Date :
16.12.2013
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4ième page
Technique, artisanat, cybernétique, physique du cristal, biologie
des coraux et des parasites, psychologie de l'émotion, sociologie,
éthique, l'étendue des domaines abordés par Simondon est immense. Il a
étudié le développement de l'individu et ses relations aux autres et
au milieu. Mais le succès de sa pensée est surtout dû à sa philosophie
de la technique. Il élabore une théorie de la genèse de l'objet
technique et de son influence sur la civilisation.
Ce philosophe singulier méritait un volume d'études. Il est à la
croisée des questions sur l'individuation et sur le progrès. Les
contributions réunies dans cet ouvrage sont des explorations de son
oeuvre ou des évaluations de la pertinence de ses thèses quarante ans
après leur parution. Toutes contribuent à montrer que Simondon occupe
une place remarquable dans la philosophie contemporaine.
TITRES ANTÉRIEURS
Philosophie et sciences
Arcanes de l'Art. Entre esthétique et philosophie
Lumières et romantisme
L'affect philosophe
Philosophie de l'esprit et sciences du cerveau
Hancha Arendt et la modernité
Haïs Jones. Nature et responsabilité
L'effet Whitehead
Regel aujourd'hui
Temps cosmique, histoire humaine
Limage. Délestez, Foucault et Lyotard
Délestez
Matière pensante
Philosophie et science-fiction
Écrits posthumes de Sarthe, II
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EXTRAIT
page 53 à 68
Didier Debaise
Doctorant en Philosophie
Université Libre de Bruxelles.
LES CONDITIONS D'UNE PENSÉE DE LA RELATION
SELON SIMONDON
INTRODUCTION
Comment les relations portent-elles sur des termes'? Sont-elles
internes ou externes? Peut-on parler de multiplicités des modes
d'existence des relations? Quelle est l'origine, quelles sont les
conditions de possibilité des relations ?
Ces questions sont au fondement de ce qu'il convient d'appeler le
problème des relations; elles se sont répétées sous des formes
variées, produisant une véritable histoire, complexe, mobilisant des
questions hétérogènes, celles de la connaissance, de l'existence des
objets et de leur constitution, de l'ontologie qui les rend possibles.
Nous voudrions montrer que Simondon redéfinit le problème des
relations en le posant à partir d'un geste, inédit, qu'il place au
fondement de sa philosophie. Il met en rapport deux grands problèmes
que l'histoire de la philosophie avait maintenu séparés, pensés comme
distincts et autonomes. Il pose un lien essentiel entre d'une part la
question des relations et d'autre part la question de l'individuation.
Ce qui est inédit n'est pas la question de l'individuation en tant que
telle ni la question des relations, ni les problèmes du rapport entre
l'individuation et la relation qui furent l'objet de véritables
histoires, complexes, dans des variations continues, mais de placer au
centre de l'individuation le concept de relation, allant jusqu'à
identifier l'être à la relation.
Dès lors, nous pouvons dire de la proposition de Simondon
qu'individuation et relation doivent être pensées ensemble,
proposition radicale, qu'elle est à la fois en continuité par rapport
à une histoire des concepts, dont elle cristallise l'ensemble des
positions qui ont pu être opérés dans cette histoire, et en rupture.
On aurait tort de croire qu'il s'agit là d'un problème d'histoire
de la philosophie; celle ci n'intéresse pas beaucoup Simondon, même si
on retrouve chez lui des histoires de concepts, l'instauration de
gestes et de
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leur parcours, l'invention de formes de pensées, leur reprise et
les liens implicites qui s'opèrent dans différents domaines. Ce qui
l'intéresse particulièrement, c'est la mise en place de schèmes de
pensée qui ne sont
pas qu'historiques, bien qu'ils puissent parfois être datés, liés à
une époque
qui leur a donné leur condition d'existence et d'expression. Qu'il
s'agisse de l'hylémorphisme, de l'atomisme ou encore de l'empirisme,
c'est à l'invention de schèmes de pensée qui peuvent très bien ne pas
correspondre à une situation actuelle précise, n'être que virtuels,
mais qui appartiennent à des formes toujours actualisables de la
pensée. C'est à travers cette manière d'envisager l'histoire des
concepts, comme un ensemble d'inventions qui forme une véritable
constellation du problème, que nous avons cherché à poser la question
chez Simondon.
Il nous semble que l'essentiel se joue dans le passage de ce que
nous appellerions les relations comme simple modalité d'existence vers
la
relation comme un véritable principe transcendantal', génétique et
constitutif. C'est ce passage que nous allons essayer de décrire. Nous
nous limiterons, dans cette optique, à l'exposition des conditions qui
permettent, à partir de Simondon, de penser les relations.
L Le Le concept de transcendantal est bien entendu ambigu
puisqu'il renvoie à des formes disparates, des conceptions parfois
tout à fait hétérogènes. Rien n'est plus étranger à la pensée de
Simondon que la définition kantienne de transcendantal comme « toute
connaissance qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de
notre mode de connaissance des objets en tant que celui-ci doit être
possible à priori » (Kant, Critique de la
raison pure, Paris,
Gallimard, coll. Pléiade, t. 1, 1980, p. 777). fi peut donc paraître
étonnant d'utiliser le concept de transcendantal alors que Simondon
cherche justement à défaire la question des relations d'une forme
a priori,
générale et abstraite qui relèverait
des conditions de connaissance. Pourtant, il y a une histoire du
concept de transcendantal qui dépasse le problème de la connaissance
et qui cherche à s'établir sur un espace préalable à la constitution
de l'objet et du sujet qu'on retrouve dans sa forme la plus radicale
chez Schelling comme nature ou encore dans la forme de ce qui
apparaît chez lui comme un « empirisme transcendantal », comme
espace de genèse, de transformation, plan d'existence antérieur que
viennent occuper, comme une phase, une étape, le sujet et l'objet.
