La fin du XXe siècle
et le début du XXIe annoncent, pensons-nous, d'immenses
changements dans la façon dont l'espèce humaine pourra agir sur le
monde, y compris sur elle-même, et consécutivement sur la conscience
qu'elle aura, et de ce monde, et d'elle-même. Ces changements,
sauf accident, prendront toute leur portée dès les premières
décennies du siècle actuel, sans pour autant cesser de se
manifester, en accélération constante, dans les décennies suivantes.
Ceci veut dire qu'un enfant âgé d'une dizaine d'années, aujourd'hui,
pourra à la fin de sa vie jeter sur les conceptions que nous avons
encore aujourd'hui de l'univers et des hommes le même regard curieux
mais globalement incompréhensif que le regard que nous portons sur
le monde féodal ou antique.
D'emblée, il faut noter que si
rien n'est fait, ces changements prodigieux ne seront
compréhensibles et le cas échéant maîtrisables, que par une très
petite minorité d'hommes, issus des couches socialement et
intellectuellement favorisées du monde occidental, et plus
particulièrement des Etats-Unis. De plus, tout se fera et se
communiquera en anglais. L'Europe pourra dans certains cas mais non
dans tous, essayer de tenir la distance. Tous les autres hommes,
comme l'ensemble des organismes vivants, seront affectés par ces
changements, mais ils les subiront passivement, pour le meilleur
dans certains cas, en ce qui les concernera, mais sans doute le plus
souvent pour le pire. Ceci dit, des politiques de ré-équilibrage
et de meilleur partage de l'accès aux connaissances et aux pouvoirs
seront possibles. Encore faudra-t-il que s'établissent en ce sens
des rapports de force plus favorables, dont l'on ne voit pas les
prémisses aujourd'hui, malgré les déclarations d'intention des
hommes politiques.
Cette mise en garde préalable ne
doit pas conduire à porter un jugement négatif ou catastrophiste sur
les changements en perspective - qui de toutes façons d'ailleurs
auront lieu inexorablement, autant que l'on puisse en juger, du fait
des avantages sélectifs qu'ils apporteront à ceux qui s'en
saisiront. Ces changements doivent au contraire être considérés par
tous, et notamment par les jeunes, comme ouvrant des perspectives
incroyablement excitantes et productives. Il s'agit véritablement,
pour reprendre une image éculée, de nouvelles frontières à franchir,
ouvrant d'infinis territoires nouveaux à explorer.
Dans quels domaines se produiront
les ouvertures que nous évoquons? L'on pourrait penser à
l'exploration spatiale, aux progrès de la physique des hautes
énergies ou de la cosmologie, et plus simplement à la conquête de
nouvelles formes d'énergies renouvelables et non polluantes
(dérivées essentiellement de l'énergie solaire). Mais selon nous ces
divers progrès, indubitables et incontestables, incontournables pour
le long terme du siècle, n'apparaîtront qu'en sous-produit, si l'on
peut dire, de progrès beaucoup plus fondamentaux et plus immédiats.
Ce seront ceux concernant la vie et l'intelligence artificielle, le
génie génétique et le décryptage du fonctionnement du cerveau.
Un point essentiel à souligner est
que, contrairement à la spécialisation encore trop répandue entre
chercheurs, ces trois domaines de recherche ne prendront tout leur
poids que si les personnes s'en occupant apprennent à coopérer, sur
le modèle proposé par Gérald Edelman* en ce qui concerne la
conscience. En simplifiant, il faudra cultiver systématiquement la
redondance et la ré-entrance, en acceptant la sélection permanente
des solutions les plus aptes à la survie compétitive. La redondance
veut dire que des techniques différentes (électroniques, génétiques,
neurologiques) pourront et devront converger vers les mêmes buts ou
fonctions, en acceptant des modes éventuellement dégradés de
fonctionnement. La ré-entrance, plus complexe à définir, veut dire
que toute modification apparue dans un domaine ou dans la
subdivision d'un domaine devra immédiatement être transmise et
introduite dans chacun des autres domaines, et que réciproquement
les réactions à cette transmission ou introduction devront être
retournées ou re-adressées, sans délais, vers tous les autres
domaines, y compris vers l'émetteur initial de la modification. Le
développement des réseaux interactifs à hauts débits, parallèles ou
en projection linéaire, fournissent dès aujourd'hui des solutions
pour la ré-entrance, solutions jusqu'ici inimaginables compte-tenu
des délais et lourdeurs de l'édition et de la communication
classique.
Le modèle de la société résultant
de cette évolution, modèle qu'il faudra absolument privilégier, sera
celui de la complexité et de la réactivité à la milliseconde. Gérald
Edelman définit la complexité d'un système comme "une synthèse
optimale de spécialisation fonctionnelle et d'intégration
fonctionnelle au sein de ce système". En d'autres termes, chacun
exerce son métier du mieux possible mais en informe tous les autres
en permanence, lesquels autres modifient en conséquence l'exercice
de leur propre métier. Quant à la réactivité, ou autrement dit
les délais de réaction et de réponse suite à de tels échanges, ils
devraient idéalement rejoindre le temps de la réaction moléculaire
ou biologique, c'est-à-dire, pour faire simple, viser de meilleures
performances que celles découlant des temps du politique et
de l'administratif. La société satisfaisant à cette double condition
ne sera évidemment jamais, ni fixée, ni "résumable" par des
définitions synthétiques objectives. En fait, ce sera une société de
processus, s'incarnant et se développant dans et par les activités
ou actions de ses divers acteurs, et donc en partie subjective et
privative à chacun de ces acteurs.