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Auteur:
PASCAL DAVID
Source: http://xml.epiphanie.org/Dominicains/simoneweil.pdf
Date :
6.07.2014
....Texte que je viens de trouver via Google en
recherchant sur " metaxu" ... texte qui m'a paru
tellement intéressant que je l'ai sauvegardé ci-dessous ...mais
sans sa mise en page ...pour le lire allez sur "Source ci-dessus .."
Question :...vivre EN la vérité ..n'est ce pas la
réponse donnée par "à l'image de Dieu, homme et femme il LE créa ...l'humain
... ? ... voilà la tentative d'itinéraire de l'hcq ... réponse ... si
Dieu le veut...
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Simone Weil, vivre pour la
vérité
Lorsque elle meurt, le 24 août 1943, à l’âge de 34 ans, au sanatorium
d’Ashford, en Angleterre, Simone Weil n’a que très peu publié. Aucun livre,
seulement des articles, pour la plupart dans des publications
d’extrême-gauche, tel les que La Révolution prolétarienne , revue syndicaliste
révolutionnaire, ou L’Ecole émancipée , revue du syndicat de l’enseignement,
de tendance anarcho-syndicaliste. Elle est arrivée en Angleterre quelques mois
plus tôt, à la fin de l’année 1942, pour rejoindre la résistance français e
qui s’est organisée à Londres, autour du général de Gaulle. Elle ne cesse de
regretter d’avoir quitté le sol français et cherche à tous prix à être
envoyée en France pour une mission « si possib le dangereuse », dit-elle. On
lui refuse cette mission ; son style vestimentaire, son manque de discrétion,
son sens de la provocation la conduiraient inexorablement à être arrêtée et à
mettre d’autres vies que la sienne en danger. Atteinte de tuberculose et de
désespoir, refusant de se nourrir plus que la quantité correspondant aux
tickets de rationnement limitant la nourriture en France, elle meurt dans une
profonde solitude morale, intellectuelle, spirituelle. Simone Weil laisse une
masse de manuscrits qui vont révéler l’une des plus importantes philosophes du
vingtième siècle et de l’histoire de la philosophie. Au moment de quitter la
France, elle avait donné à son ami Gustave Thibon onze cahiers couverts de
notes ; ce dernier en publia une anthologie, en 1947, sous le titre La
Pesanteur et la Grâce (éditions Plon), avec une préface qui donne des
informations essentielles sur l’auteur des textes rassemblés dans ce petit
ouvrage, dont le succès ne se dément pas depuis soixante ans. En 1949, Albert
Camus édite un long manuscrit rédigé par Simone Weil à Londres, sous le titre
L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain ,
dans la collection « Espoir », qu’il dirige chez Gallimard. Puis, deux ans
plus tard, d’autres textes relatifs à La Condition ouvrière sont rassemblés et
publiés dans la même collection . En 1950, le père Joseph- Marie Perrin, un
dominicain qui a très bien connu Simone Weil à la fin de sa vie, rend public
les textes en sa possession, en un livre également destiné à devenir un
classique de la littérature française contemporaine, auquel il donne pour
titre Attente de Dieu (éditions La Colombe). Les publications vont ensuite se
succéder à un rythme régulier jusqu’à la fin des années soixante. La
publication des Œuvres complètes est actuellement en cours, chez Gallimard,
avec neuf, bientôt dix volumes parus sur les dix-sept volumes prévus,
instrument indispensable pour l’étude d’une pensée extrêmement cohérente,
éblouissante et décisive pour notre temps 1
. 1 Abréviations des ouvrages de Simone
Weil utilisés :
AD pour Attente de Dieu , Paris, Fayard, 2008 ;
CO pour La Condition ouvrière , coll. «
Folio/Essais », Paris, Gallimard, 2002 ;
E pour L’Enracinement , coll. « Folio/Essais »,
Paris, Gallimard, 2007 ;
EL pour Ecrits de Londres et dernières lettres
, coll. « Espoir », Paris, Gallimard, 1957 ;
LP pour Leçons de philosophie (Roanne
1933-1934) , Paris, Plon, 1989 ;
OC VI/4 pour Cahiers , Œuvres complètes , tome
VI, volume 4, Paris, Gallimard, 2006 ; Œ pour Œuvres , coll. « Quarto »,
Paris, Gallimard, 1999
La Condition
ouvrière , ou l’expérience du malheur
Le parcours
intellectuel de Simone Weil commence comme un parcours classique pour une
jeune fille brillante de la moyenne bourgeoisie française : baccalauréat de
philosophie en 1925, à l’âge de 16 ans, trois années de khâgne au Lycée
Henri-IV, à Paris, où elle a pour professeur le philosophe Alain, l’auteur des
Propos , qui eut une influence déterminante sur un grand nombre de ses élèves,
dont Simone Weil. Ecole normale supérieure, agrégation de philosophie, qu’elle
obtient en juillet 1931, et enseignement dans le secondaire, au lycée. Elle
enseigne la philosophie, mais aussi le grec et l’histoire, au Puy-en-Velay, à
Auxerre, à Roanne. Ensuite, les choses ne vont plus se passer comme on aurait
pu s’y attendre. A la fin de l’année scolaire 1933-1934, Simone Weil demande à
sa hiérarchie un « congé pour études personnelles ». En effet, elle souhaite
mettre en œuvre un projet qui l’habite depuis longtemps : partager le sort
des ouvriers à la chaîne, connaître de l’intérieur la condition ouvrière, non
pas se tenir du côté de ceux qui exercent la force, mais du côté de ceux qui
la subissent, pour comprendre. A cette date, elle a déjà un passé de militante au sein des milieux anarchistes, syndicalistes et trotskistes (elle
s’oppose, au cours d’une conversation animée, à Léon Trotsky). Elle achève un
manuscrit d’une centaine de pages de Réflexions sur les causes de la liberté
