Auteur:
Julia Kristeva Conférence au
Colloque du 10 anniversaire de l'Encyclique Fides et Ratio de Jean-Paul
II, à l'Institut Catholique de Paris, facultés de Philosophie et de
Théologie, en partenariat avec la Faculté Notre-Dame, le 10 décembre
2008.
Source: http://www.kristeva.fr/fides_et_ratio.html
Date :
29.10.2012
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JULIA KRISTEVA
FOI ET RAISON : POUR QUELLE INCULTURATION ?
1. Foi, raison et inculturation «
Foi et raison » est explicitement
le titre de la Lettre encyclique, écrite par Jean-Paul II le 14
septembre 1998, c’est-à-dire 20 ans après son élection comme pape le
16 octobre 1978 et 8 ans avant sa mort le 2 avril 2005. Il y évoque en
effet la longue histoire de ce couple problématique (foi et raison),
en remontant à la philosophie grecque et en suivant son destin chez
les Pères de l’Eglise byzantine, pour apprécier tout particulièrement
les apports de Bonaventure et de Thomas d’Aquin. En rappelant
brièvement ses divers traitements dans la philosophie postchrétienne,
le pape s’inquiète surtout de la séparation entre la foi et la raison
opérée par divers courants de la pensée contemporaine, non sans saluer
certaines pertinences de cette dernière. Ces réflexions succinctes et
condensées appellent des développements érudits et patients qui ne
manqueront pas d’être apportés ici-même. La lecture que je voudrais
vous proposer m’a conduite à la conviction que ce thème apparent
n’épuise guère l’ampleur du propos, et qu’à trop s’y focaliser, on
risque de passer à côté de l’enjeu fondamental, je dirai « épochal »,
de l’Encyclique. En effet, à quoi bon saluer le « germes précieux »
dans « les analyses /modernes/ sur la perception et l’expérience, sur
l’imaginaire et l’inconscient, sur la personnalité et
l’intersubjectivité, sur la liberté et les valeurs, sur le temps
et l’histoire » (§ 48) s’il n’y a - pour un pape - qu’une seule
Vérité, celle de la Révélation christique ? La philosophie et les
sciences, en particulier les sciences de l’homme, sont-elles toujours
les servantes de la théologie ? Ou bien leur liberté de penser
peut-elle éclairer les dogmes eux-mêmes ? Ces dogmes de leur côté,
attentifs aux divers « germes précieux », pourraient-ils se rapprocher
des cultures modernes, sans pour autant se renier ? L’évêque de
Cracovie n’en a-t-il pas fait l’expérience, dans ses échanges avec les
artistes et intellectuels polonais, qui ont facilité l’éveil de
Solidarnosc, avant que celle-ci ne contribue à la chute du Mur de
Berlin, peut-être plus efficacement que ne l’a fait l’intransigeance
canonique du cardinal Wyszynski, par exemple ? Sous le thème apparent
« Foi et raison », il me semble en effet que la Lettre encyclique
déploie une immense ambition qui dépasse la méticuleuse technicité
philosophique et théologique du titre. En invoquant une nouvelle
refonte du rapport entre foi et raison, il s’agit de refonder
l’humanisme chrétien, tout en interpellant l’humanisme sécularisé des
« droits de l’homme ». Pour les relayer par une dynamique plus
vaste encore que Jean-Paul II n’a pas cessé de stimuler au sein de l’Eglise,
puis à la tête de celle-ci, et que désigne le néologisme «
inculturation de la foi » dans les « droits de l’homme » et dans la
« diversité culturelle ». Dès le jour de son élection, le 16
octobre 1978, Jean-Paul II en donnait le programme, en ces termes: «
/…./ repartir sur cette route de l’histoire et du catholicisme,
avec l’aide de Dieu et des hommes ». « …N’ayez pas peur. Le
Christ sait « ce qu’est un homme ». Inculturation : j’entends dans le
préfixe in-, comme dans « incarnation », le souci de ce
phénoménologue auteur de Personne et acte (1977-198), ici animé d’un
projet d’éthique universelle, de devenir chair avec les cultures du
monde ( au pluriel) : c’est-à-dire d’agir dans et avec l’intimité
singulière de l’être et des diverses civilisations. Sans
l’ingérence et l’agilité de l’acting out, mais par l’intimité
empathique dans l’acting in, entre personnes agissantes. Cette
inculturation, il l’avait déjà faite en Pologne communiste, ce pays
catholique derrière le rideau de fer, dans lequel, plus que dans les
autres pays dit de l’Est, quand « on » n’était pas écrasé par la
stalinisme, la vigueur libertaire et dissidente était telle qu’il
était possible de s’emparer du combat pour « les droits de l’homme »,
comme aucun autre dignitaire catholique n’avait su et pu le faire :
avec le souci de réconcilier le « sens » de l’existence avec les «
liberté » individuelles ( rappelle-t-il dans l’Encyclique de 1998) .