En ce sens, comme le remarque J. Wahl, il y a une sorte de proximité
entre Schel ling et l'empirisme : « Le philosophe qui a été le plus
profondément vers l'essence de l'empirisme, c'est cet idéaliste que
fut Schelling, en nous montrant le fait du monde comme quelque chose
d'irréductible, qui s'impose à nous, et en inventant une sorte
d'empirisme transcendantal qui peut être aussi légitime, et plus
légitime, que l'idéalisme transcendantal » (Jean Wahl,
L'expérience rné:aphysiyue,
Paris, Flammarion, 1965, p. 164).
Voir aussi X. Tilliette, Schelling, Une
philosophie en devenir, 2
tomes, Paris, Vrin, 1969, p. 128-133. C'est dans la définition d'un
transcendantal qui ne renverrait pas à des conditions de
connaissance niais à des formes d'existence et de genèse que le
concept nous semble pertinent pour la philosophie de Simondon.
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LA COUPURE INDIVIDUATION -
RELATION
Le geste de la coupure
Bien qu'il soit difficile de retrouver le moment d'émergence de la
coupure, on peut supposer, et Simondon ne cesse d'y revenir au sujet
de l'individuation, qu'Aristote a produit une image, établi un geste
qui a traversé l'histoire du problème des relations. Certainement, on
pourrait retrouver l'établissement d'une coupure entre le problème de
l'individu, pensé comme substance individuelle, et la relation, avant
Aristote, mais c'est lui qui formule le plus explicitement le problème
des relations comme un problème à part entière, différent de celui de
la substance. Ce n'est donc pas simplement dans la formulation
explicite qu'Aristote se distingue sur la question des relations, mais
c'est lui qui a inventé les conditions de ce que nous appelons la
coupure et qui a produit ce qu'il faudrait appeler l'ontologie
implicite du problème des relations.
C'est dans la Métaphysique N, 1 qu'Aristote décrit le
rapport entre la catégorie de relation et la substance : « La relation
est de toutes les catégories, celle qui est le moins réalité
déterminée ou substance. La relation est, comme nous l'avons dit, un
mode de la quantité et elle ne peut être matière de la substance »'.
Il établit, dans ce passage, deux choses qui se répéteront
continuellement dans l'histoire du problème des relations : tout
d'abord que la relation est une catégorie inférieure d'existence et,
deuxièmement, qu'elle n'entre pas à titre constitutif dans la
substance. La coupure est asymétrique : la question du terme, pensé
comme substance individuelle, se trouve dans un statut supérieur
d'existence par rapport à la relation qui devient un accident de la
substance, ce qu'il confirme en disant que « la relation ne peut être
conçue sans quelque autre chose qui lui serve de sujet » 1, ce qui peut aussi se
comprendre comme le fait que la relation porte sur quelque chose qui
en est le sujet, ou qu'elle manifeste un aspect du sujet. A cela
s'ajoute, comme une confirmation générale de la réduction de la
catégorie de relation à la substance qu'il « est absurde ou, plutôt,
impossible de faire de ce qui n'est pas une substance un élément de
choses qui sont des substances, et d'en faire une chose antérieure à
la substance » 3.
Plusieurs conséquences s'ensuivent: 1) la relation n'est qu'une
modalité d'existence des termes; elle n'entre pas à titre constitutif
dans leur genèse; 2) la relation n'a pas vraiment d'existence propre,
ou plus exactement elle se voit attribué un mode inférieur d'existence
; 3) la relation
I . Aristote, Métaphysique, N, I, 1088a, 23. if` 2. Ibid., 1088a, 25.
3.Ibid., 1088b.
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présuppose une ontologie implicite produisant un privilège de
l'individu constitué, actualisé'.
Tout le problème des relations se cristallisera sur la formule
générale « les relations portent sur des termes ». Toute l'histoire
des relations tient dans cette idée qui paraît évidente mais qui a été
produite, inventée et qui, pour être possible, a nécessité tout un
travail de différenciation, de coupure afin que le terme puisse être
donné indépendamment de la relation, comme une substance individuelle.
Les différentes positions n'ont pas profondément remis en question la
rupture qu'a inventée Aristote.
Simondon part donc d'un constat: bien que la philosophie ait
continuellement posé la question des relations dans toute sa
diversité, celle-ci est restée mal posée, à la surface d'un autre
problème où tout s'est joué antérieurement, c'est-à-dire une ontologie
implicite à la question des relations.
Le privilège ontologique de l'individué
La coupure a donc entraîné deux mouvements, deux problèmes
spécifiques : celui de la constitution du terme - l'individuation au
sens classique - et d'autre part la question des différents types de
relations, leurs conditions d'existence, leur place. Double
trajectoire, sans communication. Elle est à la base d'un ensemble
d'autres bifurcations, qui en sont comme des conséquences, et qui
rendent impossible la description des opérations concrètes de
relations, de communications qui s'établissent en permanence.