et de l’oppression sociale , premier bilan de sa réflexion politique et sociale, première synthèse de sa philosophie. Son ancien professeur de khâgne, Alain
, qualifiera ce texte de « travail de première grandeur » qui appelle une
suite, car aujourd’hui « tous les concepts sont à reprendre, et toute
l’analyse sociale à refaire » (lettre du 14 janvier 1935). Le 4 décembre 1934,
Simone Weil rentre comme ouvrière sur presse (découpeuse) chez Alsthom, dans
une des usines de la rue Lecourbe, à Paris. Elle y restera jusqu’au 5 avril
1935. Les conditions de travail sont très dures, épuisantes même, et elle
n’arrive pas à suivre les cadences imposées. Elle note dans son Journal
d’usine toutes ses impressions, la soumission aux ordres, les humiliations et
l’obsession de la vitesse, de la cadence. Dans un article publié le 10 juin
1936, dans La Révolution prolétarienne , elle raconte « La vie et la grève des
ouvrières métallos » : « Forcer. Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce
dégoût, cet écœurement qui paralysent. Plus vite. Il s’agit de doubler la
cadence. Combien en a i-je fait, au bout d’une heure ? 600 [pièces]. Plus
vite. Combien au bout de cette dernière heure ? 650 . La sonnerie. Pointer,
s’habiller, sortir de l’usine, le corps vidé de toute énergie vitale, l’esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût, de rage, et par-dessus tout
cela, d’un sentiment d’impuissance et de soumission. Car le seul espoir pour
le lendemain, c’est qu’on veuille bien me laisser passer encore une pareille
journée. Quand aux jours qui suivront, c’est trop loin. L’imagination se refuse à parcourir un si grand nombre de minutes mornes » (CO, p. 267 ; Œ, p.
160). Les ouvriers sont payés aux pièces, ils doivent atteindre un certain
rendement s’ils ne veulent pas être renvoyés et s’ils veulent gagner
suffisamment pour vivre. Après la journée du 15 janvier 1935, Simone Weil
écrit dans son Journal d’usine : « L’épuisement finit par me faire oublier les
raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi
la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser,
seul et unique moyen de ne pas en souffrir. (...) Effroi qui me saisit en
constatant la dépendance où je me trouve à l’égard des circonstances
extérieures » (CO, p. 103). Elle travaille ensuite aux établissements J.-J.
Carnaud et Forges de Basse-Indre, à Boulogne-Billancourt. Elle est licenciée
au bout d’ un mois, puis sera embauchée comme fraiseuse chez Renault, jusqu’au
22 août 1935. Au mois d’octobre, Simone Weil reprend l’enseignement de la
philosophie au lycée de Bourges. Elle enseigne jusqu’au début de l’année
1938, puis obtient un congé de maladie à cause des maux de tête qui la font
souffrir depuis plusieurs années et qui s’aggravent à ce moment-là. Plus tard,
elle fera le bilan de cette expérience qui va modifier profondément sa vie et
sa pensée. Elle emploie un terme qui va jouer un rôle central dans son œuvre,
le malheur :
« Après mon
année d’usine, (...) j’avais l’âme et le corps en quelque sorte en morceaux.
Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. (...) Je savais bien
qu’il y avait beaucoup de malheur dans le monde, j’en étais obsédée, mais je
ne l’avais jamais constaté par un contact prolongé. Etant en usine,
confondue aux yeux de tous et à mes propres yeux avec la masse anonyme, le
malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. Rien ne m’en s
éparait, car j’avais réellement oublié mon passé et je n’attendais aucun
avenir, pouvant difficilement imaginer la possibilité de survivre à ces
fatigues » (AD, pp. 41-42 ; Œ, p. 770).
Simone Weil a voulu
éprouver la condition ouvrière afin de comprendre les mécanismes de
l’oppression sociale. Dans les notes de cours prises par l’une de ses élèves,
on trouve cette phrase, qui éclaire ses motivations : « L’homme est ainsi fait
que celui qui écrase ne sent rien, que c’est celui qui est écrasé qui sent.
Tant qu’on ne s’est pas mis du côté des opprimés pour sentir avec eux, on ne
peut pas se rendre compte » (LP, p. 142). Autrement dit, ce que l’on sent de
la force dépend du point de vue où l’on se trouve, si on l’exerce ou si on la
subit. En effet, ce qui vient précipiter l’homme dans le malheur, c’est ce
que Simone Weil nomme « la force », qui est le sujet du grand article de
1940-1941 sur « L’ Iliade ou le poème de la force » 2 . Non seulement
l’univers est gouverné par un mécanisme aveugle, régi par des rapports de
force, mais la force est aussi au centre de tout e histoire humaine. L’homme «
croit (...) vouloir et choisir, mais il n’est qu’une chose, une pierre qui
tombe. Si l’on regarde (...) les âmes et les sociétés humaines, on voit que
(...) tout obéit à des lois mécaniques aussi aveugles et aussi précises que
les lois de la chute des corps. (...) Le mécanisme de la nécessité se
transpose à tous les niveaux en restant semblable à lui-même, dans l a matière
brute, dans les plantes, dans les animaux, dans les peuples, dans les âmes »
(« L’Amour de Dieu et le malheur », AD, p. 111 ; Œ, p. 699). « La notion de
force (...) constitue la clef qui permet de lire les phénomènes sociaux » («
Méditation sur l’obéissance et la liberté », Œ, p. 490). La force , c’est ce
qui plonge certains hommes dans le malheur.
Le malheur n’est pas, ou pas
seulement, la souffrance. Le malheur est « une chose à part, spécifique,
irréductible ». C’est « un déracinement de la vie », un équivalent de la mort.
