Initialement paru en 2007 dans Les Frontières en
question, actes du colloque pluridisciplinaire « les
frontières en question » de juin 2006, P.U.G, pp. 179-188.
Avant
d’entrer de plain pied dans le recueil, la Nuit remue,
arrêtons-nous un instant au seuil de l’oeuvre entière d’Henri
Michaux. Un rapide survol de ses titres nous en apprend déjà
long sur son imaginaire : Ecuador, Un barbare en
Asie, Ailleurs, Lointain intérieur,
Passages, Mouvements, Chemins cherchés chemins
perdus transgressions, Déplacements dégagements,
L’infini turbulent… Un puissant tropisme vers
l’ailleurs émane de ces titres qui permettent de tracer à grands
traits le parcours du poète du voyage hors des frontières
géographiques de la vieille Europe (Ecuador, Un barbare en
Asie) au voyage immobile, imaginaire où l’ailleurs est
rencontré au cœur même du sujet (Lointain intérieur).
De fait, l’imaginaire spatial est très souvent métaphore de
l’intériorité comme nous l’enseigne le titre choisi par Michaux
pour l’anthologie de ses poèmes : L’espace du dedans.
Les titres, enfin, nous disent autre chose du rapport à l’espace
du moi : Passages ; Mouvements ; Face à ce qui se dérobe ;
Chemins cherchés, Chemins perdus, transgressions ; Déplacements,
dégagements. Rien de statique ou d’apaisé dans cet « espace
du dedans », rien d’habitable ni de douillet dans ces
« propriétés ». Au contraire, le sujet est animé par une pulsion
constante de traversée des frontières, que ce soient celles du
corps, de l’esprit, des formes sociales ou langagières. Henri
Michaux semble bien être le poète du dégagement rêvé,
voire de l’expulsion de la forme.
Cette dynamique de sortie/brouillage des frontières affecte
particulièrement l’espace du moi, soumis à toutes sortes
d’épreuve dans le premier grand recueil publié de Michaux :
La nuit remue. La nuit, ce moment d’entre-deux de la
conscience où les frontières s’effrangent, où l’insomniaque
inquiet ne sait plus où s’arrête le réel et où commence le
cauchemar (ce qui rend cette nuit si remuante). Nous
verrons comment sont tour à tour mises à mal les frontières qui
définissent le sujet de l’extérieur en l’opposant au monde, puis
les frontières internes du sujet qui semblent parfois se
dissoudre jusqu’à l’abolition de toute forme, avant de nous
interroger sur ce qui demeure malgré tout de ces frontières qui
délimitent ce que Michaux appelle ses « propriétés », rendues
habitables par la pratique de la poésie.
Brouillage des frontières externes du sujet
Le sujet michaldien est soumis à rude épreuve : décentré,
dispersé, mêlé inextricablement au reste de l’univers, vidé de
sa substance, il subit les pires outrages. Un par un, tous ses
traits distinctifs, définitoires, sont invalidés et ce phénomène
est souvent amplifié dans les états seconds qu’engendrent la
maladie et les drogues dont le poète fit un usage méthodique,
escomptant de ces expériences une forme de « connaissance par
les gouffres » pour reprendre un de ses titres.
Abolition des frontières entre les règnes/genres
Les grandes distinctions génériques, qui définissent l’Homme
de l’extérieur, tendent à s’estomper dans l’expérience
michaldienne de l’être-au-monde, ce monde à l’égard duquel le
sujet n’est pas en position d’extériorité mais dans un rapport
d’inclusion, lui qui sent « le monde se souleve[r] avec [s]a
poitrine »[2].
