Eléments a publié ce texte inédit en français d’Ernst Jünger,
allocution prononcée en juin 1979, en tant qu’invité d’honneur des fêtes
commémoratives de Verdun, dans une traduction de François Poncet.
Le 24 juin 1979, Ernst Jünger avait été invité par René Vigneron, le
maire de Verdun et Henri Amblard, président de la société des Aveugles de
guerre français, à participer à une cérémonie d’hommage aux morts de la
Première Guerre mondiale. L’allocution qu’il prononça à cette occasion,
devant l’association « Ceux de Verdun », a été publiée en Allemagne sous
la forme d’une édition privée tirée à 25 exemplaires seulement (Ansprache
zu Verdun. 24. Juni 1979, Karl Thomae, Biberach 1979). Elle était inédite
en français. Eléments en publie le texte intégral.
« J’eus l’impression que mon adresse fut reçue avec sympathie »,
écrit Ernst Jünger dans son Journal (Soixante-dix s’efface, volume 2,
Gallimard, Paris 1985, p. 448). « Quant à savoir si cela sert à quelque
chose au sein d’un monde menacé de nouvelles catastrophes, ajoute-t-il, je
n’ose en décider. Tout de même, lorsqu’ensuite, je me tins à côté d’Amblard,
l’aveugle, mon bras passé dans le sien, tandis qu’un régiment de la
garnison défilait devant nous : ce fut un instant d’harmonie. »
Je m’incline devant ceux qui sont tombés.
Chers amis de toutes nations, chers camarades et anciens combattants :
L’invitation de l’ancienne et célèbre ville de Verdun à présider, en
compagnie du cher Henri Amblard, les cérémonies du souvenir de la Grande
Bataille livrée en ces lieux m’a profondément ému. Je vous remercie de
l’honneur que vous m’avez fait par ce geste, à moi et à mes compatriotes.
Je compte cette invitation au nombre des présages favorables, car Monsieur
le Maire l’a accompagnée de ces mots : « Il faut que l’anniversaire de la
bataille de Verdun cesse d’être une manifestation à caractère seulement
nationaliste pour devenir un appel à la paix entre les nations. »
A ce genre d’appel, on se plaît à répondre. Et je suis convaincu qu’il
ne s’agit pas seulement d’un geste d’honneur de bonne volonté mutuelle,
mais que s’annonce par là un tournant historique – une embellie de toute
l’atmosphère. Monsieur le Maire nourrit le vœu que Verdun devienne la
Capitale de la Paix. Le lieu me semble y avoir vocation, d’autant qu’il a
inauguré, en 843, avec le traité de partition de l’empire franc, la
séparation de nos deux peuples.
Nous ne voyons plus aujourd’hui la bataille de Verdun du même œil qu’en
1916, et il se peut que dans une centaine d’années, on porte encore un
autre jugement. Les idées changent avec les générations ; lorsqu’on
regarde en arrière, les faits acquièrent un aspect nouveau, qui bien
souvent stupéfie. Dès cette époque, à l’évidence, l’âge des guerres
nationales tirait à sa fin. Ce qui explique l’acharnement des combats,
leur durée quasiment sans fin, leur lente extinction sans résultat
stratégique. Douaumont est plutôt un symbole de souffrance, plutôt un
Chemin de Croix que le lieu d’un événement décisif, comme le sont
Austerlitz ou Sedan.
Rétrospectivement, les fronts se confondent : les adversaires semblent
cernés par des périls qui leur sont communs, plus forts que la volonté des
grands chefs et le courage des individus : le matériel acquiert une
puissance écrasante, la terre une énergie volcanique, et le feu ne menace
plus d’anéantir l’un ou l’autre, mais les deux camps sans distinction. A
l’époque, entassés dans les entonnoirs, on s’imaginait encore que l’homme
était plus fort que le matériel. Nous étions dans l’erreur, on le voit
bien aujourd’hui.
L’homme est la mesure des choses, et non l’inverse
Au quotidien, le progrès se fait lentement, par érosion pour ainsi
dire. Et puis il y a des effondrements, comme si une voûte s’écroulait.
Nous sommes perdus, à moins que nous ne changions de système. Je me
souviens surtout de deux attentats de ce genre contre mon équilibre
intérieur. Le premier effroi m’a frappé comme une multitude de gens : il
s’empara de moi lorsque j’appris, en été 1945, la nouvelle d’Hiroshima ;
je l’ai perçue tout d’abord comme une rumeur montée des enfers.
