Les transformations des usages du temps et de
l’espace
Ces différentes initiatives résultent, en France, de la prise de
conscience des dynamiques et dysfonctionnements sociaux et culturels
pour la plupart antérieurs aux lois Aubry, mais révélés et catalysés par
la mise en œuvre des 35 heures : difficulté croissante à combiner les
différentes activités quotidiennes, (travail rémunéré d’un côté et
celles situées dans la sphère familiale et sociale, hors travail
rémunéré de l’autre) ; multiplication et diversification des usages du
temps et des mobilités ; sensibilité croissante au regard des questions
temporelles appréhendées tant en termes quantitatif (réduction du temps
de travail) que qualitatif (maîtrise par chacun de ses propres
structures temporelles).
Au-delà des politiques sociales, notamment celles relatives à la
protection sociale, deux voies complémentaires semblent devoir être
mobilisées afin de répondre à ces défis. La flexibilité équilibrée au
sein des espaces de travail, entre les contraintes économiques de
l’entreprise d’un côté et les contraintes et aspirations des salariés de
l’autre, ouvre une première voie. Il s’agit de savoir si les partenaires
sociaux peuvent intégrer les contraintes qui s’exercent sur le hors
travail des salariés dans la négociation des horaires et durées du temps
de travail.
Les politiques des temps de la ville constituent la seconde voie.
Comment les acteurs locaux peuvent-ils éviter le creusement des
inégalités sociales, de genre et de génération, dans les usages du temps
et de l’espace ?
....
Des modalités de synchronisation devenues
inopérantes
Les politiques qui s’intéressent à l’ensemble des temps sociaux sont
perçues en Europe comme un processus démocratique transversal. Elles
répondent aux difficultés nouvelles d’organisation de la vie quotidienne
résultant de l’individualisation des modes de vie, de l’évolution
des rapports entre hommes et femmes, des transformations du
temps de travail et de l’importance
croissante des temps hors travail
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Vers de nouvelles formes d’articulation
temps/espace
Nées en Italie, au milieu des années 80 dans leurs principes
théoriques et à partir des années 90 dans leurs développements concrets,
les politiques des temps de la ville répondent à l’enjeu de maîtrise du
temps, principalement à travers le concept d’accessibilité.
L’accessibilité peut se décliner au plan temporel (horaires d’ouverture
et articulation entre les différents systèmes d’horaires), spatial
(localisation des services), conceptuel (guichets uniques, bouquets de
services, offres nouvelles), économique (coût des services) et
morphologique (une articulation temps/espace qui favorise une plus
grande égalité des usages du temps pour l’ensemble des catégories
sociales, qui soit porteuse de cohésion sociale et non plus
d’exclusion).
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Des enjeux d’égalité, de cohésion sociale, de
maîtrise du développement
Les politiques des temps urbains répondent ainsi à des enjeux
d’égalité, de cohésion sociale et de qualité de vie. Le modèle italien
des temps de la ville est, entre autres, l’expression d’une aspiration à
élaborer de nouveaux équilibres entre les temps sociaux fondés sur une
distribution plus égalitaire des différentes activités constitutives de
la vie quotidienne. Partout où ce type de politique s’est développé, la
question de la combinaison des multiples tâches de la vie quotidienne
constitue un de ses enjeux centraux.
L’analyse des premières expérimentations qui se déploient depuis
quelques années en France (à Saint-Denis, Poitiers, Belfort, ou en
Gironde, puis à Paris, Rennes, Lille, Nancy, Créteil...) révèle que les
enjeux sous-jacents à la mise en œuvre de ces politiques sont multiples.
Ils résultent des transformations du temps de travail : flexibilité des
horaires, évolutions organisationnelles des entreprises, catalysées par
la mise en œuvre des 35 heures, évolutions des statuts d’emploi
(Saint-Denis, Poitiers), ou mise en œuvre de la RTT dans les
collectivités territoriales (Gironde, Belfort). Il s’agit de concilier
des objectifs tant individuels (entre le temps professionnel et le temps
hors travail, à Saint-Denis, mais aussi à Paris où l’accent est mis sur
les horaires d’ouverture des structures d’accueil des enfants), que
collectifs (la coordination des différents systèmes d’horaires à
l’échelon d’un territoire, particulièrement à Poitiers), ou en termes de
nécessité de reconstituer les liens sociaux et de s’opposer aux
dynamiques d’exclusion sociale (Saint-Denis, Rennes). Pour cela, il faut
réduire les inégalités d’accès aux différents services (marchands et non
marchands) de la ville en articulant des politiques d’horaires des
services avec des dynamiques spatiales (localisation et regroupement des
services), sociales (développement des services de proximité,
accessibilité favorisée aux personnes en situation fragile) ou
culturelles (développement des infrastructures culturelles).