Les frontières séparant les règnes animal et humain sont tout
particulièrement poreuses et l’on rencontre dans le recueil de
nombreux êtres pris dans un « devenir-animal »[3]
comme cet homme-serpent dont les frontières corporelles sont
elle-même très floues :
Le matin […], je trouve juché et misérablement aplati au
haut de l’armoire à glace un homme serpent. L’ amas de membres
contorsionnés, à la façon décourageante des replis de
l’intestin, appartient-il tout entier à cette petite tête
épuisée, accablée ? Il faut le croire. Une jambe démesurée
pend, traînant contre la glace une misère sans nom. […] C’est
lui qui passe ma nuit [4]
Notons que cette dernière expression, dé-figée pour
l’occasion, suggère, en outre, une identité diffuse de
l’homme-serpent, apparenté au sujet puisqu’il peut passer sa
nuit, action qu’il est généralement difficile d’accomplir pour
autrui.
Dans l’expérience des drogues, le sujet, explorant des terres
inconnues, se sent démuni « comme un ver, comme un
bernard-l’hermite hors de sa carapace »[5]
mais l’animal est ici tenu à distance par la préposition
« comme » qui signale la comparaison. Plus singulier, plus
inquiétant, est ce récit mythique des origines, où le poète
raconte sans sembler s’en étonner outre mesure:
Autrefois je pondis un oeuf d’où sortit la Chine (et le
Tibet aussi, mais plus tard). C’est assez dire que je pondais
gros. Mais maintenant, quand une fourmi rencontre un oeuf à
moi, elle le range aussitôt parmi les siens. De bonne foi,
elle les confond ensemble. Et moi j’assiste à ce spectacle la
rage au coeur. Car comment lui expliquer le cas, sans étaler
toute ma honte, et même ainsi ?…« Au lieu de chicaner une
pauvre fourmi », dirait-elle, mortifiée… Naturellement ! Et
j’avale l’affront en silence. [6]
Cet extrait offre un bon exemple de ce qu’on pourrait appeler
le fantastique du réel, veine qui irrigue nombre de poèmes de
Michaux et en rend la lecture si déroutante. Le narrateur
présente sur un ton très neutre des faits échappant au sens
commun, défiant les lois de la nature et s’autorise même
quelques précisions temporelles – sorte d’effets de réel –
tendant à accréditer la banalité du fait, à savoir le
devenir-fourmi du sujet et le devenir humain de la fourmi
(puisque, dotée du langage, elle peut répondre au poète).
Ce vertige identitaire prend des formes paroxystiques dans
l’expérience de la douleur que rapporte le poème « Encore des
changements » :
À force de souffrir, je perdis les limites de mon corps
[…]. Je fus toutes choses : des fourmis surtout, […] Je
m’aperçus bientôt que non seulement j’étais les fourmis, mais
aussi j’étais leur chemin. […] Je me reposais comme je pouvais
sur une autre partie de moi, plus douce. C’était une forêt et
le vent l’agitait doucement. […] Une chute subite de terrain
fit qu’une plage entra en moi, […] Souvent je devenais boa
[…] ou bien j’étais bison et je me préparais à brouter.
Nouvelle transgression : si la barrière entre les espèces
était déjà abolie, du moins celle entre l’animé et l’inanimé
demeurait-elle ; or ici le sujet polymorphe, après s’être
métamorphosé en fourmis, devient, comme par contiguïté, le
chemin sur lequel elles marchent puis divers autres lieux.
Toujours flegmatique, le poète cherche en vain la loi de ses
métamorphoses :
Si on me changeait toujours en animal, à la rigueur on
finirait par s’en accommoder [...] mais je suis encore des
choses (et des choses encore ça irait), mais je suis encore
des ensembles tellement factices, et de l’impalpable. [...] Il
y a tant d’animaux, tant de plantes, tant de minéraux. Et j’ai
été déjà de tout et tant de fois. [...] Rarement, je vois
quelque chose, sans éprouver ce sentiment si spécial… Ah oui,
j’ai été ça…
Le vertige ontologique a finalement raison de sa froide
lucidité, comme en témoignent les rectifications en cascade
(« mais… », « et encore », « mais »…), les intensifs (« tant
de… ») et le pronom de la totalité (« tout »). Tout aussi
inquiétant : devenu baleine, le sujet se transforme subitement
en harponneur puis, à peine le harpon enfoncé, redevient la
baleine, « nouvelle occasion de souffrir » [7]
pour le bourreau-victime, nouvel heautontimorouménos.