C'est une double réduction qui la fonde : la réduction de
l'individuation à l'individué - le processus d'individuation est pensé
comme un simple processus de réalisation, d'une forme, d'un principe,
d'une existence virtuelle, vers un individu actualisé - et la
réduction de la relation au terme. En un mot, l'ontologie implicite
dont nous parlions est celle qui attribue un « privilège ontologique »
à 1'individué, pensé aussi comme entéléchie, qui devient la réalité
profonde de l'individuation et le fondement des relations.
« Unetelle perspective de recherche accorde un privilège
ontologique à l'individu constitué » '. Il devient le paradigme de la
pensée, organisant et structurant le réel à partir des conditions qui
permettent de le penser. L'individu n'est donc pas simplement un
élément parmi d'autres, ni le
1.
Pour une analyse des fondements
ontologiques du problème des relations chez Aristote, voir J.R.
Weinberg, Abstraction. Relation and Induction, The University
of Wisconsin Press, Wisconsin, 1965, p.68-78. Mais aussi A. Krcmpel,
La doctrine de lu relation chez St Thotnas, Paris, Vrin,
1952.
2. L'individuation
psychique et (olle( tive, p. 10.
mode d'existence de certains domaines de réalités, mais le critère
d'évaluation, la perspective d'appréhension du réel dans la
multiplicité des types d'existence. Tout est pensé selon la
ressemblance à l'être individué. Dès lors, toutes les formes hybrides,
les êtres plus ou moins existants, potentiels ou virtuels, sont
renvoyés à des degrés inférieurs d'existence. L'individué n'est pas
susceptible de plus ou de moins, d'augmentation ou de diminution',
dans sa forme paradigmatique, il est une totalité homogène, pleinement
actualisée, identique à lui-même et surtout stabilisé.
Contre ce paradigme, Simondon remarque deux choses
1) « L'unité et l'identité ne s'appliquent qu'à une des phases de
l'être, postérieure à l'opération d'individuation » '-. Les
caractéristiques de l'être individué ne sont donc pas fausses, elles
sont même tout à fait légitimes, mais elles doivent être replacées
dans une économie plus générale, dans un processus plus global auquel
elles participent mais qu'elles ne fondent pas, processus qui ne se
limite pas à leur établissement; juste une phase, dit Simondon. Il
fait donc des concepts d'identité, d'homogénéité et de stabilité, des
effets, des productions, des genèses et non pas des états préalables,
indifférents au processus.
Ce qui est illégitime n'est pas de couper le réel, de chercher des
formes d'identité dans la mobilité, mais de faire de ce mode
d'existence, propre à la représentation, le tout de la réalité, de
transposer ce qui convient à un domaine à l'ensemble des domaines de
l'existence.
2) « En tous domaines, l'état le plus stable est un état de mort;
c'est un état dégradé à partir duquel aucune transformation n'est plus
possible sans intervention d'une énergie extérieure au système dégradé
» '. On a cherché à faire de la stabilité, d'états d'immobilité - si
on entend par là l'impossibilité de mouvements ou de transformations
immanents - la forme même de l'existence. Ce qu'il y a d'étonnant dans
le paradigme de la stabilité, sur lequel repose la question de
l'individu, c'est qu'on érige en forme universelle, en condition
d'existence, ce qui est un effet limité de
1.
R. Ruyer dans un article intitulé «
L'individualité », Revue de Métaphysique et Morale, développe une intuition similaire. Il
pose la question: l'indiviudalité est elle susceptible de degré? Par
cette question Rayer rejoint celle de la quiddité chez Simondon.
Selon la
conception de Ruyer
l'individualité est susceptible de plus et de moins, susceptible de
variations; elle est une grandeur intensive. Simondon s'oppose à
l'idée selon laquelle l'individualité serait donnée comme identité à
soi, homogène, sorte d'atome. Pour que cette variation de
l'individualité soit
possible, il critique la position empiriste des relations externes,
tout en marquant les limites des relations internes, qu'il rejoint
malgré tout. Rayer, comme Simondon plus tard, refuse surtout la
distinction terme - relation, au profit de cc qu'il appelle une
« transfiguration du
terme », celui-ci ne peut donc être pensé indépendamment des
relations qui se tissent.
2. IPC, p. 14.
3. IPC, p. 49.
______________
l'expérience : l'état stable est un état pauvre qui survient
lorsque tous les potentiels d'un existant se sont actualisés. On fait
comme si cet état qui est un effet, une possibilité, était le
fondement même de la réalité.
L'atomisme est la radicalisation de cette orientation. Les seules
relations qui peuvent s'établir dans une vision atomiste sont des
relations externes entre les atomes, et les seuls changements ne
peuvent être qu'extérieurs, l'impulsion ne peut venir que du dehors.
L'atomisme est une tendance naturelle de la raison qui fait d'une
réalité appauvrie l'image même du réel.
Dès lors, toute une série de difficultés émergent, qui n'ont cessé
de se répéter, pour exprimer le mouvement, l'excès par rapport aux
formes stables, ce que Bergson appelait « la surabondance du réel ». A
chaque fois, au lieu de s'installer dans la mobilité et le processus,
il s'agit de reproduire la genèse, le devenir, à partir de ces états,
entrainant un ensemble de situations complexes sur la recomposition du
processus à partir des états. Il y a, bien entendu, une réelle
proximité sur ces points avec Bergson, lorsqu'il fait de l'immobilité
le fondement du mode d'existence de la représentation, lorsqu'il
remarque que « c'est toujours à des immobilités, réelles ou possibles
qu'elle veut avoir affaire »'.