C’est « un événement qui a saisi une vie et l’a déracinée », un état violent.
Le malheur « est à la fois douleur physique, détresse de l’âme et dégradation
sociale » (AD, p. 120 ; Œ, p. 703 ; cf. aussi AD, pp. 98, 99, 100 ; Œ, pp.
693, 694). Le malheur atteint l’homme dans toutes ses dimensions : physique,
psychique, sociale. Le facteur social est essentiel, le malheur est une
déchéance sociale. Il n’y a pas de malheur sans souffrance physique, mais le
malheur est distinct de cette souffrance. Une simple douleur physique, aussi
violente soit-elle (une rage de dent, par exemple) n’est pas du malheur, parce
qu’elle ne laisse aucune trace une fois passée. En revanche, la perte d’un
être cher ou un exil loin de chez soi peut être un malheur. C’est une perte,
un vide, une absence qui s’accompagne de désordres biologiques. Mais seule la
douleur physique enchaîne la pensée. S’il n’y a pas de douleur physique, la
pensée fuit dans l’imagination et la rêverie, et se porte sur n’importe quel
objet. S’il y a douleur physique, la pensée est contrainte de reconnaître l a
présence du malheur. Le malheur enchaîne l’âme. Le malheureux est rivé à son
malheur ; il ne peut pas y échapper. L’analyse sociale et anthropologique du
malheur ouvre sur une dimension métaphysique : le malheur est la condition de
l’homme. La vie humaine est pleine de contradictions, elle est contradictoire
, impossible , déchirée . Simone Weil peut-être qualifiée, à l’instar de Luther et de Pascal, de pensée tragique . Le malheur demeure une énigme : « La
grande énigme de la vie humaine, écrit Simone Weil, ce n’est pas la
souffrance, c’est le malheur. Il n’est pas étonnant que des innocents soient
tués , torturés, chassés de leur pays, réduits à la misère ou à l’esclavage,
enfermés dans des camps ou des cachots, puisqu’il se trouve des criminels
pour accomplir ces actions. Il n’est pas étonnant non pl us que la maladie
impose de longues souffrances qui paralysent la vie et en font une image de la
mort, puisque la nature est soumise à un jeu aveugle de nécessités
mécaniques. Mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de
saisir l’âme elle-même des innocents et de s’en emparer en maître souverain »
(AD, p.101 ; Œ, p. 694).
2 La
Grèce tient une place de première importance da ns la pensée de Simone Weil.
Il s’agit « d’aller vers la Grèce », de renouer avec l’inspiration grecque.
Un certain n ombre de textes sur ce thème ont été rassemblés dans deux
recueils : Intuitions pré-chrétiennes (Paris, La Colombe, 1951, Fayard, 1985)
et La Source grecque (coll. « Espoir », Paris, Gallimard, 1953) ; ils seront
repris dans les Œuvres Complètes , tome IV, Ecrits de Marseille , volume 2 :
Les civilisations inspiratrices : la Grèce, l’Inde et l’Occitanie , Paris,
Gallimard, à paraître en novembre 2009.
Simone Weil ne se
contente pas de décrire le malheur. Elle va montrer, dans le très bel essai
sur « l’Amour de Dieu et le malheur », publié dans Attente de Dieu , quel
usage il est possible d’en faire. Pour le dire d’un mot, le malheur est un
moyen de contact avec le monde et avec Dieu pour celui qui, plongé dans le
malheur, ne cesse pas d’aimer. Le malheur détruit toutes les illusions, fait
un vide dans l’âme, ouvre le regard et permet de voir Dieu dans l’univers.
C’est le cas de Job, figure du malheur suprême qui a pour nom la Croix. Ce que
voulait Simone Weil, surtout, en partageant la condition ouvrière, c’est vivre
réellement, sortir de l’imaginaire pour être confrontée au réel. Dans une
lettre du mois de mars 1935, elle explique : « J’ai le sentiment, surtout, de
m’être échappée d’ un monde d’abstractions et de me trouver parmi des
hommes réels – bons ou mauvais, mais d’une bonté ou d’une méchanceté
véritables. La bonté surtout, dans une usine, est quelque chose de réel
quand elle existe ; car le moindre acte de bienveillance (...) exige qu’on
triomphe de la fatigue, de l’obsession du salaire » (CO, p. 68). La pensée de
Simone Weil ne se développe pas dans l ’abstrait, ce n’est pas une philosophie
« pure », mais c’est une pensée qui s’élabore au contact du réel – l’épreuve
vécue de la condition ouvrière en est un exemple.
Il n’y a rien à dire qui
ne soit d’abord éprouvé dans la chair. Simone Weil, avant d’être cette
philosophie si lumineuse et sûre d’elle-même, c’est d’abord un corps qui
souffre. Le corps sur lequel s’écrit une telle souffrance, cette vie qui
s’écrit ainsi – avec son style : action politique et sociale incessante,
travail intellectuel dans tant de domaines habituellement distincts, mêlée à
tant de milieux sociaux, depuis les élèves de l’Ecole normale supérieure
jusqu’aux chômeurs du Puy, en passant par les militants anarcho-syndicalistes
et les réseaux de la Résistance – se traduit en un corpus d’écrits qui aura le
même style. Une œuvre marquée par l’urgence : Simone Weil écrit parce
qu’elle le doit , parce que les idées qui passent par elle doivent être dites
et données. Les écrits que laisse Simone Weil sont, pour la majorité du corpus
, des articles de circonstance, des notes éparses, des textes et des ébauches
de textes, des fragments. Lorsqu’on vit dans l’urgence, lorsque l’action disperse,
lorsque la souffrance physique rend impossible un travail intellectuel
continu, le style de l’œuvre est celui du fragment . Nous avons insisté sur
l’interprétation donnée par Simone Weil du malheur, parce que c’est un aspect
important de son œuvre philosophique. Mais ce n’est qu’un aspect. Le thème de
l’art (peinture, musique, poésie), celui du beau qui provoque la joie peuvent
également servir de fil directeur. Enfin, on trouve une réflexion profonde sur
le thème du travail, au point que toute l’œuvre de Simone Weil a pu être
interprétée comme une philosophie du travail 3 .