Et de s’interroger : est-ce encore possible, vingt ans après la chute
du Mur de Berlin, dans le contexte des vieilles chrétientés
européennes confrontées à l’automatisation galopante de l’espèce et
des mœurs ? Plus encore, de manière différente mais symétrique,
est-ce possible de promouvoir cette éthique universelle ailleurs,
auprès de ceux qui « cherchent le sens de la vie » (§1), eux
aussi, mais en se réclamant des Védas, de l’Avesta, de Lao Tseu, de
Confucius, sans oublier les « écrits sacrés d’Israël »- après la «
repentance » et, j’ajoute, le Coran- après la décolonisation ? Le
génie de Jean- Paul II est persuadé que c’est possible. A condition de
reconnaître : que les avancées philosophiques et scientifiques
sécularisées partagent des présupposés éthiques universels issus du
croisement entre les pensées grecques-juives-chrétiennes ; et que (par
delà ce que Tocqueville et Arendt appellent « le fil coupé de la
tradition ») la place de ce croisement, de ses ruptures et de ses
refontes est incontournable dans l’avènement de l’idée universelle de
l’Homme et du respect de sa dignité, sur la terre désormais
globalisée. Après 20 ans d’exercice papal, ce survivant d’un
attentat qui a failli lui coûter la vie en 1981, et désormais
souffrant d’une maladie handicapante, se fait le héraut - dans la
Lettre Encyclique « Foi et raison »- d’un héritage, qu’il faut bien
dire européen, qui s’est cristallisé dans les hommes et les femmes
de la civilisation occidentale, qui a subi maints échecs et a
sombré dans des horreurs sans précédent. Mais qui serait capable
d’affronter les risques de la liberté postmoderne : voilà sa foi-et-sa
raison qu’il essaie de nous faire partager Reconnaître cette
continuité à travers les ruptures qui l’ont formée-déformée-recomposée
est une invitation à penser, d’un courage inouï, qui s’adresse aussi
bien aux catholiques prompts à diaboliser la sécularisation, qu’aux
agnostiques trop oublieux de leur dette. Cette reconnaissance
s’accompagne cependant d’une conviction absolue : seule la Foi dans
le Christ révélé peut garantir le respect de ces « droits de l’homme »
à la manière de Jean Paul II, dont a besoin le monde globalisé, exposé
aux heurts des religions et aux dérives de l’automatisation. Le
texte se termine donc nécessairement par une vision horrifiée de
l’homme menacé de barbarie dans sa toute-puissance solipsiste : un
homme (et un humanisme ?) qui prétend « décider de manière autonome de
son destin et de son avenir en ne se fiant qu’à lui-même et à ses
propres forces. »( § 107) Entre ces deux attitudes philosophiques,
théologiques et politiques- d’une part : la subtile reconnaissance de
la continuité par delà le fil coupé de la tradition d’une part, et de
l’autre : l’inébranlable conviction que seule la transcendance
christique peut assurer l’éthique universelle dans l’inculturation, -
Jean-Paul II équilibre et compose si brillamment sa pensée et son
action, qu’il place ses successeurs devant le redoutable choix de
pencher soit vers l’une soit vers l’autre. Tant l’harmonie entre les
deux paraît inaccessible en dehors de son génie personnel : serait-ce
en cet équilibre que réside sa véritable sainteté ?
2. Par-delà « le fil coupé de la
tradition » : les modernités normative, critique, analytique .