L'immobilité qu'on veut penser comme le fondement de la réalité est
un effet des possibilités de représentation lié à la détermination
d'un champ d'action possible. Il faut qu'il y ait une sorte de
correspondance entre l'individuation de la connaissance et
l'individuation de l'objet, un même rythme d'individuation et une même
orientation. Or, comme le remarque Simondon, on fait de cette
rencontre entre deux individuations, le paradigme même de toute
existence; on fait de l'illusion d'une stabilité ou immobilité,
l'essence même de l'existence des choses.
Il y a un geste qui ne cessera d'étonner Simondon et qui consiste à
extraire l' individué du processus auquel il participe, de couper les
liens qui le reliaient à son environnement, à se donner donc, ou plus
exactement à construire une réalité coupée de toutes ses conditions et
de ses modes d'existence, une réalité abstraite, pour ensuite, une
fois ce travail d'épuration opéré, se demander comment des relations
sont possibles. La pensée abstraite prend les effets pour les causes;
elle prend l'individu constitué, homogène, cette réalité qui n'est
plus capable d'individuation puisqu'elle a perdu toutes ses puissances
de transformation et épuisé ses potentiels, pour la réalité elle-même.
I . H. Bergson, Lu pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1985,
col l. Quadrige, p. 6.
C'est à l'individuation qu'il faut remonter, à ce plan préalable à
l'individu, car « L'individuation est un événement et une opération au
sein d'une réalité plus riche que l'individu qui en résulte »'.
La question des relations, pour être correctement posée, implique
un nouveau renversement : au lieu de penser l'individué, sur lequel
reposait la question du terme, et l'ensemble des procédures qui le
rendent possible et le définissent - la stabilité, l'identité et
l'homogénéité -, il faut revenir au processus. Dans la mesure où
individuation et relation sont profondément liés, il faut les opposer
à toute pensée qui privilégierait le terme, la substance dans la
relation, l'individué comme finalité de l'individuation.
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RELATION ET INDIVIDUATION
L'être est relation
Cette ontologie, déterminante dans la question des relations, est
devenue le modèle implicite de structuration de différents registres
que Simondon traite à la fois selon des analogies et des spécificités
de domaine : le physique, le vivant, la conscience, le collectif ou
encore la technique. A chaque fois, il décèle une même opération de
différenciation et d'abstraction des éléments, individus posés comme
fondement ultime de la réalité, la relation n'étant que le rapport
postérieur, extérieur et accidentel des individus.
Il faut, pour pouvoir penser les relations comme « ayant rang
d'être »2 les replacer dans une économie
plus générale. La réduction s'opérait par une transposition des
conditions de la connaissance à l'entièreté de l'expérience et de la
réalité. La critique de l'être individué implique donc une critique
sous-jacente de la connaissance, étant entendu que celle ci s'organise
à partir de l'individué ou plus exactement à partir des catégories qui
le rendent possible.
«Nous ne pouvons au sens habituel du terme, connaître
l'individuation; nous pouvons seulement individuer, nous individuer,
et individuer en nous » 3.
Le renversement que cherche à produire Simondon consiste à
soustraire la question de l'être de la question de l'être individué.
Il faut en un mot penser l'être comme un problème bien plus général,
nécessitant une
I. L'individu et sa
genèse phvsieo-biologique (édition de 1964), p. 72. Nous nous
référons à l'édition de 1964 saut lorsque nous précisons l'édition
de 1995, notamment pour
les compléments qui y ont
été faits. 2. IGPB, p. 30.
3. IPC, p. 30.
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approche particulière qui ne peut être le simple décalque, la
simple généralisation ou transposition de l'être individué, qui ferait
passer une existence factuelle à un véritable principe.
« L'individu n'est pas considéré comme identique à l'être; l'être
est plus riche, plus durable, plus large que l'individu : l'individu
est individu de l'être, individu pris sur l'être, non constituant
premier et élément de l'être »'.
C'est là que s'exprime tout le programme d'une philosophie de la
nature qui se déploie dans un plan préalable à la constitution de
l'individu et des catégories qui permettent de le penser. Un plan préindividuel, une nature qu'il faut envisager à partir de «la
signification que les philosophes présocratiques y mettaient; les
philosophes ioniens y trouvaient l'origine de toutes les espèces de
l'être, antérieure à l'individuation : la nature est réalité du
possible, sous les espèces de cet apeiron dont Anaximandre fait sortir
toute forme individuée : la nature n'est pas le contraire de l'homme,
mais la première phase de l'être, la seconde étant l'opposition de
l'individu et du milieu, complément de l'individu par rapport au tout
» 2.
La question de l'être qu'une longue histoire avait renvoyée aux
conditions d'existence de l'être individué est donc pensée, par
Simondon, comme une nature, indéterminée mais réalité du possible. Ce
serait bien entendu une erreur de l'appréhender comme un individu
supérieur, plus général, comme une totalité-ce qui serait une autre
forme de substantialisme. Plus justement « La nature dans son ensemble
n'est pas faite d'individus et n'est pas non plus elle-même un individu
: elle est faite de domaines d'être qui peuvent comporter ou ne pas
comporter d'individuation »I.
C'est la première forme de la relation, immanente à cette nature
préindividuelle : l'individuation nécessite un système en équilibre
métastable. Il n'y a pas individuation d'une substance, d'un principe
ou d'une forme mais d'un système`'. On confond trop souvent la notion
de système avec une forme d'organisation a priori, survolant
les spécificités, les types d'existence, en un mot une forme
d'organisation générale qu'on oppose à l'irréductibilité des
singularités de l'expérience. D'une telle forme d'organisaiton, il ne
peut en effet y avoir individuation et changement. Au contraire, la
notion de système que met en place Simondon suppose une relation entre
éléments hétérogènes, produisant une organisation immanente, par la
tension des éléments, un lien, et créant par cette hétérogénéité même
une énergie potentielle. « La capacité pour une énergie d'être
I . IPC, p. 220. 2. IPC,
p. 196. 3. IGPB, p. 73.