Ce qui est en jeu dans
cette philosophie, c’est le contact avec le réel . Le malheur, comme la
joie pure, est contact avec l’extériorité, parce que ce qui est donné à ma
conscience est en excès par rapport à ce qu’elle peut recevoir et contenir.
Malheur et joie me sont donnés sans que je puisse ni les fabriquer, ni les
maîtriser ou me les approprier.
Les Cahiers , ou
l’itinéraire de la transformation de soi
Les années qui suivent
l’expérience de l’usine vont marquer une nouvelle étape dans l’itinéraire
intellectuel et spirituel de Simone Weil. La philosophe va découvrir que
la force qui écrase le faible, la force qui semble souveraine ici-bas n’est ni
le dernier mot, ni le tout du réel. Car il y a, à côté de la force, un
autre principe à l’œuvre dans l’univers. Cet autre principe, Simone Weil le
présente en ces termes : « Il y a une réalité située hors du monde, c’est-à-
dire hors de l’espace et du temps, hors de l’univers mental de l’homme, hors
de tout le domaine que les facultés humaines peuvent atteindre. A cette
réalité répond au centre du cœur de l’homme cette exigence d’un bien absolu
qui y habite toujours et ne trouve jamais aucun objet en ce monde. (...)
3 Voir
Robert Chenavier, Simone Weil, une philosophie du travail , coll. « La nuit
surveillée », Paris, Editions du Cerf, 2001
De même que la
réalité de ce monde-ci est l’unique fondement des faits, de même l’autre
réalité est l’unique fondement du bien. C’est d’elle uniquement que
descend en ce monde tout le bien susceptible d’y exister, toute beauté, toute
vérité , toute justice, toute légitimité, tout ordre, toute subordination de
la condition humaine à des obligat ions » (« Etude pour une déclaration des
obligations envers l’être humain », EL, p. 74). Or, de cette réalité située
hors du monde – que l’on nomme Amour, Bien, Dieu, ou encore Trinité –
Simone Weil va faire l’expérience qu’elle se révèle. L’expérience de cette
révélation coïncide avec la découverte du christianisme et va se faire en
plusieurs étapes, plusieurs « contacts avec le catholicisme », au cours des
années 1935 à 1938, jusqu’à l’événement de la fin de l’année 1938. Simone Weil
en témoigne dans une longue lettre adressée au père Joseph-Marie Perrin,
rédigée le 12 mai 1942, c’est-à-dire deux jours avant de quitter
définitivement la France, comme un testament spirituel, au seuil d’un départ
sans retour. Il faudrait citer cette lettre en entier, car il s’agi t d’un des
plus beaux et des plus profonds textes spirituels de la période contemporaine.
Cette lettre – il s’agit bien d’une lettre, c’est-à-dire d’un texte adressé à
un interlocuteur choisi, qui prend place dans un dialogue et une intimité déjà
partagée – témoigne du secret et de l’histoire d’un e âme. Dans cette lettre,
donc, on lit cette phrase, point culminant d’un désir constant de la v érité
et d’un effort d’attention perpétuel pour l’atteindre : « Le Christ lui-même
est descendu et m’a prise » (« Autobiographie spirituelle », AD, p. 45 ; Œ, p.
771). Et la philosophe ajoute : « Je n’avais pas prévu la possibilité de cela,
d’un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et
Dieu. J’avais vaguement entendu parler de choses de ce genre, mais je n’y
avais jamais cru. (...) D’ailleurs dans cette soudaine emprise du Christ
sur moi, ni les sens ni l’imagination n’ont eu aucune part ; j’ai seulement
senti à travers la souffrance la présence d’un amour analogue à celui qu’on
lit dans le sourire d’un visage aimé » (AD, p. 45 ; Œ, pp. 771-772). Un «
contact absolument inattendu », écrit encore Simone Weil – à proprement parler
impossible, c’est-à-dire dont la possibilité ne pouvait être prévue. La
philosophie a pour tâche de décrire le réel, d’ordonner ce qui se donne dans
l’expérience ; telle est la conception « critique » , au sens technique du
terme, de la philosophie, conception partagée par Platon, Descartes, Kant, et
Simone Weil. Il s’agit de « prendre conscience de ce qu’on fait quand on
fait de la science, etc. » (LP, pp. 208-209). Mais la philosophie – ou
l’intelligence – ne produit pas la vérité.
La vérité se désire , et désirer la
vérité, c’est désirer un contact direct avec le réel .
« L’expérience du
transcendant » : cela est contradictoire dans les termes, impossible – et,
pourtant, le philosophe ne peut pas l’ignorer comme nulle et non avenue
lorsqu’elle a lieu, c’est-à-dire lorsqu’ elle se donne . Et, d’ailleurs,
lorsqu’il s’agit de Dieu, il ne peut que s’agir de l’impossible. C’est
lorsqu’il opère l’impossible que Dieu se manifeste 4 .