Pourtant, plusieurs avancées
notamment en philosophie et en sciences humaines (j’en n’évoquerais
quelques unes depuis la fin du XIXe siècle), ont pris la mesure de ce
subjectivisme volontariste que l’Encyclique dénonce et qui, sous
couvert de sécularisation plus ou moins humaniste, s’est effondré dans
la terreur (la Révolution française) ou encore dans la réal-politique où
les fins justifient les moyens (le stalinisme, le nazisme, les
mouvements de libération tiers-mondistes…) ; mais qui persiste
obstinément dans maintes tendances politiques, sociales, idéologiques et
morales actuelles. Je rappellerai donc quelques unes de ces tentatives
de refonte de l’héritage métaphysique qui, autrement que la théologie de
Jean-Paul II, récusent cependant la toute puissance solipsiste de
l’humanisme mécaniste. La modernité dite normative de la pensée juive
qui, respectueuse de la transcendance (Herman Cohen, Hans Rosenzweig,
Emmanuel Levinas) dans son dialogue avec la philosophie grecque,
chrétienne et postchrétienne (Kant, Hegel, Husserl), insiste sur
l’altérité inhérente à l’acte linguistique lui-même qui spécifie l’être
parlant. En écho à la kabbale juive qui envisageait la parole et
l’écriture comme une ontologie du réel (Stéphane Mosès), la
transcendance s’imprime ici et progressivement, à travers les pensée
attentives à ce courants, dans la conscience humaine sécularisée, comme
une présence inéluctable de l’altérité : l’Autre de la capacité de
parler/penser qui me constitue comme sujet, l’Autre que me signifie la
rencontre de l’autre sexe, de l’étranger, du handicapé….altérité du tout
proche. Plus intrinsèquement, cette reprise plus ou moins consciente
de la kabbale véhicule l’altérité symbolique du langage jusqu’aux
élucidations structuralistes des pratiques humaines, qu’il s’agisse
du structuralisme linguistique avec Roman Jakobson ou anthropologique
avec Claude Lévi-Strauss. D’une autre façon, la modernité critique de
Kafka, Benjamin et Arendt – à l’horizon de Nietzsche et Heidegger-
constate la crise de l’Autorité transcendante, mais ne cesse de chercher
une fondation éthique pour la modernité dans le jeu de l’ironie et de la
transvaluation, en passant par la traversée de la dépression nihiliste
elle-même: sans viser un système de valeurs éthiques et encore moins
politiques, mais en invitant à leur interrogation, comme seule
expérience de « sagesse » digne de ce nom, tel « le point
d’interrogation à la place du plus grand sérieux » (Nietzsche,
l’Antéchrist) Enfin, la modernité analytique, avec Sigmund Freud,
met sur le divan le fondement anthropologique de la révélation
christique lui-même : l’amour filial, le support paternel du Dieu
Créateur, le contexte familial de l’autorité paternelle. En
convoquant l’histoire des religions, les tabous et les interdits, les
divers sacrifices et le meurtre du père lui-même, en réhabilitant
l’exploration que la tragédie grecque nous lègue des désirs de vie et de
mort, en mettant en relief leur saisie intellectuelle dans les lois
mosaïques et la haute intellectualité du monothéisme juif, la
psychanalyse révèle la permanence universelle de ces expériences dans la
pensée inconsciente de tout être parlant. « Dieu est inconscient »-
devient alors la formule (chez Lacan) par laquelle l’« unité profonde »
entre foi et raison mise en œuvre par la découverte freudienne s’énonce
avec cette parrhésia – cette témérité, cette franche conviction - que
Jean-Paul II attribue à la foi (§48). Mais qui est aussi celle de
l’audace de la pensée, lorsqu’elle reconnait ses racines dans sa dette
envers les croyances traversées. Pour le dire autrement, la révolution
copernicienne de Freud opère, à sa façon, une autre et magistrale
in-culturation de la tradition grecque-juive-chrétienne-et-sécularisée,
à partir de laquelle il n’y a plus de schisme entre foi et raison. Des
modalités plurielles de représentations psychiques se mettent en place,
qui inscrivent le besoin de croire et la diversité des systèmes de
croyances comme une composante inhérente à la construction de l’être
parlant. Le combat freudien contre « la marée noire de l’occultisme » et
les abus des « illusions » obscurantistes ne saurait faire oublier ni
l’insistance freudienne sur « l’attente croyante » (Glaübige Erwartung)
qu’il est nécessaire de satisfaire, à commencer chez l’enfant, pour
qu’il accède à la pensée), ni celle sur « la haute visée des humains » (das
höhere Wesen in menschen) qui distingue l’ontogénèse de la phylogenèse.
Et encore moins les développements postfreudiens, parmi lesquels ceux de
Lacan, qui continuent l’élucidation des continents religieux, et qui
n’annonce guère une liquidation, mais une patiente ...inculturation de
l’expérience religieuse dans la sécularisation, mais aussi vice versa.
Nous savons maintenant – d’un savoir instruit par le transfert de
l’expérience analytique- que la singularité du sujet dans l’homme s’est
construite dans le sillage des tragiques grecques, des tabous
lévitiques, de l’amour christique, de l’haecceitas scotiste, et jusque
dans cette « nouveauté et radicalité de l’être » (serait-ce Heidegger ?)
