel ou de la
terre.
Théologien et polémiste, il peut faire songer à quelque éternel croisé
surgi en notre siècle pour fustiger, d'une plume aussi meurtrière qu'un
glaive, ce qu'il considère comme des erreurs capitales.
Universitaire, il apparaît à ceux qui découvrent son œuvre tout autant
comme un paysan enraciné dans le réel que comme un guerrier ne voulant
connaître ni trêve ni repos.
Le futur philosophe est né à Genappe, dans le Brabant, cette province du
royaume de Belgique où se rencontrent Flamands et Wallons, le 20 avril
1905. Après de bonnes études classiques, son père l'expédie à
l'Université libre de Bruxelles, voulant ainsi le tenir à l'écart des
querelles linguistiques.
Docteur en philosophie et lettres dès 1929, il obtient une bourse qui
lui permet de se rendre en France et en Italie, avant de rentrer en
Belgique comme professeur de l'enseignement secondaire. Familier de
Poltin, d'Aristote et de Platon, il veut trouver une sorte de continuité
entre l'antiquité classique et les pères de l'Eglise et passe en 1933
l'agrégation de philosophie qui va lui permettre d'enseigner à
l'université de Liège, dès 1936, contre l'avis de certains "libéraux"
mais avec le soutien du roi Léopold III. Pendant la guerre, il deviendra
doyen de la Faculté de philosophie et lettres.
Parallèlement à sa carrière d'enseignant, il publie une quinzaine
d'essais entre 1933 et 1969.
"Visiting-professor" et conférencier dans de nombreuses universités
étrangères, il s'affirme aussi comme un polémiste redoutable, notamment
lors de sa collaboration à la revue Itinéraires, où il dénonce ce qu'il
estime comme les dérives de l'Eglise et les désordres d'une société dont
il fustige les désordres survenus depuis la Renaissance, le temps des
Lumières et la Révolution, préludes au "modernisme" contemporain.
Père de cinq enfants et de nombreuses fois grand-père, il meurt en 1994,
dans sa quatre-vingt-dixième année, laissant à ses partisans comme à ses
adversaires le souvenir d'un philosophe "engagé", tout aussi convaincu
que batailleur.
On vient de rééditer un de ses livres, La fin d'une civilisation,
paru en 1949, et qui sera sans doute suivi de deux autres ouvrages
essentiels : L'homme contre lui-même (1963) et L'intelligence
en péril de mort (1969).
Soucieux du réel, De Corte se garde de parler de LA Civilisation mais d'UNE
Civilisation, précisant d'emblée que «l'appel à l'universalité est
pour une civilisation l'appel de la mort».
Peu soucieux d'être à la mode, il ne craint pas d'affirmer : «Il
existe des civilisations gonflées de sève et des civilisations
stagnantes. La loi de la vie et de l'être est l'inégalité concrète.»
Cet inlassable observateur, à l'instar du vieux Georges Sorel,
socialiste révolutionnaire intégral, ne croit pas aux illusions du
progrès :
«Nous voyons l'une après l'autre les fonctions de la vie civilisée :
les mœurs, l'art, la science, la philosophie, la politique, la société,
la religion, atteintes par un implacable processus de décadence.» Et
il ajoute : «Ce monde n'est plus qu'une terre abstraite, grise,
uniforme?»
Les causes de ce déclin sont pour lui évidentes : la rupture de la
liaison avec la nature et la tendance à s'universaliser (on dirait
aujourd'hui à se mondialiser). En un mot, il s'agit d'un abandon des
racines et des traditions.
Curieusement, ce disciple de Simone Weil rejoint Nietzsche quand il
évoque «la notion ésotérique du cercle», cet éternel retour, car
«le cycle n'est pas une chose, il est la vie elle-même».
Son analyse, à qui veut réfléchir, est imparable : «C'est sur cette
opposition entre l'abstrait et le concret, l'idée et le réel, qu'il
importe de faire pivoter le diagnostic de la crise de la civilisation.»
Critiquant tout à la fois d'égalitarisme et l'individualisme, la
civilisation de masse ou le nihilisme, il énumère les réalités qui
seules à ses yeux, pourraient enrayer le processus d'une décadence qui
semble irréversible : ce sont la famille, le métier, la commune, la
région (qui est pour lui la vraie patrie)…
«C'est à la restauration et à l'adaptation aux conditions actuelles
de ces communautés concrètes où les hommes, par leurs échanges continus,
se sentent responsables les uns des autres et soumis à un même destin,
que nous devons, contre vents et marées, nous attacher. En ces cellules
sociales relativement réduites (…) où les hommes se situent concrètement
les uns par rapport aux autres.»
Même si la situation peut apparaître désespérée, il faut pourtant lutter
: «Il s'agit donc pour l'homme moderne de tenir coûte que coûte, s'il
le faut avec héroïsme, les foyers de vie authentique, au niveau
élémentaire qui subsiste encore.»
Ce chrétien reste un homme de la terre, de la Création : «Toute vie
commence par en bas, par la souche. A tout prendre, l'homme n'est
peut-être qu'un végétal raisonnable dont les racines plongent jusqu'aux
mystérieuses sources nourricières.»
Langage qu'un authentique païen ne pourrait certes récuser.