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Dès lors l'acquisition de connaissances nouvelles n'est pas
un stimulant suffisant à l'effort des
savants. Il en faut d'autres.
Ils ont d'abord le stimulant contenu dans la chasse, dans le sport, dans
le jeu. On entend souvent des
mathématiciens comparer leur spécialité au jeu
d'échecs. Quelques-uns la comparent aux
activités où il faut du flair, de l'intuition psychologique, parce
qu'ils disent qu'il faut deviner d'avance
quelles conceptions mathématiques
seront, si on s'y attache, stériles ou fécondes. C'est encore du jeu, et
presque du jeu de hasard. Très peu de savants pénètrent assez profondément
dans la science pour avoir le coeur
pris par de la beauté. Il y a un
mathématicien qui compare volontiers la
mathématique à une sculpture dans une
pierre particulièrement dure. Des
gens qui se donnent au public comme
des prêtres de la vérité dégradent
singulièrement le rôle qu'ils assument
en se comparant à des joueurs d'échecs ;
la comparaison avec un sculpteur est
plus honorable. Mais si l'on a
la vocation d'être sculpteur, il vaut mieux être sculpteur que mathématicien.
En l'examinant de près, cette comparaison, dans la conception
actuelle de la science, n'a pas de
sens. Elle est un pressentiment très confus
d'une autre conception.
La technique est pour une si grande part dans le prestige
de la science qu'on inclinerait à
supposer que la pensée des
applications est un
stimulant
puissant pour les savants, ce
n'est pas la pensée des
applications, c'est le
prestige même que les applications donnent à la science. Comme les
hommes politiques qui sont enivrés de faire
de l'histoire, les savants sont enivrés
de se sentir dans une grande chose.
Grande au sens de la fausse grandeur;
une grandeur indépendante de
toute considération du
bien.
En même temps certains
d'entre eux, ceux dont les recherches sont surtout
théoriques, tout en goûtant cette ivresse, sont fiers de se dire indifférents
aux applications techniques. Ils jouissent ainsi de deux avantages en
réalité incompatibles, mais compatibles dans l'illusion; ce qui est
toujours
une situation extrêmement agréable. Ils sont au nombre de ceux qui font
le destin des hommes, et dès
lors leur indifférence à ce destin réduit l'humanité
aux proportions d'une race de fourmis ; c'est une situation de
dieux. Ils ne se rendent pas compte
que dans la conception actuelle de la
science, si l'on retranche les
applications techniques, il ne reste plus rien
qui soit susceptible d'être regardé
comme un bien. L'habileté à un jeu analogue
aux échecs est une chose de valeur nulle. Sans la technique, personne
aujourd'hui dans le public ne s'intéresserait à la science; et si le
public ne s'intéressait pas à la science, ceux qui suivent une carrière
scientifique en auraient choisi
une autre. Ils n'ont pas droit à l'attitude de
détachement qu'ils assument. Mais
quoiqu'elle ne soit pas légitime, elle est
un stimulant.
Pour d'autres, la pensée
des applications au contraire sert de stimulant. Mais ils ne sont
sensibles qu'à l'importance, non au bien et au mal. Un savant qui se sent
sur le point de faire une découverte susceptible de bouleverser
la vie humaine tend toutes ses forces pour y parvenir. Il n'arrive
guère ou jamais, semble-t-il, qu'il
s'arrête pour supputer les effets probables
du bouleversement en bien et en mal, et renonce à ses recherches
si le mal paraît plus probable. Un tel
héroïsme semble même impossible; il devrait pourtant aller de soi.
Mais là comme ailleurs la fausse grandeur
domine, celle qui se définit par la
quantité et non par le bien.
Enfin les savants sont perpétuellement piqués par des mobiles sociaux qui
sont presque inavouables tant ils sont mesquins, et ne jouent pas un grand
rôle apparent, mais qui sont extrêmement forts. Qui a vu les
Français, en juin 1940, abandonner si
facilement la patrie, et quelques mois plus tard,
avant d'être réellement mordus par la
faim, faire des prodiges d'endurance,
braver la fatigue et le froid pendant
des heures, pour se procurer un neuf, celui-là ne peut pas ignorer
l'incroyable énergie des mobiles mesquins.
Le premier mobile social des savants,
c'est purement et simplement le devoir professionnel. Les savants
sont des gens qu'on paie pour fabriquer
de la science; on attend d'eux qu'ils en fabriquent; ils se sentent
obligés d'en fabriquer. Mais
c'est insuffisant comme excitant. L'avancement, les
chaires, les récompenses de toute
espèce, honneurs et argent, les réceptions à l'étranger, l'estime
ou l'admiration des collègues, la réputation, la célébrité, les titres,
tout cela compte pour beaucoup. Les
moeurs des savants en sont la meilleure preuve. Aux xve et xvne siècles,
les savants se lançaient des
défis. Quand ils publiaient leurs découvertes, ils
omettaient exprès des chaînons dans
l'enchaînement des preuves, ou bien ils
en bouleversaient l'ordre, pour
empêcher leurs, collègues de comprendre
tout à fait; ils se
garantissaient ainsi du danger qu'un rival pût prétendre