que Jean Paul évoque dans son Encyclique (§ 48). Nous découvrons que la
foi elle-même, « credo » au sens de : « investir », comme le laisse
entendre de la racine sanscrite « +kred’dh/ +srad’dha », -désigne
l’acte de donner à autrui sa force vitale/ son amour ?- avec un espoir
de récompense. Et que cet investissement- ce croire, cette foi- est une
constante anthropologique universelle, parce qu’elle est une condition
pré-religieuse et pré-politique pour l’acquisition de la pensée et du
langage. « He’emanti ki adaber « (Ps. 116 :10) Saint Paul ne disait
pas autre chose, reprenant le psalmiste : « J’ai cru et j’ai parlé »
(Cor.4 :13, Ps.116 :10) Rappelons-nous deux variantes de cet
investissement (Besetzung( all.), cathexis(angl.)) qui est synonyme de
croyance dans l’écoute de l’analyste. En raison de la néoténiela
survie de l’espèce humaine nécessite l’investissement d’une altérité
dont les figures varient avec le développement: étayage maternel et
paternel ; forte dépendance et appropriation progressive de l’eco-système
; développement de la capacité de représentation psychique, du langage,
de l’imaginaire, de la pensée et leur investissement-valorisation ;
découverte de la finitude de la vie avec l’angoisse de la mort colmatée
par l’espoir d’une vie au-delà…. Avant que ces investissements soient
raisonnés, ils sont indispensables tels quels à la survie : Homo sapiens
est un Homo religiosis et, de surcroît, ses premiers investissements
et/ou croyances rendent possibles les désirs de savoir qui vont les
relayer pour les interroger, les modifier et éventuellement les défaire…
indéfiniment. J’investis le « holding » maternel dans le
sentiment océanique d’étayage primordial, qui me protège mais dans
lequel aussi je risque de me noyer : délicieuse perte dont
témoignent les mystique dans leur « exil » vers Dieu, dans le « feu »
pour Jean de la Croix, ou au sein des « quatre eaux » pour Thérèse
d’Avila. Mais que les analysants aussi ne manquent pas de revisiter, par
ces fulgurances modestes qui trouent la banalité de chacun, dans des
rêves à la recherche du temps perdu. J’investis le père de la «
préhistoire individuelle », celui qui m’aime et me reconnaît, avant
que l’interdit prononcé par le père dit désormais « oedipien » ne me
sépare de l’indifférenciation de l’infans avec le contenant maternel. Ce
père pré-oedipien, dit de l’ « identification primaire » , en me
re-connaissant, inscrit la première tiercité dans la dyade
mère/enfant : la première altérité individuante. Serait-ce celle que
célèbre l’ « élection » juive ? Et avec plus de clarté encore, serait-ce
le Verbe/Amour « au commencement » selon les chrétiens? Je
pourrais multiplier les interfaces entre « la tradition » et
l’expérience analytique, pour vous convaincre des refontes en cours du «
couple » foi/raison. Mais j’entends vos questions : Suis-je en train de
vous dire que l’évangélisation a résorbé- à leur insu- la philosophie,
l’anthropologie, la psychanalyse ? Que celles-ci rejoignent telle quelle
la théologie catholique ? Pas vraiment. Je prétends seulement que la
tradition métaphysique ne cesse de se reconstruire à force de rupture et
de reconnaissance de dettes. Et que c’est au contact de la tradition- à
-mettre- en question que la trace de cette tradition se perpétue en s’in-culturant.
La dichotomie métaphysique entre foi et raison elle-même cède alors
devant de nouvelles articulations, qui ne prennent pas la forme d’un
système religieux ni même d’une doctrine philosophique, mais d’une
expérience de recherche. Celle d’une pensée (Freud, Heidegger,
Arendt..). Celle d’un art (Kafka, Joyce, G.Bataille…) Expérience de
recherche singulière, exceptionnelle : une « théorie des exceptions »
(Ph.Sollers) qui s’adresse aussi bien à l’éthique universelle humaniste
qu’à l’humanisme catholique. La révélation canonique par la Foi est-elle
si différente de ces ré-vélations, au sens étymologique de +vel(sanscrit):
dé-couvrement, retour en arrière, retrait dans le temps et la mémoire,
sans épargner l’ordre du langage lui-même à déconstruire? Ou de la
ré-vélation dans l’anamnèse, qui réactive la ré-volte oedipienne, au
cœur même du transfert/contretransfert psy ? Certainement. C’est
pourtant dans l’orbe de la pensée philosophique et scientifique,
constituée par arrachements et refontes successifs à partir de la
tradition grecque-juive-chrétienne, que des logiques universelles sont
élucidées, discutées, soumises à l’épreuves de l’histoire, et proposées
au débat par divers courants de la pensée contemporaine sécularisée.
3. « Transvaluer » les cultures
émergées.
Aujourd’hui, foi et raison
recomposées dans des nouveaux savoirs se tournent vers les cultures
dites émergeantes, ou plutôt déjà fortement émergées, insubmersibles.