4. IGPB, p. 123.
potentielle est étroitement liée à la présence d'une relation
d'hétérogénéité ».
On voit donc que la notion de système s'oppose à l'homogénéité et à
la stabilité, car il n'y a de système susceptible d'individuation
qu'hétérogène. La stabilité, comme nous l'avons dit, est une forme
appauvrie, qui n'est plus susceptible de changement, de
transformation, qui ne recèle plus d'énergie potentielle. Il faut donc
lui opposer le concept d'équilibre métastable qui devient une des
caractéristiques essentielles de l'être « L'être originel n'est pas
stable, il est métastable; il n'est pas un, il est capable d'expansion
à partir de lui-même; l'être ne subsiste pas par rapport à lui-même;
il est contenu, tendu, superposé à lui-même, et non pas un »'.
La première condition pour qu'une individuation puisse se produire
est donc l'émergence d'un espace relationnel
entre éléments
hétérogènes produisant l'accumulation d'une énergie potentielle qui
place le système dans un équilibre métastable, une logique de
l'hétérogène. C'est la rencontre entre un système surtendu,
métastable, et une singularité' -souvent externe au système remarque
Simondon - qui brise l'équilibre et permet l'actualisation de
l'énergie potentielle. Cette rencontre libérant une énergie
potentielle se déploie dans l'environnement du système selon un modèle
que Simondon appelle l'opération transductive :
« L'opération transductive serait la propagation d'une structure gagnant de proche
en proche un champ à partir d'un germe structural »I. Le germe
structural est la singularité, et la structure, le système en
équilibre métastable. Le modèle même de la propagation est la
structuration de proche en proche.
Enfin, deuxième condition de la relation : ce qui émerge de
l'individuation, ce n'est pas l'individu mais le couple
individu-milieu, c'est-à-dire une dimension supérieure et plus étendue
que l'individu. Le milieu associé est ce qui produit l'inadéquation de
l'individu à lui-même dans la mesure où l'individu est pris sur
l'être, sur une nature préindividuelle, qu'il porte avec lui, comme un
milieu, chargé de potentialités, de singularités qui sont des amorces
de nouvelles individuations et d'indétermination. C'est le
1. IGPB, p. 284.
2. Les singularités sont
des amorces d'individuation. Il ne faut tout d'abord pas confondre
singularités et termes (quel que soit le statut ontologique qu'on
accorde au terme). Car les singularités chez Simondon sont
préindividuelles alors que les termes sont individués, selon une
forme d'identité. Deuxièmement, et ce point est lié à la confusion
entre termes et
singularités, il faut
éviter toute approche abstraite des singularités. Si les
singularités se déploient dans une nature préindividuelle, elles ne
prennent sens et ne sont amorce d' individuation que par une
rencontre avec un système en équilibre métastable. « Elle peut être
la pierre qui amorce la dune, le gravier qui est le germe d'une île
dans un fleuve charriant des
alluvions: elle est le
niveau intermédiaire entre la dimension interélémentaireetlad ension
infra-élémentaire », IGPB, p. 36.
3. IPC, p. 32.
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mode le plus fondamental de la relation qu'on voulait réduire au
simple principe d'identité: il y a d'abord une tension relationnelle
de l'individu et d'un milieu associé, qui le prolonge, formant une
véritable structure réticulaire. Le milieu associé ne doit pas être
pensé comme extérieur ou intérieur à l'individu, ce serait à nouveau
produire une logique substantialiste où l'individu serait donné
indépendamment de ce milieu, et reproduire une pensée abstraite de la
relation. Mais plus justement, l'individu est toujours en deçà de
l'identité, par une inadéquation à lui-même, et en même temps
l'individu est toujours au-delà de l'identité par l'ensemble des
relations qui se tissent avec ce milieu associé, avec cette nature
indéterminée qu'il porte avec lui toujours plus étendu, plus large,
que l'identité qu'on voudrait lui attribuer. En deçà et au-delà de
l'unité, l'individu est avant tout hétérogène, et c'est cette
inadéquation qui explique que l'individuation est permanente et non
produite une fois pour toutes.
La pensée de l'individu et d'un milieu
associé, participant de son identité ou plus exactement au fondement
de son identité, produit une immanence du devenir à l'individu.
L'inadéquation n'est ni accidentelle ni secondaire, elle est au
fondement de l'individu et de ses capacités de transformation par les
tensions internes qui s'y cristallisent.
Le renversement qui s'opère dans « l'être comme relation » est de
substituer la relation à la substance, de ne plus faire de la
substance qu'une sorte de ralentissement des relations, un
ralentissement dans le rythme de l'individuation. Avant ces
bifurcations, ces coupures dont on cherche à rétablir,
postérieurement, les liens, il y a « l'être comme relation », c'est-àdire
non pas l'être dans une relation, ou l'être préalable à la relation,
mais être et relation comme une seule réalité d'où émerge l'ensemble
des processus d'individuation.
La proposition « l'être est relation » est un véritable
renversement qui produit le passage de la relation comme simple
modalité d'existence, réalité inférieure et réduite à la question de
la substance, à un véritable principe transcendantal, élément
constitutif de la genèse et de la production de l'individué ou encore
« quand on dit que la relation est de l'être, on ne veut pas dire que
la relation exprime l'être, mais qu'elle le constitue »'.
