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La science moderne  .....par Simone Weil 

dossier : Simone Weil

 

Ceci un extrait tiré de  L'Enracinement Plaidoyer pour une Civilisation nouvelle ....de Simone Weil.  

 

p1177

La charge assumée aujourd'hui par les savants et par tous ceux qui écrivent autour de la science est d'un poids tel qu'eux aussi, comme les historiens et même davantage, sont peut-être plus coupables des crimes d'Hitler qu'Hitler lui-même.  (extrait )

 

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La conception moderne de la science est responsable, comme celle de l'histoire et celle de l'art, des monstruosités actuelles, et doit être, elle aussi, transformée avant qu'on puisse espérer voir poindre une civilisation meilleure.

Cela est d'autant plus capital que, bien que la science soit rigoureusement une affaire de spécialistes, le prestige de la science et des savants sur tous les esprits est immense, et dans les pays non totalitaires dépasse de loin tout autre. En France, quand la guerre a éclaté, c'était peut-être même l'unique qui subsistât; rien d'autre n'était plus objet de respect. Dans l'atmosphère du Palais de la Découverte, en 1937, il y avait quelque chose à la fois de publicitaire et de presque religieux, en prenant ce mot dans son sens le plus grossier. La science, avec la technique qui n'en est que l'application, est notre seul titre à être fiers d'être des Occidentaux, des gens de race blanche, des modernes.

Un missionnaire qui persuade un Polynésien d'abandonner ses traditions ancestrales, si poétiques et si belles, sur la création du monde, pour celles de la Genèse, imprégnées d'une poésie très semblable, ce missionnaire puise sa force persuasive dans la conscience qu'il a de sa supériorité d'homme blanc, conscience fondée sur la science. Il est pourtant personnellement étranger à la science autant que le Polynésien, car quiconque n'est pas spécialiste y est tout à fait étranger. La Genèse y est bien plus étrangère encore. Un instituteur de village qui se moque du curé, et dont l'attitude détourne les enfants d'aller à la messe, puise sa force persuasion dans la conscience qu'il a de sa supériorité d'homme moderne sur un dogme moyenâgeux, conscience fondée sur la science. Pourtant, relativement à ses possibilités de contrôle, la théorie d'Einstein est pour le moins aussi peu fondée et aussi contraire au bon sens que la tradition chtienne concernant la conception et la naissance du Christ. On doute de tout en France, on ne respecte rien; il y a des gens qui méprisent la religion, la patrie, l'État, les tribunaux, la propriété, l'art, toutes choses ; mais leur mépris s'arrête devant la science. ....

...... À l'autre pôle, on rencontre des prêtres ou des religieux pris par la vie religieuse au point de mépriser toutes les valeurs profanes, mais leur mépris s'arrête devant la science. Dans toutes les polémiques où la religion et la science semblent être en conflit, il y a du côté de l'Église une infériorité intellectuelle presque comique, car elle est due, non à la force des arguments adverses, généralement très médiocres, mais uniquement à un complexe d'infériorité.

Par rapport au prestige de la science il n'y a pas aujourd'hui d'incroyants. Cela confère aux savants, et aussi aux philosophes et écrivains en tant qu'ils écrivent sur la science, une responsabilité égale à celle qu'avaient les prêtres du XIIIe siècle. Les uns et les autres sont des êtres humains que la société nourrit pour qu'ils aient le loisir de chercher, de trouver et de communiquer ce que c'est que la vérité. Au xxe siècle comme au XIIIe, le pain dépensé à cet effet est probablement, par malheur, du pain gaspillé, ou peut-être pire.

L'Église du XIIIe siècle avait le Christ; mais elle avait l'Inquisition. La science du XXe siècle n'a pas d'Inquisition; mais elle n'a pas non plus le Christ, ni rien d'équivalent.

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Si l'esprit de vérité est presque absent de la vie religieuse, il serait singulier qu'il fût présent dans la vie profane. Ce serait le renversement d'une hiérarchie éternelle. Mais il n'en est pas ainsi. Les savants exigent du public qu'il accorde à la science ce respect religieux qui est dû à la vérité, et le public les croit. Mais on le trompe. La science n'est pas un fruit de l'Esprit de vérité, et cela est évident dès qu'on fait attention. Car l'effort de la recherche scientifique, telle qu'elle a été comprise depuis le xvie siècle jusqu'à nos jours, ne peut pas avoir pour mobile l'amour de la vérité. Il y a là un critère dont l'application est universelle et sûre; il consiste, pour apprécier une chose quelconque, à tenter de discerner la proportion de bien contenue, non dans la chose elle-même, mais dans les mobiles de l'effort qui l'a produite. Car autant il y a de bien dans le mobile, autant il y en a dans, la chose elle-même, et non davantage. La parole du Christ sur les arbres et les fruits le garantit.

Dieu seul, il est vrai, discerne les mobiles dans le secret des coeurs. Mais la conception qui domine une activité, conception qui généralement n'est pas secrète, est compatible avec certains mobiles et non avec d'autres ; il en est qu'elle exclut par nécessité, par la nature des choses. Il s'agit donc d'une analyse qui mène à apprécier le produit d'une activité humaine particulière par l'examen des mobiles compatibles avec la conception qui y préside.

De cette analyse découle une méthode pour améliorer les hommes - peuples et individus, et soi-même pour commencer - en modifiant les conceptions de manière à faire jouer les mobiles les plus purs. La certitude que toute conception incompatible avec des mobiles vraiment purs est elle-même entachée d'erreur est le premier des articles de foi. La foi est avant tout la certitude que le bien est un. Croire qu'il y a plusieurs biens distincts et mutuellement indépendants, comme vérité, beauté, moralité, c'est cela qui constitue le péché de polythéisme, et non pas laisser l'imagination jouer avec Apollon et Diane.

page 1187

Depuis la Renaissance - plus exactement, depuis la deuxième moitié de la Renaissance - la conception même de la science est celle d'une étude dont l'objet est placé hors du bien et du mal, surtout hors du bien, considéré sans aucune relation ni au bien ni au mal, plus particulièrement sans aucune relation au bien. La science n'étudie que les faits comme tels, et les mathématiciens eux-mêmes regardent les relations mathématiques comme des faits de l'esprit. Les faits, la force, la matière, isolés, considérés en eux-mêmes, sans relation avec rien d'autre, il n'y a rien là qu'une pensée humaine puisse aimer

suite voir: les savants

voir aussi  l'homo-scientificus .... l'homentranche

 

25.12.03

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