Quelles incidences sur les sujets de la globalisation pourraient avoir,
par exemple, le père selon l’Islam et le rôle du sacrifice du fils dans
la version coranique de l’épisode Abraham/Isaac ? Et la sexualité de la
femme dans le taoïsme ? Et Confucius face à Jésus ? Et la famille dans
la tradition du brahmanisme, face au don d’organe, la procréation
artificielle et les mères porteuses ? Ces préoccupations
éthico-politiques ne sont pas loin des préoccupations universalistes
soulevées par la Lettre encyclique.
Oserons-nous penser que
l’humanisme sécularisé n’est pas un ennemi, mais une reviviscence et une
réorganisation du christianisme depuis ses sources et ses interfaces, à
la recherche du temps retrouvé et face au temps à venir de la diversité
culturelle ? L’ambition de l’in-culturation interpelle croyants et
non-croyants, elle nous est commune. L’Encyclique de 1998 débouche sur
un défi qui est aussi une invitation : avec nos différences et
oppositions irréductibles, il importe de mieux interpréter les croyances
des uns et les recherches des autres, pour éviter aussi bien
l’évangélisation agressive (qui suscitera de nouvelles guerres,
forcément religieuses) que l’universalisme naïf et banalisant (qui
s’autodétruira sous la pression des fanatismes, tout autant que sous les
implacable lois du marché virtualisé par la technique).
Persuadés de nos valeurs, nous sommes
appelés, les uns et les autres, à les interroger aussi bien face aux
diversités des grands émergeants (BRIC), qu’à la souffrance de
l’Afrique, et à la solitude de chaque singularité en situation
d’exclusion.
Pour ma part, je fais le pari suivant
: les libertés risquées et les investigations minutieuses dont
s’autorisent les enquêtes menées par la philosophie sécularisée et les
sciences humaines actuelles permettent à celles-ci de mieux saisir dans
leur spécificité ces singularités qui cherchent aujourd’hui à se faire
entendre et qui, en désespoir de cause, sont au bord de l’explosion. En
revanche, je suis persuadée que les expériences religieuses,
notamment la catholique qui nous réunit aujourd’hui, ont accédé à des
profondeurs psychiques énigmatiques qui interpellent les hommes et les
femmes du 3e millénaires. Elles nous invitent à tenter de les
élucider avec les moyens des philosophies et des sciences, pour les
restituer à l’universalité humaine. Je prendrai deux exemples
pour essayer de clarifier ce que j’avance : la mortalité et la
maternité.
4. Mortalité, maternité : repenser
l’Autorité
La place vacante de l’Autorité
transcendantale ne cesse de relancer la question : comment y remédier ?
Quel pouvoir, quels interdits, quelles limites, quelle loi pourraient
s’y substituer ? Faut-il encore « un Dieu pour nous sauver », et lequel
? Jésus et saint Paul avaient fondé une nouvelle Autorité sur L’Amour
et/ou le Verbe. Comment la repenser- l’ « inculturer » - à partir
des nouvelles recherches anthropologiques et dans le contexte
socio-politique globalisé ?
4.A.
L’Altérité que j’ai évoquée plus haut, y compris celle de
l’inconscient, et qui prétend occuper la place du Divin, ne saurait
être un fondement éthique si elle n’intègre pas la mortalité :
dirais-je jusqu’à l’apprivoiser ? En effet, à l’horizon de
l’anthropocentrisme imposé par la sécularisation, il semblerait
que même les croyants catholiques auraient tendance à minorer le
théocentrisme. Jean-Paul II s’en préoccupe explicitement dans une
autre Encyclique, « Riche en miséricorde » (1980), consacrée au Père.
En disant que le théocentrisme consiste à affirmer l’amour de et pour
le Père, on oublie souvent de rappeler que cet amour-là est un
amour à mort : que la Passion christique sur la Croix et jusqu’à
la kénose ou l’anéantissement du Fils/Père (Homme/Dieu) en est le
passage obligée. Loin d’être seulement une complaisance avec le
sado-masochisme, cet amour à mort révèle une autre constante
anthropologique que la psychanalyse nous révèle. Il s’agit de la
pulsion de mort qui sculpte le vivant dès qu’il y a du vivant, et qui,
pour l’être parlant, est une déliaison (le Thanatos déliant de
Freud, opposé à l’Eros le liant) dont l’œuvre retranche, retire,
replie,- mais aussi singularise. Sans échouer nécessairement dans la
morbidité ou les états limites voire la psychose, la déliaison
trace la voie de l’« exil de soi », de ce « hors-de-soi » nécessaire à
la construction du Sujet à partir du Moi, en même temps que de la
dynamique complexe de la sublimation. Elle se cristallise dans la
singularité de l’être parlant, divers exercices spirituels en font
l’expérience et la célèbrent. Cette cohabitation du vivant avec la
passion à mort, préalable au dépassionnement à conquérir indéfiniment
à l’encontre du refoulement névrotique, demeure encore obscures pour
les sciences de l’esprit, psychanalyse y compris. Mais Thérèse
d’Avila, elle, devait expérimenter une mort-à-soi permanente, afin
d’accéder, au-delà du plaisir, à la jouissance de tous les sens.