De ce brouillage des frontières entre l’homme et l’animal, le
propre et l’étranger, le parasite qui a sa place dans le
bestiaire michaldien[8],
pourrait bien être l’emblème, lui qui mord sa victime pour
s’insinuer à l’intérieur de son corps et y vivre.
Enfin, confondu avec toutes choses, le sujet masculin se fait
aussi femme à l’occasion, notamment grâce à l’ éther qui lui
fait vivre une expérience de gémellité parfaite : « on est
strictement jumeaux ! se distinguer, on n’y songe plus.
Identité ! identité ! »[9].
Tout aussi indistinctes sont les frontières internes du sujet,
celles de son corps et celles de son esprit.
Abolition des frontières internes et tentation de
l’informe
Effrangement des frontières internes du sujet
Le corps est affecté non seulement dans son intégrité, comme
nous l’avons vu, mais aussi dans ses rapports à l’esprit. Ainsi,
dans le poème intitulé « la paresse »[10],
les divagations de l’âme qui « adore nager » provoquent-elle
presque une dissociation des deux instances, que seul un fil
« très ténu » relie encore. Mais le sujet n’est ici scindé qu’en
deux unités (l’âme et le corps) ; souvent il devient le lieu où
coexistent une pluralité de moi possibles : personnalités
souvent antagonistes. La postface de Plume est très
éclairante à cet égard. Michaux y affirme : « Il n’est pas un
moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. Moi n’est
qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres
continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de
moi, un mouvement de foule »[11]
Dans cette foule que l’on appelle illusoirement le moi
(occultant ainsi cette inquiétante pluralité), on peut
distinguer différentes personnes et notamment celui que Michaux
appelle « mon roi » dans le poème du même nom[12].
En effet, même si ce n’est pas dit explicitement, on peut
facilement imaginer que ce roi, que le sujet s’acharne à
humilier et à anéantir, soit une figure interne à l’esprit. Le
simple fait que cette scène se déroule dans l’espace clos de la
chambre nous paraît déjà significatif, surtout chez un poète
comme Michaux qui spatialise constamment le moi jusqu’à faire de
L’espace du dedans le titre de son anthologie
personnelle. Cette chambre, métaphore de l’intériorité, est le
théâtre d’un antagonisme violent entre le sujet et son roi au
terme duquel le souverain fait toujours retour : « il est
revenu ; il est là. Il est toujours là. Il ne peut pas déguerpir
pour de bon. Il doit absolument m’imposer sa maudite présence
royale dans ma chambre déjà si petite ». L’usage insistant qui
est fait des possessifs, comme dans cette phrase : « dans ma
nuit, j’assiège mon roi », tend à confirmer cette
hypothèse d’un combat métaphorique entre des figures de
l’esprit.
Poussé à ses extrêmes conséquences, le rejet des frontières
du sujet peut aboutir à l’abolition de toute forme, à la
tentation de l’informe.
« Expulser la forme »[13]
Le sujet michaldien éprouve de grandes difficultés à
maintenir en lui la forme qui le rendrait reconnaissable et
acceptable à ses semblables, forme humaine, stable. Cette
incapacité le rend vulnérable en société comme le raconte
l’étrange poème « Un chiffon »[14],
à l’humour nerveux, à l’écriture sèche, qui raconte une soirée
pas comme les autres, où le héros et narrateur s’affaisse, se
chiffonne, se dégonfle et devient la proie des autres invités
qui le battent comme plâtre, comme cette «personne charmante
[qui lui] donne de vifs coups de ses hauts talons ».
L’absence de forme stable vécue, dans le champ social, comme
un handicap humiliant est cependant le plus souvent perçue comme
une libération, un dégagement rêvé sur le plan de l’être pur.