Ce signe de feu titanesque marqua la fin d’une ère ancienne, le début
d’une ère nouvelle. L’histoire semblait perdre son sens : dans
l’anéantissement de cette ville lointaine se reflétait également la fin
des guerres classiques et de leur gloire, d’Achille à Alexandre, de César
au Grand Frédéric et à Napoléon.
Même terreur sourde lorsque j’appris voici peu que des cervelles
techniciennes étaient parvenues à élaborer des automates pour jeu d’échecs
devant qui, à brève échéance, le plus fort des joueurs ne pourra plus que
s’incliner.
Chaque jour ou peu s’en faut, nous apprenons un progrès dans le
chiffrage du monde : un trait de plus dans le tableau d’une agression qui
menace de nous mettre tous échecs et mat. Il s’agit là du royaume des jeux
et de la liberté spirituelle, au premier chef celle de l’artiste et sa
force de création.
Le problème nous fut posé, sans que nous nous en rendions compte, dès
cette époque-là, devant Verdun et sur la Somme, et en termes matériels.
Entretemps nous en avons pris conscience, il nous incombe à présent de le
résoudre en son fond, en remettant en honneur cette vérité que l’homme est
la mesure des choses, et non l’inverse.
La puissance croissante des automates et de l’automatisme intellectuel,
le chiffrage de la vie qui menace tout individu, le rend manipulable, nous
ont dès cette époque fait sentir que nous sommes sur une voie où l’enjeu,
si haut qu’il puisse être, se consume lui-même.
C’est une vaste question. Plutôt que de m’y plonger et m’y perdre, je
préférerais aborder les souvenirs qui me lient personnellement à la ville
de Verdun ; ils sont au nombre de trois. La première fois que j’ai mis les
pieds à la citadelle de Verdun, c’était en 1913, lorsqu’après m’être sauvé
de l’école je me suis engagé pour servir dans la Légion étrangère. Bien
que mon père m’ait promptement fait revenir de Sidi Bel Abbès, je puis
dire que j’ai porté aussi l’uniforme français, même si ce ne fut que pour
peu de temps.
Nous marchions plein de courage
Et je n’aurai garde d’omettre de faire mention de l’honnête sergent de
ville que je priai de m’indiquer le bureau de recrutement. Le brave homme
me regarda atterré, avant de me dire : « Jeune homme, mon pauvre ami,
faites n’importe quoi, mais pas ça. »
Je le remercie encore, après tout ce temps. Dans la paix, dans la
guerre, j’ai souvent rencontré des amis inconnus qui voulaient me venir en
aide, sans les avoir toujours écoutés.
La deuxième fois, j’ai marché sur la ville sans parvenir jusqu’à elle –
c’était au printemps 1915, aux Eparges. A l’époque, on appelait cela le «
baptême du feu » ; nous marchions plein de courage, l’enthousiasme était
grand. Tout était encore comme nous l’avions entendu de la bouche de nos
grands-pères, puis à l’école. Dès le début je fus touché et me retrouvai à
l’hôpital. Certes, contrairement à mon très honoré coprésident, blessé
devant Verdun à pareille époque, je me rétablis très vite. Mais mon
régiment, les fusiliers hanovriens à l’insigne de Gibraltar, ne fut plus
jamais engagé dans cette grande bataille, et combattit sur la Somme.
C’est aujourd’hui la troisième fois que j’entre en contact avec votre
ville, et c’est la plus réjouissante : la forteresse ouvre ses portes à un
ami.
Permettez-moi de faire un bilan : l’époque de l’inimitié entre nos deux
peuples, d’une inimité à quoi l’on nous formait dès le plus jeune âge, est
révolue. Assurément l’individu ne saurait se soustraire aux grands
conflits, il va de soi qu’il les dispute avec les siens, auprès des siens.
Entretenir la sympathie, comme le firent Frédéric et Voltaire, est
toujours possible, même si c’est moins aisé aujourd’hui qu’à l’âge
baroque. Adversaire, lorsque les circonstances le réclament, mais non
ennemi. Agon, et non polemos.
L’homme n’apprend pas grand-chose de l’histoire : sinon, la Seconde
Guerre mondiale nous eût été épargnée, comme bien d’autres désagréments.
Toutefois, dans notre cas précis, il semble que nous soyons parvenus à
donner l’exemple.
Lorsque nous songeons aux conflits qui aujourd’hui nous affligent, une
question se pose : ne devrions-nous pas, à l’échelle planétaire qui est la
nôtre, commencer tout de suite au point même où tant de détours, tant de
sacrifices nous ont conduits ?
Eléments n°151