Le renversement dont nous parlions consiste à produire une nouvelle
économie de la relation, à établir un nouveau lieu, plan, pour penser
les relations ; celles-ci ne s'organisent plus - comme intérieures ou
extérieures, immanentes ou transcendantes - à partir de l' individué
mais se déploient au sein même de l'être, au niveau de l'individuation
comme individuation, comme un processus dont les conditions
d'existence ne sont plus référées à quelque chose, mais lui sont
immanentes.
I . IGPB (édition de 1995), p. 126.
Les relations sont préindividuelles
Il ne peut y avoir de relation en général comme il n'y a pas d'
individuation en général', ce qui supposerait qu'il n'y a qu'une forme
de genèse, une seule modalité d'existence. Au contraire les
individuations sont multiples, singulières, toujours différentes,
dépendantes de conditions locales, qui ne sont jamais véritablement
transposables, bien qu'il puisse y avoir des analogies.
La pensée de l'individuation cherche des conditions d'individuation
qui peuvent rendre compte de la multiplicité des individuations
possibles, de la singularité de chaque type, de chaque mode, et c'est
tout le sens de « l'axiomatique » que met en place Simondon : établir
les conditions et les formes de l'individuation tout en maintenant le
caractère hétérogène et événementiel de chaque individuation. Le
problème des relations se pose de la même manière, à chaque fois
singulière ; il n'y a pas une typologie des relations, qui permettrait
de les penser indépendamment des conditions effectives, concrètes de
l'individuation, c'est toute l'erreur de la forme logique des
relations. « On dira que la relation constitue l'être de l'individu
physique, de l'être vivant, du sujet psychique, etc., d'une manière
chaque fois singulière » 2.
Nous pouvons dès lors dégager quelques implications qui ne peuvent
être exhaustives, de ce rapport entre individuation et relation :
1) Les relations ne peuvent être pensées à partir d'un objet ou
d'un sujet : elles ne sont ni l'émanation d'une qualité intrinsèque de
l'objet, ni production d'un sujet déployant un espace relationnel.
Simondon renvoie ces deux manières d'envisager les relations à un même
problème : on pose la relation après la constitution des individus -
sujets ou objets - que l'on place au fondement, comme support et
origine des relations. L'objet et le sujet sont des phases de
l'individuation; ils sont liés au processus et aux relations qui se
tissent préalablement à la constitution de ces deux pôles. Ni relatif
à un sujet ni à un objet, les relations sont impersonnelles,
s'établissant sur un plan de genèse préalable à la bifurcation objet/
sujet, ne dépendant de rien d'autre que des régimes d'individuation en
cours, dans leur propre immanence.
2) Ni antérieures ni postérieures à l'émergence d'un système en
individuation, les relations s'établissent simultanément à sa
constitution. Cette simultanéité des relations et de l'individuation,
c'est-à-dire préalablement à
1. « On n'étudie pas
l'individuation en général, nais l'individuation d'un être physique
ou d'un être vivant, d'un cristal ou d'un électron, d'un végétai ou
d'un animal, les caractères de l'individuation du vivant ne pouvant
apparaître qu'à l'occasion de l'étude spécifique de
tel ou tel groupe de
vivants... », M. Combes,
Simondon. Individu et coller yité,
Paris, PUF, 1999, p. 36.
2. Idem.
_____________________
l'existence du terme. de l'individu, mais non pas préexistantes,
préconstituées, données avant l'émergence d'un système en
individuation,
Simondon l'exprime par un concept dont les résonances sont
hétérogènes l'a
presenti. Ce concept incarne
l'idée d'une émergence, d'une génétique inhérente aux relations. En ce
sens, pour Simondon, on peut dire que les questions
d'a priori
et d'a
posteriori
présupposent un autre mode de
constitution dont ils sont issus, un plan dont ils sont les limites,
et qui est celui des opérations concrètes de mise en relation.
3) Les relations ne sont pas des modalités d'existence, elles sont
constitutives de l'existence. C'est une véritable ontologie de la
relation, si du moins nous entendons par ontologie ce qui est
producteur de l'individué, ontogenèse, qui est implique par
l'identification de l'individuation et de la relation : les êtres,
avant d'exprimer une quelconque identité ou essence, reposent sur des
relations qui les fondent, et ce sont celles-ci qui déterminent les
formes et les modalités qui rendent possibles l'identité et la
singularité d'un système. L'identité est produite par le type de
relation qu'un système en individuation mobilise. L'individu lui-même,
comme phase du processus, repose sur des relations et les prolonge
tout au long des individuations successives dont il est l'agent, ou
encore « L'individu est théâtre et agent de relation » '. Il n'y a pas
de coupure entre l'identité d'un système - l'individu est pensé comme
système - et ses opérations relationnelles; c'est une même chose que
de demander ce qui fait l'identité d'un système et quelles sont ses
activités de relation. Son identité et sa singularité reposent sur le
type et la forme des relations. « La relation est une condition
constitutive, énergétique et structurale qui se prolonge dans
l'existence » 1. Il faut entendre dans ces trois
termes les caractéristiques d'une ontologie de la relation : elle est
constitutive, c'est-à-dire qu'elle est une condition de genèse - c'est
d'un espace relationnel, pense comme système, qu'il y a individuation
-; elle est une condition énergétique - c'est par une relation de
metastabilite qu'un système produit une énergie potentielle,
c'est-à-dire d'évolution et de transformations des systèmes - enfin
elle est une condition structurale, condition de quiddite qui
détermine l'identité d'un système. Ces trois rôles de la relation
comme condition d'individuation, de transformation et de structure
élargissent le problème des relations qui ne se pose plus à un moment
déterminé de l'existence
mais concerne autant les tonnes d'organisation, d'identité, que les
possibilités de transformation et d'évolution des systèmes.