Ainsi, le poème intitulé « l’éther »[15]
fait état d’un besoin méconnu en l’homme, le « besoin de
faiblesse » :
« Il ne rêve que de dégringoler dans la faiblesse la plus
entière et de s’y exonérer de ses dernières forces et en quelque
sorte de lui-même […] Ici, aucune possession, tous les nœuds se
défont, tous les poings se desserrent » ; [il veut] « perdre
davantage son Je , aspir[e] à se dépouiller, à
grelotter dans le vide (ou le tout) ».
L’éther : « symbole et raccourci du départ et de
l’annihilation souhaités », va l’aider à atteindre cette
sensation. Ce désir de déprise donne lieu à des formules
paradoxales comme celle-ci : « enfin délivré d’être le maître,
le centre de commandement, l’état-major ou le subalterne, il
n’est plus que la victime bruissante et répercutante ». Dans ces
métaphores politiques et militaires, le rapport de force est
inversé, la maîtrise devenant une faiblesse à éradiquer pour
devenir une chambre d’échos. Comme dans « Mon roi », il s’agit
d’annihiler la puissance organisatrice, sociale, celle qui
possède les fonctions régaliennes et régulatrices du sujet. Tuer
le roi, le centre de commandement, c’est aspirer à la faiblesse,
à l’informe. « En lambeaux, dispersé, je me défendais et
toujours il n’y avait pas de chef de tendance ou je le
destituais aussitôt », dit aussi Michaux dans la postface
de Plume[16].
Ce refus de la forme implique l’invention de nouvelles formes
transgressant les frontières génériques : à l’image de ce sujet
chaotique et flottant, traversé par des identités multiples.
Créer des formes nouvelles pour
apprendre à habiter ses propriétés
Abolition des formes anciennes et
invention de formes non conformes
Ce livre n’a pas d’unité extérieure. Il ne répond pas à
un genre connu. Il contient récits, poèmes, poèmes en prose,
confessions, mots inventés, descriptions d’animaux
imaginaires, notes, etc. dont l’ensemble ne constitue pas un
recueil, mais plutôt un journal.
C’est en ces termes (hétéroclites) que Michaux présente son
recueil dans le « Prière d’insérer » de La Nuit remue[17].
Cette transgression des frontières génériques est
essentielle chez quelqu’un qui considère que « les genres sont
des ennemis qui ne vous ratent pas si vous les avez ratés la
première fois »[18].
Le refus des formes établies découle en effet de « l’impuissance
à se conformer »[19]
qui caractérise le sujet michaldien, perpétuellement étranger
aux formes sociales, littéraires ou lexicales.
Le seul terme qui semble à peu près stable pour désigner la
Nuit remue est celui de « journal » mais ce serait
alors un journal sans auteur comme en témoigne la curieuse
formule : « tel jour s’est exprimé impétueusement, en
imaginations extravagantes, tel autre ou tel mois, sèchement en
un court poème en prose, d’analyse de soi. » qui érige en sujet
de l’action (et en sujet grammatical) le jour et fait de l’Homme
un réceptacle, une caisse de résonance (comme l’homme sous
éther), qui doit laisser le poème le traverser puis advenir en
lui. La poésie michaldienne se place volontiers sous le signe du
« passage » ; ainsi, à René Bertelé qui lui demandait pourquoi
il écrivait, Michaux répondit : « J’écris […] pour une sorte
d’alter ego que je voudrais honnêtement tenir au courant d’un
extraordinaire passage en moi, ou du monde,
qu’ordinairement oublieux, soudain je crois redécouvrir comme en
sa virginité. »[20]
Si le sujet se présente volontiers comme un lieu de passage,
informe et instable dont les rares frontières qui subsistent
sont poreuses puisqu’il est « né troué »[21],
il nous semble cependant qu’une des fonctions assignées à la
poésie est de rendre malgré tout ce lieu habitable, de
reconstituer quelque chose comme un « moi-peau »[22],
frontière entre le moi et le monde garantissant la stabilité du
sujet. Tout en rendant compte des passages, des
« déplacements-dégagements » en lui, la poésie de Michaux essaie
aussi d’aménager ses « propriétés » ; en cela elle est bien
une poésie « pour guérir ».