Antigone de Sophocle, attirée par
cette limite, Atè où l’humain se dépasse à l’horizon de la mort, et…
le Christ dans sa kénose le savaient déjà : à leurs façons si
différentes et qui cependant s’interpellent. En revanche, tributaire
de sa généalogie renaissante et triomphale, l’humanisme a tendance
à ignorer cette coprésence de la mort comme condition de l’amour.
Il échoue par conséquent à penser un amour capable de se détacher de
la destructivité interne à l’emprise sur le partenaire ; un amour
distinct de la projection narcissique et de l’exaltation maniaque de
soi ; un amour qui tiendrait compte de l’inaccessibilité de l’autre
parce que lui ou elle sont aussi traversés par la pulsion de mort, et
pour cela même se tiennent dans une proximité toujours en retrait, la
seule respectable. Cet humanisme là n’est même pas anthropocentrique,
« maître absolu de lui-même » comme le juge Jean-Paul II (107). Sa
prétendue « fraternité » est inhumaine, tant qu’elle n’a pas intégré
cette déliaison dont l’élucidation est le seul frein indiscutable à la
destructivité d’autrui et de soi. Et que l’être parlant ne peut que
viser, en mettant en mot-musique-peinture son expérience de la
pulsion de mort : en l’analysant, en la sublimant. .
4B.
Cette inscription de la mort dans la vie n’invalide pas, au contraire,
la centralité de la thématique de la naissance dans ce vaste projet d’in-culturation
qui, vous le constater, me préoccupe. Marie, « la table intellectuelle
de la foi » (selon pseudo-Epiphane) pour « philosophare in Maria »,
revient symptomatiquement, significativement, dans les toutes
dernières lignes de la conclusion de l’Encyclique « Foi et raison ».
Pourquoi la vocation
maternelle est-elle une sagesse plus que philosophique pour l’athée
que je suis ? La sécularisation est la seule civilisation qui
manque de discours sur la vocation maternelle. Winnicott après
Freud s’avance hardiment vers « la suffisamment bonne mère », et les
récentes investigations sur les relations précoces mère/enfant tentent
d’approfondir cette problématique. Mais nous avons encore beaucoup à
faire pour accompagner la « passion maternelle », qui décidément
inspire beaucoup moins les penseurs modernes que ne le fait la «
fonction paternelle ». Cette passion dépossède la mère de son
narcissisme, en l’exposant à la folie dont témoignent les sorcières et
jusqu’aux diverses dérives actuelles de bébés congelés et
maltraitances diverses. Pourtant, c’est dans cette passion que
s’amorce aussi cet incertain « amour de l’autre » qu’est pour
commencer l’amour de la mère pour son enfant. « Aime ton prochain
comme tu t’aimes toi-même », précepte biblique (Lev.19 :18) et
évangélique (Marc, 2 :17, Luc, 15 :7, Luc, 7 :47, etc.) dont Freud
pensait qu’il était inaccessible aux humains, sauf aux mystiques :
aurait-il oublié les mères ? Le premier autre, à la différence du
partenaire sexuel qui m’entraîne dans les miroirs des réciprocités
érotiques, ne serait-il pas en effet l’enfant pour la « suffisamment
bonne mère » ? Nous sommes ici au « degré zéro » de l’altérité, où le
désir se sublime en tendresse. Cette métamorphose psychique suppose
une traversée de l’omnipotence du Moi et de ses emprises, et rend
pensable, donc supportable, la cohabitation avec la déliaison. A cette
condition seulement, la « suffisamment bonne mère » est celle qui
est capable de dépassionner jusqu’à l’amour pour son enfant lui-même,
afin que celui-ci cesse d’être l’ « unique » pour sa génitrice, mais
accède à sa propre autonomie de Sujet. Une chance lui est alors
donnée de faire de la langue maternelle une langue à soi, une
langue étrangère à celle de la mère : triomphe de la transmission
qui se mue en créativité. Autant dire que la « suffisamment
bonne mère » est celle qui n’aime personne sinon …la transmission
précisément de la langue maternelle, pour qu’elle devienne l’espace
d’une pensée. Lorsque Jean-Paul II rappelle que Marie est une «
table intellectuelle », j’entends : par l’entremise de cette mère-là,
de certaines mères, l’investissement d’autrui (le credo, la foi)
s’épure en liberté de penser. Une vraie énigme, en effet, qui se paie
d’un clivage chez la femme mère : d’un coté, l’emprise maternelle sur
le « fruit de ses entrailles » ; de l’autre, le dépassionnement qui
sera la clé de la sublimation. Comment serait-il possible de tenir sur
cet abîme sans déraper ? Qui pourrait habiter/sublimer ce clivage
affolant ? Les mythes religieux ont tissé leur toile autour du clivage
en question. La femme est en effet un « trou » (c’est le sens
du mot « femme », nekeva en hébreu) et une reine dans la Bible; la
Vierge est un « trou » dans la trinité chrétienne Père/Fils/Saint
Esprit et La Reine de l’Eglise. Et Jean- Paul II de conclure avec
force sa visée d’ une in-culturation qui nécessiterait la refonte de
la dichotomie foi / raison….par une invitation « à penser avec
Marie ».