Elle ne peut donc plus être pensée comme une réalité abstraite,
hors de conditions locales et singulières d'existence, encore moins
comme quelque
I. IGPB, p. 69.
2. IGPB, p. 81 (édition
de 1995).
chose d'accidentel par rapport à l'être individue; au contraire
elle devient principe constitutif, dynamique en ce qu'elle est au
fondement du devenir d'un système, et événementielle puisque rien ne
prédétermine de manière univoque les formes de relation que peut
prendre un système.
Limites et reprise de la pensée transductive
En faisant de la relation une condition constitutive (principe
d'individuation), énergétique (énergie potentielle d'un système) et
structurale (quiddite), essentielle à tous les aspects de l'existant,
Simondon lui donne donc une place centrale liant la philosophie de
l'individuation à une philosophie relationnelle. En ce sens, il
rejoint des formes d'empirisme, lorsque celui-ci se présente comme une
pensée de la relation, de Hume à James. L'empirisme et la philosophie
de Simondon partagent cette même ambition de faire de la relation un
véritable principe constitutif de l'existant sous ses différentes
formes
Pourtant, la philosophie de Simondon n'est pas un empirisme, et le
contraste entre ces deux formes d'instauration peut permettre à la
fois de rendre compte de l'originalité de la question chez Simondon,
et des limites de la place centrale qu'il accorde à une pensée transductive.
Malgré la multiplicité des philosophies que le concept recoupe et
des redéfinitions parfois radicales dont il a été l'objet, l'empirisme
peut se définir comme une pensée des relations externes, comme une
volonté de placer au centre de la philosophie les conditions et les
implications de relations hétérogènes par rapport à leurs termes,
différentes en nature. Comme le remarque G. Deleuze : « les relations
sont extérieures à leurs termes : quand James se dit pluraliste, il ne
dit pas autre chose en principe; de même, quand Russel se dit
réaliste. Nous devons voir dans cette proposition le point commun de
tous les empirismes »'. Whitehead le dit en toute simplicité « cette
nature comprend des termes multiples... et elle comprend des relations
»'. La différenciation du terme et de la relation est essentielle pour
toute philosophie empiriste, et elle apparaît comme la condition
nécessaire à une pensée de la relation. Bien que l'opposition et le
renversement que produit l'empirisme du rationalisme soient radicales
dans ses conséquences, la question des relations externes répète la
même coupure initiale : les relations sont pensées postérieurement à
la constitution des termes. La rupture que pensait produire
l'empirisme ne serait dès lors qu'une rupture de surface, notamment
avec les relations internes propres au rationalisme. en ce qu'elle
partage l'essentiel.
1. Deleuze, Empirisme et Stthjectirité,
Pans, PUE, 1953, col].
Epiméthée, p. 109.
2. A. N. Whitehead, The Concept of' Nature,
England, Camhridge [ipis ersity
Press, 1964, p. 9,
trad. fr.
J. Douchement, Le
concept de monture, Paris
Vrin, 1998.
_________________________
« Ces deux théories se rejoignent dans leur opposition mutuelle en
ce sens qu'elle suppose que l'individu pourrait en droit être seul »'.
La critique est importante puisqu'elle permet d'éviter la grande
opposition qui a traversé la modernité entre les relations internes et
externes et à la renvoyer à un faux problème. Pourtant l'empirisme
s'est dégagé très tôt de l'ontologie implicite des relations externes,
de l'atomisme qu'elles présupposaient (principe de différence chez
Hume), et des philosophies comme James et Whitehead ont pu à la fois
affirmer l'importance des relations externes et refuser radicalement
toute forme de pensée orientée par l'individu abstrait, toute forme
d'atomisation, de ce qu'il faudrait appeler la constitution d'un champ
empirique d'éléments distincts, isolés, au profit d'une philosophie de
l'événement.
Il n'en reste pas moins que la critique de Simondon ne laisse pas
intact le problème des relations externes; elle montre exactement les
limites que la différenciation entre le terme et la relation soulève,
ce qu'elle présuppose : une coupure entre la constitution du ternie et
les modes relationnels. Nous avons analysé les fondements de cette
rupture, ses implicites st l'organisation de l'expérience qu'elle
présuppose. Mais si la critique de Simondon montre bien la nécessité
d'une reprise de la question des relations à partir d'une toute autre
mise en problème, d'une critique de l'ontologie classique qui
l'oriente et la surdétermine, et cela jusqu'aux formes modernes de
l'empirisme, il nous semble qu'il y a au moins deux limites, qui sont
plutôt des tendances, dans la question des relations chez Simondon;
deux limites qui se manifestent particulièrement par contraste avec
l'empirisme : 1) le modèle que représente la pensée transduction pour
toute forme d'individuation; 2) une attention particulière et presque
exclusion pour une immanence des relations.