Au mois de mai 1940,
c’est la fin de la « drôle de guerre » et l’exode. Simone Weil quitte Paris le
13 juin et, après un long périple de trois mois, s’installe à Marseille. C’est
là qu’elle va passer la plupart des mois qui la séparent de son d épart pour
New York, puis Londres. A Marseille, Simone Weil commence à noter toutes sort
es de réflexions dans des cahiers, et gardera cette habitude à New York. Nous
disposons maintenant d’une édition critique, scientifiquement établie, des
quatre volumes des Cahiers , dans les Œuvres complètes (Paris, Gallimard,
1994, 1997, 2002, 2006). Ces quelques mille deux cents pages forment l’une des
œuvres les plus importantes de la littérature et de la philosophie française,
comparable, par plus d’un trait, aux Essais de Montaigne ou aux Pensées de
Pascal. De quoi s’agit-il ? Les Cahiers sont des notes prises au jour le jour
par Simone Weil au cours des années 1940 à 1943. Or, une étude précise de ces
fragments permet de montrer qu’il s’agit de notes pour des exercices
spirituels . Celle qui écrit les Cahiers se livre à une observation sans
concession du fonctionnement du psychisme humain, puis se prescrit des
exercices spirituels qui ont pour point d’application les relations entre le
fonctionnement psychique et le monde autour
4
Sur le thème philosophique du don et de la médiation, voir Emmanuel
Gabellieri, Etre et Don. Simone Weil et la philosophie , Louvain, éditions
Peeters, 2003. Et notre note de lecture in Revue des sciences philosophiques
et théologiques , tome 92, n° 4, octobre – décembre 2008, pp. 926 à 9 30.
de soi, afin de
parvenir à une transformation de soi . En effet, la vérité n’est jamais
donnée au sujet de plein droit ; le sujet en tant que tel n’a pas la capacité
d’avoir accès à la vérité. La vérité n’est pas donnée au sujet par un simple
acte de connaissance, qui serait fondé et légitimé parce qu’il est le sujet et
parce qu’il a telle ou telle structure de sujet. Elle postule qu’il faut que
le sujet se modifie, se transforme, se déplace, s’altère, pour accéder à la
vérité. Il n’y a pas de vérité sans une conversion ou sans une transformation
de soi, car t el qu’il est, le sujet n’est pas capable de vérité. La vérité
n’est donnée au sujet qu’à un prix qui met en jeu l’être même du sujet.
La vérité que cherche Simone Weil
n’est pas une vérité conceptuelle, une connaissance intellectuelle, mais c’est
« la vérité qui devient de la vie (...). La vérité transformée en vie
» (OC VI/4, p. 371). Ainsi,
les Cahiers peuvent se lire à plusieurs niveaux : une psychologie ou
description de l’homme tel qu’il est (une herméneutique de la condition
humaine), une série d’exercices à pratiquer afin d’opérer une transformation
de soi nécessaire pour l’accès à la vérité, le récit en creux de l’expérience
spirituelle de Simone Weil et de ce qui lui est donné de recevoir 5 . Les
Cahiers atteignent un sommet dans les dernières pages du Cahier XV,
c’est-à-dire au mois d’octobre 1942. Cet ouvrage, d’une profondeur encore
inouïe, invite à faire une expérience : « La vérité, prévient Simone Weil, ne
se trouve pas par preuves, mais par exploration. Elle est toujours
expérimentale » (OC VI/4, p. 177 ) .
L’Enracinement , ou
l’inspiration pour notre civilisation
« Une doctrine ne
suffit à rien, explique Simone Weil, mais il est indispensable d’en avoir
une, ne serait-ce que pour éviter d’être trompé par les doctrines fausses »
(EL, p. 151). L’une de ces doctrines fausses sur laquelle Simone Weil a
beaucoup écrit et avec laquelle elle prendra ses distances, c’est le marxisme
; l’œuvre de Marx est pleine de confusions, malgré des vues géniales, et plus
encore celle de Lénine. Sa doctrine philosophique – qui n’est pas un système
clos sur lui-même – Simone Weil l’expose dans L’Enracinement et dans les
autres « Ecrits de Londres ». L’abondance des textes écrits entre son arrivée
à Londres, à la mi-décembre 1942 et son hospitalisation, le 15 avril 1943,
est considérable. Simone Weil écrit jour et nuit. Certains de ces textes sont
encore inédits. D’octobre 1941 jusqu’au mois d’avril 1943, c’est la « grande
année » de Simone Weil. En effet, au cours de cette année et demi, elle livre
l’essentiel de ce qu’elle a à dire, ce « dépôt d’or pur » qu’elle doit
transmettre (EL, p. 250 ; Œ, p. 1228). Dans un projet de préface pour
l’Enracinement , son éditeur, Albert Camus, écrit : « Il me paraît
impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte
des exigences que Simone Weil a définies dans l’Enracinement . C’est dire
l’importance de ce livre. Et en vérité cette œuvre tout entière consacrée à la
justice, une justice la portera peu à peu à ce premier rang que son auteur
refusa obstinément durant sa vi e » 6 . Car la vie spirituelle intense de
Simone Weil ne la détourne pas de l’action et de la réflex ion politique et,
en effet, l’Enracinement est (dans la ligne de la République de Platon,
intégrant et pensant au-delà des acquis de la philosophie de Kant) un grand
livre de philosophie politique. Ecrit d’un seul mouvement, presque sans
ratures, laissé inachevé, l’Enracinement , destiné au premier chef à la
Direction de l’Intérieur de la France libre et au général de Gaulle, veut
donner une orientation et des principes d’action au « mouvement français de
Londres ». C’est un état des lieux de la France après la défaite de 1940 et un
bilan de toute la civilisation occidentale. Plus que
5 Il
faudrait justifier cela mieux que nous ne pouvons le faire dans le cadre de
cette courte présentation. Nous renvoyons à Pascal David, « ‘Philosophie,
chose exclusivement en acte et pratique.’ L’écriture philosophique des Cahiers
comme exercice de l’absence », in Cahiers Simone Weil , tome XXXI, n° 2, juin
2008, pp. 119-151. Article initial dont les analyse sont approfondies dans les
deux textes suivants : « ‘Une opération qui doit transformer toute notre
âme’. La philosophie comme transformation de soi dans les Cahiers de Simone
Weil », contribution à un ouvrage collectif sous la dir. de Chantal Delsol,
Simone Weil , coll. « Cahiers d'histoire de la philosophie », P aris, Éditions
du Cerf, 2009 et « L'écriture d'un départ. À propos des Cahiers de Simone Weil
», à paraître in Cahiers Simone Weil .