5. Son génie du catholicisme
Pour finir, et avec la parrhésia,
franchise ou naïveté, que Jean -Paul II revendique pour la foi,
permettez-moi de reprendre quelques réflexions que j’avais avancées à
l’occasion de sa mort. Par « Foi et raison », comme par sa vie et par sa
mort, Jean Paul II ne se contenta pas d’annoncer, à la globalisation
médusée, le génie du catholicisme. Sa manière de penser et de vivre «
les droits de l’homme », confirme l’interminable sortie de la
religion, qui se confond avec l’interminable émergence de l’humanisme.
Ce pape eut le génie de retourner les composantes les plus généreuses du
catholicisme contre les dérives de cette métaphysique même, dont sa foi
fait partie, pour incarner une résistance sans précédent, spectaculaire
et apaisée. Quand il s’adressa à l’angoisse des peuples écrasés par le
totalitarisme stalinien : « N’ayez pas peur ! », c’est une théologie
deux fois millénaire, soucieuse de reconnaître la singularité de
chaque conscience, qui se transforma soudainement en acte politique.
Et qui ouvrit une brèche dans le mur de Berlin, avant que l’économie
n’en parachève l’écroulement. Il m’a été donné de l’approcher en mai
2002, à Sofia, dans mon pays natal, sa visite coïncidant avec la
célébration de l’alphabet cyrillique et mon obtention du titre de
Docteur Honoris Causa de mon université « Saint Clément d’Ohrid » à
Sofia. Je savais que le 31 décembre 1980 le pape avait nommé les deux
frères Cyrille et Méthode, créateurs de cet alphabet, patrons
d’Europe. Solidarnosc était alors en pleine expansion. Six mois après,
le 13 mai, 1981 Mehmet Ami Agca commis l’attentat contre le pape, avec
la participation des services secrets bulgares et le KGB. Je pensais à
ces événements, en écoutant Jean-Paul II formuler ce qui m’a toujours
paru une nécessité urgente, qu’aucun politique n’avait entrevue :
l’Europe élargie ne se ferait pas sans une réconciliation entre les
Églises d’Occident et l’orthodoxie. Historien subtil et stratège
optimiste, Jean-Paul II rappela que la Bulgarie s’était opposée à
la déportation des juifs exigée par les nazis pendant la Shoah, et que
l’entente qui s’était établie dans ce pays entre juifs, chrétiens et
musulmans pourrait servir d’exemple au monde entier. Allait-il ajouter
les non-croyants, les athées ? J’attends toujours... C’est un Pape
philosophe que j’ai cru entendre enfin, affirmant que s’il nous arrive
de perdre le sens de la vie, une voie exigeante et sûre demeure
cependant, qui permet de continuer à le chercher : c’est... l’écriture.