Construction d’un espace à soi
En proie à une véritable « hémorragie d’être »[23],
Michaux cherche, par l’écriture, à reconstituer quelque chose
comme un « moi-peau », tout en exprimant sa préférence pour une
poésie de l’incomplétude. Il est donc voué à un dire paradoxal
devant à la fois conjurer l’émiettement du sujet et le donner
pour ce qu’il est, c’est-à-dire hanté de vide.
Dans la vaste isotopie michaldienne de « l’espace du dedans »
comme lieu de l’intériorité, ces entités indéterminées qu’il
appelle « mes propriétés » nous intéressent ici tout
particulièrement. En effet, La Nuit remue
englobe en fait deux recueils dont l’un porte justement ce
titre. Les « propriétés » en question sont décrites dans le
texte liminaire comme des terres maigres où aucune plante ne
tient, où les espèces qu’il a essayé d’implanter périclitent. En
cela, ce terrain est à l’image de son esprit dont il déplore
l’incapacité à absorber la substance des livres des autres : «
et le livre lu en entier, je me lamente, car je n’ai rien
compris… Naturellement. N’ai pu me grossir de rien. Je reste
maigre et sec »[24].
Dénuées de tout, subissant un dépeuplement progressif, les
propriétés finissent par se réduire à des marais. Cependant,
Michaux témoigne d’un attachement obstiné à ces terres
médiocres :
Promptement harassé de tant de voyages, […] je pleure
après mes propriétés qui ne sont rien mais qui représentent
quand même du terrain familier et ne me donnent pas cette
impression d’absurde que je trouve partout.
[…] Quel bonheur de se retrouver sur son terrain ! […] Je ne
peux pas expliquer ça, mais le confondre avec un autre, ce
serait comme si je me confondais avec un autre, ce n’est pas
possible. Il y a mon terrain et moi ; et puis il y a
l’étranger. [25]
Habiter ses propriétés et les reconnaître comme siennes,
permet au sujet de se différencier du monde, d’opérer un partage
entre le propre et l’étranger, ce qui est un premier pas vers la
constitution d’une identité. De façon significative,
l’expression utilisée dans le titre du recueil : « mes
propriétés » insiste plus sur le lien d’appartenance que sur
l’objet lui-même, ce qui confirme le caractère essentiellement
métaphorique de ce « terrain ».
Certes, Michaux, qui craint toujours « le figé et l’assis »[26],
présente ses propriétés dans ce qu’elles ont de plus précaire,
de plus fragile, de plus « tourbillonnaire » mais il place en
elles de grands espoirs dans un élan d’optimisme volontariste,
peut-être pas totalement dénué d’ironie:
Sur un terrain on peut bâtir et je bâtirai. Maintenant
j’en suis sûr. Je suis sauvé. J’ai une base. Auparavant, tout
étant dans l’espace, sans plafond, ni sol, naturellement, si
j’y mettais un être, je ne le revoyais plus jamais. Il
disparaissait par chute. […] Maintenant ça ne
m’arrivera plus […] et puis je vais être heureux. Il y aura
toujours nombreuse compagnie. Vous savez, j’étais bien seul,
parfois.
De fait, on comprend que le refus (ou l’incapacité) de se
conformer aux usages sociaux et la constante pulsion
michaldienne de « déterritorialisation » aient pu compromettre
le rapport à autrui et vouer le sujet à rester « bien seul ».