6
Albert Camus, « Préface et projet de préface à L’Enracinement » (1949), in
Œuvres complètes , tome II : Essais , « Bibliothèque de la Pléiade », Paris,
Gallimard, 1 965, pp. 1700-1702.
cela, il s’agit d’une
réflexion sur la condition humaine, qui déploie une anthropologie
philosophique, une philosophie de l’histoire, une philosophie politique et
sociale. Une question implicite à laquelle Simone Weil veut apporter une
réponse est la suivante : qu’est-ce qui a rendu Hitler possible ? Car « Hitler
», ce n’est pas une anomalie, un monstre ou un miracle diabolique. Hitler est
une conséquence logique, cohérente, inévitable de l’histoire occidentale.
Hitler, lit-on dans une note écrite à Londres, « serait inconcevable
sans la technique moderne et l’existence de millions d’hommes déracinés »
7 . Au moment où Simone Weil rédige l’Enracinement , cela fait plus de dix ans
qu’elle s’intéresse à la situation en Allemagne. Au cours d e l’été 1932, elle
séjourne près de deux mois à Berlin et prend conscience de ce qui est en train
d e s’y préparer. Dans un premier article sur « L’Allemagne en attente »,
publié dans La Révolution prolétarienne le 25 octobre 1932, elle prévenait : «
Hitler signifie le massacre organisé, la suppression de toute liberté et de
toute culture. » Elle écrit cela en 1932, plusieurs semaines avant
l’accession d’Hitler au pouvoir. Simone Weil, lucide observatrice de son
temps, développera son analyse dans de nombreux articles, dont les acquis
seront recueillis dans « Quelques réflex ions sur les origines de l’hitlérisme
», en 1939. Ce qui est faussé, tordu, dans notre lecture des événements,
c’est notre conception de la force et de la grandeur, notre conception de
l’histoire. Nous éprouvons naturellement de l’admiration pour les forts et
du mépris pour les faibles. Dans une classe de collège, dans un groupe
quel qu’il soit, dans une société, ce sont les forts, ceux qui dominent qui
suscitent notre admiration. C’est ce que Simone Weil nomme le social , la
fausse grandeur, celle du prestige social. Nous nous inclinons devant la
force, pour en faire une idole, au mépris du bien. Nous ne pouvons nous
défendre d’admirer l’empire Romain, plutôt que les Carthaginois vaincus, celui
qui obtient et exerce le pouvoir, plutôt que celui qui est écrasé par la
force. Et c’est de Rome que nous vient cette idolâtrie de la force.
Hitler ne fait rien d’autre que mettre cela en œuvre, exercer la force.
C’est donc notre sentiment même du sens de la grandeur qu’il faut transformer
.
La maladie dont
souffre notre civilisation, Simone Weil la nomme déracinement . Le
déracinement, c’est la perte de contact avec l’univers et avec le passé, c’est
n’être chez soi nulle part, c’est la condition des ouvriers qui sont
soumis à chaque instant aux ordres, aux cadences, à la peur du chômage, des
paysans qui ne sont pas propriétaires de leur terre mais doivent travailler
pour le profit de « sociétés anonymes », des peuple s colonisés auxquels on
enseigne « nos ancêtres les gaulois », c’est la domination économique, le
règne de l’argent et la recherche exclusive du profit, c’est le malheur, autre
concept cardinal, nous l’avons vu. Si le corps a des besoins qu’il doit
satisfaire pou r vivre (nourriture, hygiène, logement, etc.), il existe aussi
des « besoins de l’âme » 8 . Et parmi ces besoins, le tout premier est le
beso in d’ enracinement dans des collectivités . Qu’est-ce qu’une
collectivité ? Un lien entre le passé et l’avenir. Une collectivité –
(hcq: le couple époux ...) famille, patrie, région,
syndicat, ordre religieux, paroisse, ou toute autre institution qui possède
une histoire – « conserve vivants certains trésors du passé et certains
pressentiments d'avenir » (E, p. 61). De ce passé conservé, nous avons
besoin pour vivre ; en étant partie prenante d’une collectivité, nous entrons
dans une histoire qui devient notre histoire. Le passé nous inspire, nous
constitue et nous fait vivre. Chaque être humain a besoin d’avoir plusieurs
racines , autrement dit d’être inséré dans plusieurs milieux humains
desquels il recevra l’essentiel de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle.
Ces milieux vitaux , nous en faisons naturellement partie en fonction de notre
origine, de notre profession, du lieu où nous habitons. Nous pouvons être, par
exemple, breton ou parisien, membre de la famille franciscaine ou de la
Jeunesse Ouvrière Chrétienne, membre d’un syndicat
7 «
Observations concernant l’essai sur Hitler », texte inédit, Fonds Simone
Weil, département des Manuscrits, Bibliothèque nationale de France (souligné
par l’auteur). 8 L’étude des « besoins de l’âme » fait l’objet de l a
première partie de l’Enracinement et de l’ébauche d’une « Etude pour une
déclaration des obligations envers l’être humai n » (EL, pp. 74-84). Parmi les
besoins de l’âme, mentionnons l’ordre, la vérité, la liberté d’expression, la
liberté et l’obéissance, l’égalité et la hiérarchie, etc.
