Pourquoi la beauté a-t-elle à voir avec la mort? D'abord parce que, à
l'instar de toute chose, elle ne peut durer, elle nous échappe. Et
comme c'est à elle que l'on s'attache plus qu'à tout dans la vie, plus
l'attachement est profond, plus poignant est l'arrachement.
Attachementarrachement, voilà la condition de la beauté elle aiguise notre
conscience de la mort. D'autant que son mode d'être n'est pas statique, elle
se manifeste chaque fois dans son apparaître sur la crête de l'instant. Et
puis surtout il y a le fait que, lorsqu'elle est sublime, elle inspire une
crainte sacrée, ou une passion trop ardente pour que la capacité humaine
puisse tout à fait l'assumer. Comme le soleil, on ne peut trop la dévisager
sans risquer de perdre la vue ou la vie. Ceux qui connaissent les hauts
plateaux de l'Himalaya, à quatre mille mètres, comprennent le besoin
impérieux de leurs habitants de se prosterner devant les monts éclatant de
blancheur éternelle qui s'élèvent à plus de huit mille mètres d'altitude.
Ceux qui connaissent la vaste nuit au désert comprennent les nomades qui
s'agenouillent et prient, éblouis par les flammes aveuglantes des étoiles.
Dante, quand il vit pour la première fois
Béatrice, à neuf ans, sentit l'esprit de la
vie se mettre à palpiter si fort en lui qu'il faillit faire éclater ses
veines. Quand, neuf ans après, un jour à trois heures de l'après-midi, il la
revit et qu'il entendit pour la première fois sa voix le saluer, il crut
toucher les bornes extrêmes de la béatitude. Et il sut que le reste ne
pouvait s'accomplir qu'au-delà de cette vie.
Compte tenu de ce que nous venons de constater, celui qui se propose
d'affronter la beauté pour en faire une oeuvre, à savoir l'artiste, affronte
en même temps le défi de la mort. Cela est d'autant plus vrai que la
création artistique est justement une des formes par lesquelles l'homme
tente de vaincre son destin mortel. Toute oeuvre digne de ce nom, un poème,
une musique, une peinture, une sculpture, tente de transmuer la solitude en
ouverture, la souffrance en communion, les cris d'appel en chant, chant qui
résonne par-delà les abîmes creusés par la séparation et la mort.
L'authentique création artistique, en Occident comme ailleurs, passe par
la voie orphique, celle qui porte l'empreinte d'Eurydice disparue, celle par
laquelle Orphée tente de la rejoindre désormais au moyen d'un autre type
d'incantation. Pour ne prendre qu'un seul exemple en Occident, rappelons
celui de Victor Hugo s'adressant à sa fille Léopoldine disparue quatre ans
plus tôt
Demain, dès l'aube, à
l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je
sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt,
j'irai par la montagne,
Je ne puis demeurer loin
de toi plus longtemps...
Paroles d'inspiration orphique, de retour vers la disparue, qui nous sont
devenues si intimes à nous tous. Le même poète dira plus tard, prononçant un
discours sur la tombe de la fiancée de son fils : « Le prodige de ce grand
départ céleste qu'on appelle la mort, c'est que ceux qui partent ne
s'éloignent point. Ils sont dans un monde de clarté, mais ils assistent,
témoins attendris, à notre monde de ténèbres. Ils sont en haut et tout près.
Oh! qui que vous soyez, qui avez vu s'évanouir dans la tombe un être cher,
ne vous croyez pas quittés par lui. Il est toujours là. Il est à côté de
vous plus que jamais. La beauté de la mort, c'est la présence. Présence
inexprimable des âmes aimées, souriant à nos yeux en larmes. L'être pleuré
est disparu, non parti. Nous n'apercevons plus son doux visage ; nous nous
sentons sous ses ailes. Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas
les absents... »
En Chine, l'équivalent de la tradition inaugurée par Orphée fut incarnée
d'abord par Qu Yuan, au ive siècle avant notre ère, et plus tard par tous
les artistes acquis à l'esprit du chan, selon lequel l'être passe par le
non-être, le voir par le non voir ....