Certains soutiennent que nous assistons à l'émergence de ce que
Vidiadhar S. Naipaul a appelé une « civilisation universelle ». Que
signifie ce terme
?
La culture de l'humanité tendrait
à l'universalité et, de
plus en plus, on accepterait dans le monde entier les mêmes valeurs,
les mêmes croyances, les
mêmes orientations, les mêmes pratiques et
les mêmes institutions.
. Vâclav Havel, par exemple, a
soutenu l'idée que « nous vivons désormais au sein d'une seule et
même civilisation globale » et que ce n'est « rien de plus qu'une
mince
couche » qui « recouvre et cache l'immense variété de cultures, de
peuples, de mondes religieux, de
traditions historiques et d'attitudes
héritées de l'histoire, lesquels en
un sens se tiennent "sous" elle »
Le terme «
civilisation universelle » peut désigner
les principes, les valeurs et les
doctrines auxquels adhèrent nombre
d'Occidentaux et de représentants
d'autres civilisations. C'est ce que
l'on pourrait appeler la culture
de Davos. Chaque année, une centaine
environ de dirigeants d'entreprise,
de banquiers, de hauts fonctionnaires,
d'intellectuels et de journalistes venant de divers pays se retrouvent
au Forum de l'économie mondiale, à Davos, en Suisse. Presque
tous sont diplômés en sciences, en
sciences humaines, en gestion, en
droit, travaillent sur des mots
et/ou des chiffres, parlent anglais, sont employés par des
gouvernements, des sociétés ou des universités très
ouverts sur l'étranger et voyagent
souvent hors de leur pays. Ils partagent
tous la même foi dans les vertus de l'individualisme, de l'économie de
marché et de la démocratie politique, lesquelles sont très répandues
chez les Occidentaux. Les
personnes qui viennent à Davos ont des responsabilités
dans presque toutes les institutions internationales, dans
plusieurs gouvernements, dans
l'économie mondiale et dans la défense.
La culture de Davos est donc extrêmement importante. Dans
le monde
entier, cependant, combien de personnes partagent cette
culture ?
Ailleurs qu'en Occident, il est
probable qu'elle prévaut chez moins de cinquante millions
d'hommes et de femmes, c'est-à-dire 1% de la population mondiale, et
peut-être même seulement un dixième
de ce 1 %. Elle est donc loin de former une culture universelle, et
les dirigeants qui la
partagent ne sont donc pas nécessairement en position
de force dans leur propre société. « Cette culture intellectuelle
commune, souligne Hedley
Bull, concerne seulement une élite :
elle est
peu implantée dans de nombreuses
sociétés [et] il n'est pas certain que,
même au niveau diplomatique, elle
corresponde à ce que l'on a appelé
une culture morale commune ou un
ensemble de valeurs communes, par opposition à la culture
intellectuelle commune. »
Il en résulte que le mot culture et le
mot civilisation sont désormais pratiquement synonymes et que ni l'une
ni l'autre ne peuvent être présentées comme des modèles.
«Nous sommes à une phase, écrit Raymond
Aron, où nous découvrons à la fois la vérité relative du concept de
civilisation et le dépassement nécessaire de ce concept... La phase
des civilisations s'achève et... l'humanité est en train, pour son
bien ou pour son mal, d'accéder à une phase nouvelle», celle, en
somme,d'une
civilisation capable de s'étendre à l'univers entier.» (Cité par
Braudel)
La civilisation au singulier revient sous
la forme de la civilisation industrielle
Cependant la «civilisation industrielle
exportée par l'Occident n'est qu'un des traits de la civilisation
occidentale. En l'accueillant, le monde n'accepte pas, du même coup,
l'ensemble de cette civilisation, au contraire. Le passé des
civilisations n'est d'ailleurs que l'histoire d'emprunts continuels
qu'elles se sont faits les unes aux autres, au cours des siècles, sans
perdre pour autant leurs particularismes, ni leurs originalités.
Admettons pourtant que ce soit la première fois qu'un aspect décisif
d'une civilisation particulière paraisse un emprunt désirable à toutes
les civilisations du monde et que la vitesse des communications
modernes en favorise la diffusion rapide et efficace. C'est dire
seulement, croyons-nous, que ce que nous appelons civilisation
industrielle s'apprête à rejoindre la civilisation collective de
l'univers . Chaque civilisation en a été, en est, ou en sera
bouleversée dans ses structures.» (Aron)
Ainsi donc après une parenthèse
relativiste, caractérisée par le mot
civilisations
au pluriel, on est revenu au singulier celui de la civilisation
industrielle. Si ce singulier est accepté, alors que celui de Suarès
ne l'est pas, c'est parce que la civilisation industrielle est
présentée comme un fait neutre et universel, auquel on peut accéder
par des méthodes rationnelles, tandis que la civilisation de Suarès
est un idéal dont on se rapproche par l'ascèse et la purification.
La question de cet idéal continue
toutefois de se poser. Il existe des groupes humains où l'on mange
n'importe quoi, n'importe quand, n'importe comment et où l'on jette
plats et ustensiles après usage. Il en est d'autres où l'on prend ses
repas en commun, selon des rites favorisant la convivialité, dans le
respect de la nourriture et des objets. Comment distinguer,
hiérarchiser ces deux coutumes, sinon en recourant au concept de
civilisation ou à un autre concept ayant le même sens?
Respect d'autrui, respect des objets,
voilà deux critères, transposables dans tous les domaines, sur
lesquels il devrait être possible d'établir un consensus; deux
critères dont l'importance est telle que la civilisation industrielle,
dans le mesure où elle n'en tient pas compte, peut être qualifiée de
barbare.