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Un nouveau type de gouvernance
La prise en compte des différentes dimensions du temps sur un
territoire suscite une remise en question des modes de gestion et
d’utilisation du temps de la part des différents acteurs, publics comme
privés, qu’ils soient prestataires de services, employeurs, usagers,
clients, salariés ou citoyens. L’échelle du pays ou de l’agglomération
semble la plus adéquate, elle est lisible pour l’ensemble des usagers.
Elle permet de penser les dynamiques consacrées par les différents
textes de lois relatifs au temps de travail (lois Aubry) ou à
l’aménagement du territoire (lois Voynet, Chevènement et Gayssot) dont
les effets de recomposition des temps et de reconfiguration de l’espace
sont potentiellement importants.
Les analyses comparées menées en Europe 6 révèlent que le temps est
aujourd’hui au centre des réflexions, des discours, des processus de
planification et des réponses aux questions urbaines. Une nouvelle forme
de stratégie accompagne les politiques des temps urbains, qui reposent
sur de nouvelles formes de participation, comme les forums de citoyens,
ou des enquêtes publiques, et sur une coopération entre les divers
services de l’administration locale. Les Italiens, imités par les
Allemands, puis par les Français, ont inventé les « bureaux du temps 7
». Il s’agit d’une structure, municipale ou fortement articulée à
l’action de la collectivité territoriale, qui assure cette
transversalité tout en étant à l’écoute des habitants, des utilisateurs
du territoire, en même temps qu’elle les associe à la formulation des
problèmes et des solutions. Dans le cadre de ce dialogue sociétal et
avec l’aide des bureaux du temps, doivent se construire les compromis
destinés à résoudre les conflits temporels inhérents à nos sociétés
individualisées et diversifiées.
...
L’émergence d’une dynamique européenne
Si les tendances d’évolution
et les problématiques sous-jacentes aux politiques temporelles sont
communes à la plupart des pays européens, ces politiques ne se sont
développées, à ce jour, de façon claire, c’est-à-dire comme un processus
transversal et articulé, que dans quatre pays : Allemagne, Italie,
France et Pays-Bas. Elles y connaissent d’ailleurs des développements
différents et ne font sens qu’en fonction des contextes socioculturel,
économique et politique de chaque société. En Italie, en Allemagne et en
France, on observe un ancrage territorial de ces politiques, qui tendent
alors à se diffuser par connaissance mutuelle, à travers la mise en
réseau des villes et territoires et la mutualisation des outils et
méthodes d’analyse et de représentation (cartes chronotopiques ou
chronographiques). On peut, à cet égard, parler de politiques
temporelles locales.
...
Les politiques des
temps de la ville nous paraissent devoir être intégrées à la perspective
d’une évolution du modèle social européen dont la dimension temporelle a
jusqu’ici été largement ignorée. Au-delà de leur aspect
fonctionnel (meilleure organisation des services publics, conditions de
leur accessibilité, etc.), elles comportent, en effet, une dimension
culturelle indéniable : elles visent un « bien-être temporel ou time
welfare 8 ». Il s’agit de prendre la mesure des changements objectifs
relatifs aux temps quotidiens (accélération, fragmentation,
inégalités), mais également aux représentations et valeurs
attachées aux différents temps sociaux. Si l’on retient la définition de
la « prospérité temporelle », avancée par Garhammer, on y retrouve les
notions de maîtrise et d’accessibilité. Elle suppose la disponibilité
d’un temps de loisir approprié, une
souveraineté temporelle individuelle et
l’inclusion dans un ensemble d’institutions temporelles collectives
(les services et leur accessibilité), qui confèrent
un sentiment de sécurité et de
prédictibilité de la vie quotidienne et du déroulement des temps de la
vie.
Jean-Yves Boulin