1) Les concepts de métastabilité et de transduction, la métaphore
des processus de cristallisation, forment une véritable image de la
pensée. Ces concepts devraient être les schèmes d'uns pensée de
l'individuation et de toute forme d'individuation. Certes, Simondon
affirme qu'ils sont des conditions d'individuation mais que celle-ci
est toujours singulière, non réductible à une forme de pensée
systématique et générale, à priori. Il n'en reste pas moins que
Simondon produit le même geste que celui qu'il critique dans le
«privilège ontologique de l'individué », c'est-à-dire à prendre des
schèmes pertinents pour un domaine de réalité, à faire d'une
expérience locale et justifiée pour un type d'existence, le modèle
même de toute pensée, le fondement du réel dans toutes ses
manifestations. En un mot à généraliser, à ériger en principe
universel ce qui est une expérience appartenant à un domaine
singulier. I. Stengers le montre au sujet du
I. IGPB, p. 141 (édition de 1995).
cristal que Simondon érige en forme paradigmatique des systèmes
d'individuation : « L'ensemble des concepts articulés au processus de
cristallisation se réfere à une situation vraiment très particulière
du point de vue d'une philosophie de la nature »'. Expérience
singulière que Simondon cherche à généraliser, à élever au statut de
modèle de la pensée. L'opération transduction rejoint cette même
ambition :
« Nous entendons par transduction une opération, physique,
biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de
proche en proche à l'intérieur d'un domaine, en fondant cette
propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place
: chaque région de structure constituée sert à la région suivante de
principe et de modèle, d'amorce de constitution, si bien qu'une
modification s'étend ainsi progressivement en même temps que cette
opération structurante »2.
Qu'il s'agisse de la constitution des collectifs. des
différenciations perceptions, des objets techniques, de la physique ou
de la biologie, l'axiomatique que vise Simondon, est dont le programme
est donné dans l'introduction de
L'individuation psychique et collective
comme une théorie unitaire des
différents aspects du réel, est une axiomatique capable de rendre
compte des conditions de toutes les formes d'individuation. La
métaphore du cristal y occupe une place centrale. Ce n'est plus
l'individu et ses conditions qui forment un paradigme pour la pensée
et le réel mais les processus de cristallisation'. La constitution de cette image de
pensée est d'autant plus étonnante que Simondon n'a cessé de revenir
sur les singularités des individuations et des domaines, mais plus
encore sur la multiplicité des modes d'existences st des logiques
singulières qui les animent. En fait, la multiplicité des modes
d'existence, le religieux, la technique, les collectifs. sec., se
rejoignent dans les conditions de pensée de l'individuation. C'est en
ce sens qu'il nous est difficile de suivre les implications de la
pensée transductive. notamment quant au concept de relation.
Les modes d'existence sont hétérogènes et déploient des univers
qualitatifs différents; certes des analogies dans des processus
peuvent être établies, mais postérieurement; les analogies sont
émergentes, elles sont liées à une aventure et à un risque de la
pensée. La philosophie de Simondon reste inscrite dans un projet
d'ontologie, qu'on peut bien appeler ontogénèse mais qui n'en reste
pas moins lié à l'ambition de
I. Voir l'article
d'Isabelle Stengers dans ce volume.
2. IPC, p. 25.
_______________________
déterminer ce qu'est le réel et donc d'y taire correspondre
l'ensemble des manifestations multiples et des formations hétérogènes.
2) La question de la relation chez Simondon cherche
une véritable
immanence de la relation au processus d'individuation. Cette immanence
est essentielle mais sa radicalisation entraîne d'autres problèmes.
Ainsi les concepts de métastabilité, de transduction, la métaphore de
la cristallisation et ce qu'elle implique, renvoient au fait que
l'individu porte avec lui ses modes relationnels, dans un
prolongement, une individuation plus large, que l'essentiel est dans
le centre actif, dans le germe qui se déploie et les logiques qui
permettent ce déploiement. L'environnement est simplement un espace
(le propagation, susceptible d'accroître l'individuation ou de
l'empêcher, en aucun cas il n'est un lieu de rencontre qui peut
profondément redéfinir l'individuation en cours'. Les modes
relationnels sont pensés comme des prolongements d'une identité de
structure et non pas comme quelque chose qui entraîne, de l'extérieur,
de nouvelles modalités d'existence. La pensée de l'individuation telle
que la formule Simondon continue à privilégier une forme de relation
interne, même si la question se voit transformée. Cette immanence,
dont on peut comprendre la nécessité pour une pensée de
l'individuation tend à réduire les effets de rencontre, la portée d'un
dehors dans la création et la transformation des individuations. Les
systèmes d'individuation sont plus exactement à la fois agent
d'individuation, par la propagation d'une forme de structuration, et
pris dans des processus, des rencontres que rien ne prédétermine mais
qui oriente leur devenir.
La pensée de Simondon se présente donc comme une philosophie de la
relation et de l'individuation. Elle produit un renversement majeur du
problème de la relation en le posant à partir d'un tout autre plan,
plan préindividuel, d'individuation et de genèse, qui ne laisse aucune
place à la bifurcation du terme et de la relation. C'est de cette
nouvelle instauration qu'il faut partir pour penser les relations
comme constitutives, inhérentes à la constitution des existants, sans
qu'il soit nécessaire pour autant de suivre Simondon dans ces
tendances que nous avons cherché à mettre en évidence et qui forment
une sorte d'image de la pensée qui est en contradiction avec les
exigences d'une pensée plurielle et hétérogène des relations, de la
multiplicité et des possibilités de création des modes d'existence.
Didier Debaise
Doctorant en Philosophie
Université Libre de Bruxelles.
I. Comme le remarque I. Stengers : s le
monde est incapable de poser problème, seulement de nourrir ou non
la propagation du mode transductif de ,solution ».
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