8 ou agriculteur,
appartenant à telle famille qui a son histoire unique, tout en étant français
et européen. De ces milieux vitaux, notre âme reçoit la nourriture
indispensable à son développement. Mais ces collectivités ne sont pas des
fins et il n e faudrait pas en faire des absolus, des idoles. Ce sont des
moyens – plus précisément des médiations , ce que Simone Weil appelle des
metaxu
– au service de la destinée des
êtres humains et de leur salut, qui transcende toute collectivité et toute
réalité d’ici-bas. Rien de ce monde ne vient combler le cœur de l’homme.
Notre vrai trésor n’est pas ici- bas et ce n’est pas ici-bas que doit être
notre cœur.
Tous les mouvements de notre corps et de notre pensée sont gouvernés par les
lois de ce monde,
par la force souveraine , excepté l’action du surnaturel dans l’âme, autrement
dit du Bien transcendant présent de manière infinitésimale ici- bas, en
secret. Le surnaturel est un
concept capital de la philosophie de Simone Weil.
Le surnaturel n’est pas l’arbitraire. Il y a une logique de la raison
surnaturelle et, corrélativement, une connaissance surnaturelle : « L'œuvre
entière de saint Jean de la Croix n'est qu'une étude rigoureusement
scientifique des mécanismes surnaturels. La philosophie de Platon aussi n'est
pas autre chose » (E, pp. 332-333 ; Œ, p. 1193). Le surnaturel n’est pas
réservé à quelques-uns ; c’est un concept indispensable pour penser la
condition humaine. Le surnaturel est actif dans l’âme dans laquelle il est
semé, il est source d’ inspiration . Simone Weil, pour peu qu’on la lise,
permet de pe
nser
à nouveaux frais les questions de la légitimité du politique, de la démocratie
et de l’Europe, de l’inscription de la religion dans l’espace public. Dans le
domaine du surnaturel, du bien spirituel, m ais dans ce domaine seulement, le
désir opère. Le désir est efficace par lui-même. Ou, pour le dire autrement,
en ce qui concerne la rencontre avec Dieu, quand on désire du pain, on ne
reçoit pas des pierres... « Le désir, orienté vers Dieu, est la seule force capable
de faire monter l'âme. Ou plutôt c'est Dieu seul qui vient saisir l'âme et la
lève, mais le désir
seul oblige Dieu à descendre. Il ne vient qu'à c eux qui lui demandent de
venir ; et ceux qui demandent souvent, longtemps, ardemment, Il ne peut pas
s'empêcher de descendre vers eux. (...) L'effort par lequel l'âme se sauve
ressemble à celui par lequel on regarde, par lequel on écoute, par lequel une fiancée dit oui.
C'est un acte d'attention et de consentement » (AD, pp. 91 et 189).
L’ Attente de Dieu
, ou l’attention au réel
A quoi faisons-nous
attention ? Et savons-nous même faire attention ? Car il s’agit bien de cela –
apprendre à faire attention. L’ attention est un concept clé de
l’anthropologie philosophique de Simone Weil, depuis les premiers écrits
philosophiques (à partir de 1925) j usqu’aux grands textes des années 1942 et
1943. Dans son « autobiographie spirituelle », elle écrit au père Perrin : « À
quatorze ans je suis tombée dans un de ces désespoirs sans fond de
l'adolescence, et j'ai sérieusement pensé à mourir, à cause de la médiocrité
de mes facultés naturelles. (...) Je ne regrettais pas les succès extérieurs,
mais de ne pouvoir espérer aucun accès à ce royaume transcendant où les
hommes authentiquement grands s ont seuls à entrer et où habite la vérité.
J'aimais mieux mourir que de vivre sans elle. Après des mois de ténèbres
intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel
être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre
dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la
vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre. (...)
Plus tard, quand les maux de tête ont fait peser sur le peu de facultés que je
possède une paralysie que très vite j'ai supposée probablement définitive,
cette même certitude m'a f ait persévérer pendant dix ans dans des efforts
d'attention que ne soutenait presque aucun espoir d e résultats » (AD, pp.
38-39 ; Œ, pp. 768-769). La philosophie de Simone Weil n’est pas d’abord une
philosophie de la condition humaine (des conditions d’existence ), ni une
philosophie du travail, ni une critique d es idéologies, ni une philosophie de
l’histoire, ni une métaphysique du don, ni une doctrine politique et sociale
(bien qu’elle soit tout cela), c’est d’abord une interpellation . Un appel
adressé à tout homme, quelsque soient ses aptitudes intellectuelles, « n'impor
te quel être humain, dit Simone Weil, même si ces facultés naturelles sont
presque nulles ». En c ela, elle est restée cartésienne. La philosophie de
Simone Weil est fondamentalement une éthique – non pas une loi, car le bien
véritable est au- delà de l’opposition entre le bien et le mal, mais un
travail de transformation, ou de conversion de soi, qui suppose un effort
d’attention. Qu’est-ce que l’attention ? L’attention est un effo rt, mais
n’est pas un effort de la volonté, encore moins une espèce d’effort
musculaire, car il n’y a pas d’attention véritable qui ne soit portée par le
désir et l’amour. « L'attention est u n effort, le plus grand des efforts
peut-être, mais c'est un effort négatif » (AD, p. 92). Il ne s’agit pas de
faire quelque chose, mais bien plutôt de se retenir de faire, de renoncer à
exercer une emprise , de laisser être autre chose que soi, et c’est pourquoi
faire attention est si difficile : « L'attention consiste à suspendre sa
pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet (... ). La
pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à
recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer » (AD, pp. 92-93).
L’attention véritable suppose que je renonce à moi et à « mes » pensées.