Rejeter les forme communes pour en élaborer de nouvelles,
entièrement siennes, risquerait même de rendre cette poésie
intransitive, presque autistique. Pourtant Michaux insiste sur
la dimension sociale de son geste antisocial :
Ce livre, cette expérience donc qui semble toute venue
de l’égoïsme, j’irais bien jusqu’à dire qu’elle est sociale,
tant voilà une opération à la portée de tout le monde et qui
semble devoir être si profitable aux faibles, aux malades et
maladifs, aux enfants […]. Ces imaginatifs souffrants,
involontaires, perpétuels, je voudrais de cette façon au moins
leur avoir été utile. N’importe qui peut écrire Mes
propriétés
[27]
En faisant de la poésie « une opération à la portée de tout
le monde », Michaux esquisse les modalités d’un nouveau type de
rapport à autrui, qui ne reposerait pas sur la conformité à des
normes préétablies. Sans façon, il invite plutôt ses lecteurs à
prolonger son geste créateur, lançant un « tu pourrais essayer,
peut-être, toi aussi ? », dans la postface à Plume[28],
signe que l’abolition des frontières ne génère pas seulement la
confusion mentale ni le solipsisme (douloureux ou extatique
selon les cas) mais permet aussi de rejoindre l’autre, ce que
fait exemplairement le critique que le poète appelle de ses
vœux :
La critique ? drôle d’histoire. Il faudrait qu’elle soit
une exploration physique du type, qu’elle se mette dans sa
peau. Je pense par exemple au bouquin passionnant de je ne
sais plus quel médecin sur l’asthme de Proust. L’univers senti
à travers l’étouffement, voilà ce qui fait que Proust est
Proust ; pour en parler il faudrait recréer en soi un état
préasthmatique.[29]

[1] Arthur Rimbaud, « Génie »,
Illuminations,
Gallimard, « Poésie », 1999, p.195.
[2] « Parfois je respire plus fort et tout à coup, ma
distraction continuelle aidant, le monde se soulève avec ma
poitrine. Peut-être pas l’Afrique, mais de grandes choses »,
Henri Michaux, « En respirant »,
La nuit remue,
Gallimard, « Poésie », 2004, p.31. Sauf mention contraire,
tous les poèmes cités seront extraits de ce recueil (et de
Mes propriétés) dans cette édition.
[3] Selon l’expression de Gilles Deleuze et Félix
Guattari dans
Mille plateaux, Minuit, 1980.
[4] « Le sportif au lit », p. 25.
[6] « Déchéance », p 52-53.
[7] « Encore des changements», p 123
[8] « Emme et son parasite », p.59.
[10] « La paresse », p.110.
[11] Postface à
Plume, in Henri Michaux,
Œuvres Complètes I, édition établie par Raymond Bellour
avec Ysé Tran, Gallimard, (Pléiade), 1998, p. 663.
[12] « Mon roi », p. 14-19.
[13] « Clown »,
Peintures, in Henri Michaux,
Œuvres Complètes I, op.cit., p 709.
[14] « Un chiffon », p. 104.
[15] « L’éther », p. 64-78.
[16] Henri Michaux,
Œuvres Complètes I,
op.cit., p. 662.
[17] Henri Michaux ,
Œuvres Complètes I,
op.cit., p. 1183.
[18] Qui je fus, in Henri Michaux ,
Œuvres
Complètes I, op.cit., p., 106.
[19] Postface à
Mes propriétés, in
La nuit
remue, op.cit., p.194.
[20] Cité dans Henri Michaux ,
Œuvres Complètes I,
op.cit., p. XXIII
[21] « Je suis né troué », confie-t-il dans
Ecuador,
in Henri Michaux ,
Œuvres Complètes I, op.cit.,
p.189.
[22] Selon l’expression de Didier Anzieu,
Le
Moi-peau, Dunod, 1985.
[23] Selon l’expression de Serge Meitinger,
Passages
et langages d’Henri Michaux, textes réunis et présentés
par Jean-Claude Mathieu et Michel Collot, José Corti,1987,
p. 107.
[24] « Une vie de chien », p. 103
[25] « Mes propriétés », p. 98-99.
[26] « J’écris avec transport et pour moi, […]
délibérément pour secouer le figé et l’assis, pour
inventer», répond le poète à René Bertelé, cité dans Henri
Michaux ,
Œuvres Complètes I, op.cit., p. XXIII.
[27] Postface à
Mes propriétés, in
La nuit
remue, op.cit. p.194-195.
[28] Henri Michaux ,
Œuvres Complètes I,
op.cit., p.665.
[29] Conversation avec Claudine Chinez, rapportée dans
Henri Michaux,
Oeuvres complètes I, op.cit., p.
XXI.