La sainte écriture ? Je m’en doutais ! Mais aussi l’expérience de
l’écriture personnelle, ajouta-t-il fort à propos, que les saints
Cyrille et Méthode apportèrent aux peuples slaves en créant leur
alphabet ! Décidément, ce pape... Ce jour-là, et jusqu’à sa mort, ce fut
un homme en situation de handicap qui s’exposait. Tous les citoyens
handicapés, leurs proches et tous ceux avec lesquels j’essaie de faire
reconnaître les droits de ces exclus pas comme les autres, connaissent
la difficulté, voire l’impossibilité de faire respecter la dignité des
plus vulnérables, qui nous confrontent au mal-être de la déficience et à
la mort psychique ou physique. Et que l’humanisme moderne a tant de mal
à réaliser : je l’ai dit tout à l’heure, en parlant de notre aphasie «
éclairée »face à la pulsion de mort. Nous aurions préféré que Jean-Paul
II se fasse l’apôtre des femmes, de la contraception, de la liberté
sexuelle, du préservatif, des homosexuels. C’était lui demander de
rompre avec la tradition chrétienne et avec ses propres convictions. Cet
homme de théâtre n’était qu’un vrai catholique, capable cependant de
nous révéler le génie du catholicisme parce qu’il avait lui-même le
génie de la parole incarnée. Ses mots étaient immédiatement des
gestes, des images, des voyages, sens et sensation, amour, humour et
réflexion, une incarnation continue. Et une formidable
inculturation, j’y reviens, dans la culture du spectacle qu’est bel et
bien la culture contemporaine mondialisée, sécularisée ou pas. Il ne
suffit pas de le constater ni de s’indigner. Il s’agit de s’inculturer,
pour y semer les grains d’une certaine éthique que le spectacle est
appelé à noyer. Quelle éthique ? La mienne n’est pas celle du pape ?
Certainement. Mais nous venons du même carrefour, il le sait et j’ai
essayé de le dire à ma façon. Encore faut-il être capable de faire
passer nos éthiques par le spectacle, pour les mettre en résonances, en
perspectives, peut-être en dialogue.
Qui est à la hauteur de ce défi?
Voilà un dilemme, plus subtil encore que celui de « foi et raison », je
vous le propose pour une prochaine rencontre :
« inculturation et spectacle. »
On l’a pris pour un manipulateur des médias, et il le fut aussi, en
s’amusant. Plus profondément encore, il révéla que le catholicisme est
le précurseur, et peut-être même la logique profonde, le pôle
secrètement envié de cet empire du spectacle qui nous domine
aujourd’hui, et dans lequel un vrai catholique comme ce phénoménologue à
la recherche de la Vierge Marie et de saint Jean de la Croix est
parfaitement à l’aise. Car pour cet homme il n’y a d’autre corpus
mysticum que l’Eglise universelle elle-même, dont les rituels visibles
et publics culminent dans le faste esthétique, bien avant le déluge de
la télé et d’internet, et tellement supérieurs à lui. Existe-t-il un
au-delà de ce génie du catholicisme ? La passion universelle déclenchée
par le passage de Jean-Paul II auprès de son Père céleste permet d’en
douter. A moins qu’elle ne signifie que la passion selon Jean-Paul II
n’est pas une religion parmi les autres, puisqu’elle est la seule qui
tend la main à tous les hommes. Une
sortie de la religion, en lançant un défi à la philosophie, aux sciences
de l’homme, de la vie, de la nature?
Tel est bien le tremblement épocal
auquel se trouve confronté la religion catholique, qui devrait être
tentée, par conséquent, de resserrer les liens avec la foi
traditionnelle, en s’appuyant sur une institution ecclésiale renforcée,
et sur les pays en voie de développement dans ce qu’ils ont de plus
conservateur. Un tel choix aurait un double avantage : Il consolerait et
unifierait le tiers-monde, en lui offrant l’image d’un christianisme
tolérant mais fidèle à la tradition, tout en engageant les autres
religions – avec un peu de chance- dans une compétition avec le modèle
catholique compassionnel, au détriment du modèle intégriste. Il
constituerait un défi à l’humanisme lui-même, qu’il obligerait soit à se
démettre, soit à affiner ses ambitions éthiques, avant de s’affirmer
comme la seule expérience capable de tenir compte de la technique et des
sciences, notamment biologiques, ainsi que des aspirations nouvelles qui
en découlent, et qui bouleversent les traditions en ce début du
troisième millénaire. Je l’écoutais, bouleversée, et je lis de même son
encyclique. Je feuillette souvent le catéchisme traduit en bulgare qu’il
m’a fait remettre. Et je fais un rêve : que les véritables
complicités, nécessaires devant la barbarie montante, puissent être
tissées non seulement, et à mon sens probablement moins entre le
christianisme et les autres religions, aujourd’hui tentées par
l’intégrisme, qu’entre le christianisme et cette vision à laquelle
j’adhère, issue du christianisme, bien que désormais détachée de lui, et
qui ambitionne l’élucider les voies risquées et des croyances et des
libertés. Par sa personne et par ses actes, Jean Paul II a rendu ce
rêve possible. N’ayons pas peur de reconnaître son envergure
universelle.
Julia Kristeva
Conférence au Colloque du 10 anniversaire de l'Encyclique Fides et Ratio
de Jean-Paul II, à l'Institut Catholique de Paris, facultés de
Philosophie et de Théologie, en partenariat avec la Faculté Notre-Dame,
le 10 décembre 2008.
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