Renonçant à moi, à mes pensées, à ma perspective , j’accède à la vérité. Car,
c’est lorsque « moi » je ne suis pas là que la vérité se manifeste. Lorsque «
moi », je laisse des traces , c’est qu’il y a erreur. Prenons un exemple. Dans
une opération aussi simple que « 7 + 8 = 15 » : si je pense « 7 + 8 = 16 »,
c’est moi qui me trompe, il y a trace de ma personne dans l’opération. Mais
lorsque je pense « 7 + 8 = 15 », il n’y a pas trace de ma personne, ce n’est
pas « moi » qui fais que « 7 + 8 = 15 ». Ainsi, la personne, ou le moi,
s’efface pour autant que l’intelligence s’exerce. Penser consiste à établir
des relations, mettre des termes en rapport, s’extraire de tout ce qui
singularise un individu et que Simone Weil nomme « la personne ». L’exercice
de l’intelligence est éminemment impersonnel . La vérité et la perfection sont
impersonnelles. Penser signifie accéder à l’universel. La vérité n’est pas
faite par l a pensée ; au contraire, c’est l’âme, lorsqu’elle renonce à la
perspective qui est la sienne, c’est-à-dire à ses intérêts, qui s’ouvre à la
vérité et au réel : « Tant que l'homme tolère d'avoir l'âme emplie de s es
propres pensées, de ses pensées personnelles, il est entièrement soumis
jusqu'au plus intime de s es pensées à la contrainte des besoins et au jeu
mécanique de la force. S'il croit qu'il en est autrement, il est dans
l'erreur. Mais tout change quand , par la vertu d'une véritable attention, il
vide son âme pour y laisser pénétrer les pensées de la sage sse éternelle »
(E, p. 366 ; Œ, p. 1211). La vie de l’esprit consiste à faire attention. Et cela à tous les niveaux. Résoudre une équation mathématique ou traduire un vers
grec suppose de faire attention. Aimer signifie renoncer à soi et faire
attention à autre chose que soi. Cela vaut inséparablement pour l’amour de
Dieu et pour l’amour du prochain. Qu’est-ce que pri er, sinon faire attention
à celui qui se donne, qu’est-ce qu’aimer, sinon faire attention : « Ce n'est
pas seulement l'amour de Dieu qui a pour substance l'attention. L'amour du
prochain, dont nous savons que c'est le même amour, est fait de la même
substance. Les malheureux n'ont pas besoin d'autre chose en ce monde que
d'hommes capables de faire attention à eux. La capacité de faire attention à
un malheureux est chose très rare , très difficile (...). Presque tous ceux
qui croient avoir cette capacité ne l'ont pas. La chaleur, l'él an du cœur, la
pitié n'y suffisent pas. La plénitude de l'amour du prochain, c'est (...)
savoir que le malheu reux existe, non pas comme unité dans une collection, non
pas comme un exemplaire de la catég orie sociale étiquetée ‘malheureux’, mais
en tant qu'homme, exactement semblable à nous, qui a é té un jour frappé et
marqué d'une marque inimitable par le malheur. Pour cela il est suffisant,
mais indispensable, de savoir poser sur lui un certain regard » (AD, pp.
96-97). L’attention est une disponibilité, une orientation de la pensée qui
écarte toutes les pensées particulières (personnelles), qui fait le vide et
attend . Car le bien réel ne peut venir que du dehors . Nous ne pouvons pas
fabriquer quelque chose qui soit meilleur que nous. Ainsi, l’effort tendu
véritablement vers le bien ne doit jamais aboutir e t se termine en désespoir.
C’est alors, lorsque nous n’attendons plus rien de notre attente que, du
dehors , don gratuit , merveilleuse surprise , vient le don .
10 La vérité n’est pas
essentiellement l’objet d’un discours, mais d’une expérience qui suppose une
transformation à la racine même de notre sensibilité : « Nous sommes dans
l’irréalité, dans le rêve. Renoncer à notre situation centrale imaginaire, y
renoncer non seulement par l’intelligence, mais aussi dans la partie
imaginative de l’âme, c’est s’éveiller au réel, à l’éternel, voir la vraie
lumière, entendre le vrai silence » (AD, p. 148). Il faut « se vider de sa
fausse divinité, se nier soi-même, renoncer à être en imagination le centre du
monde, discerner tous les points du monde comme étant des centres au même
titre et le véritable centre comme étant hors du monde » ( ibid .). C’est à
un décentrement de soi qu’appelle Simone Weil. Renoncer à soi-même,
renoncer à toutes nos idoles, que ce soit notre « moi » ou notre prestige
social, pour consentir au réel et désirer un bien qui n’est pas de ce monde.
Cette manière de vivre, Simone Weil n’a cessé de l’ indiquer par sa vie et son
œuvre, de multiples façons et en s’y reprenant à chaque fois. Peu avant de
mourir, elle confie à Maurice Schumann :
« En mettant à part ce qu’il peut
m’être accordé de faire pour le bien d’autres êtres humains, pour moi
personnellement la vie n’a pas d’autre sens, et n’a jamais eu au fond d’autre
sens, que l’attente de la vérité » (EL, p. 213).
Pour aller plus
loin...
Simone Weil,
Œuvres , coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 1999. Une ant hologie de 58
textes.
Simone Pétrement, La
vie de Simone Weil , Paris, Fayard, 1997. La biographie de référence. Miklos
Vetö, La métaphysique religieuse de Simone Weil , coll. « Ouverture
philosophique », Paris, L’Harmattan, 1997.
Une bonne
introduction, un « classique ». Les études weiliennes sont particulièrement
vivante s ces dernières années, en France, mais aussi à l’étranger (Italie,
Etats-Unis, Japon, ...).
Il existe une
Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil, qui organise un colloque
annuel et publie chaque trimestre les Cahiers Simone Weil 9 .
PASCAL DAVID
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