amazone
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Le problème
central, pour qui veut se soustraire au pouvoir du pouvoir, est de
se désencombrer de son enchaînement aux images, et pour cela de
savoir qui est le préfet de police de ses convictions les plus
intimes. Quel est le ressort subjectif de notre consentement
au monde tel qu'il va ?
Depuis que
l'idée de révolution s'en est absentée, notre monde n'est que le
recommencement de la puissance, sous l'image consensuelle et
pornographique de la démocratie marchande.
Mon
optimisme est qu'une pensée forte, organisée et populaire, qui
ferait face à ce recommencement, peut interrompre le cycle du
retour, lequel nous a ramenés à un état des choses -
la
domination sans partage de l'élan du capitalisme déchaîné -
voisin de celui des années quarante du dix neuvième siècle.
À une
condition toutefois : nous devons comprendre, ce qui est pour nous
très difficile, que la vraie critique du monde, aujourd'hui, ne
saurait se ramener à la critique académique de l'économie
capitaliste. Rien n'est plus facile, rien n'est plus abstrait, rien
n'est plus inutile, que la critique du capitalisme réduite à
elle-même. Ceux qui mènent grand bruit sur cette critique en
viennent toujours à de sages réformes de ce capitalisme. Ils
proposent un capitalisme régulé et convenable, un capitalisme non
pornographique, un capitalisme écologique et toujours plus
démocrate. Ils exigent un capitalisme confortable pour tous, en
somme : un capitalisme à visage humain. Rien ne sortira de ces
chimères. La seule critique dangereuse et radicale, c'est la
critique politique de la démocratie. Parce que
l'emblème du temps
présent, son fétiche, son phallus, c'est la démocratie. Tant que
nous ne saurons pas mener à grande échelle une critique créatrice de
la démocratie d'État, nous resterons, nous stagnerons, dans le
bordel financier des images. Nous serons
les serviteurs du couple
formé par la patronne du bordel et le chef de la police : le couple
des images consommables et du pouvoir nu.
Pour l'instant, nous
sommes entre deux mondes. Nous savons tous, je crois, que notre
temps est un « aujourd'hui » intervallaire.
«
"Démocratie » est
aussi un mot intervallaire, un mot qui ne sait ni d'où il vient, ni
où il va, ni même ce qu'il signifie. Un mot qui ne fait que couvrir
notre désir passif de confort, la satisfaction où nous sommes de
notre misère mentale, misère qu'un mot récapitule, celui de «
classe moyenne ». Nous reconnaissons là, bien évidemment,
l'imagerie démocratique, en même temps que la méconnaissance risible
du préfet de police mental qui en ordonne l'adoration, l'imitation.
C'est dans cette subjectivité en effet moyenne dont
l'idéal est de
persévérer dans son être que réside le support massif, le support de
classe, partout dans le monde, et singulièrement dans le monde
occidental, de l'État dit démocratique, alors même que, de l'État de
droit, de l'État dont les fameuses « valeurs occidentales »
commandent son droit à intervenir militairement partout où il y a de
juteuses matières premières, de ce
genre d'État, nous voyons jour
après jour qu'il est, de façon proprement stupéfiante, le fondé de
pouvoir du capital.
....
C'est que l'individu de la
classe moyenne, qu'ici nous sommes tous par une part de nous mêmes,
désire persévérer dans le monde tel qu'il est, pourvu que le
capitalisme lui propose une autorité moins despotique, plus
consensuelle, et une corruption mieux réglée, dont il pourra
participer sans même avoir à s'en rendre compte. C'est
peut-être la meilleure définition de la classe moyenne contemporaine
: participer naïvement à la formidable corruption inégalitaire du
capitalisme, sans avoir même à le savoir. D'autres, en très petit
nombre, et placés plus haut, le sauront pour elle. Tel est en vérité
l'état contemporain des choses :
la classe moyenne se délecte des
marchandises et des images téléportées, cependant que la
révolution, le communisme, tels des astres morts, gravitent au loin,
privés de toute image affirmative, et comme englués dans l'imagerie
où le monde dominant et son armée de préfets de police s'imaginent
pouvoir les cantonner pour toujours.
Dans une pièce de jeunesse,
Empereur et Galiléen, Ibsen traite de l'histoire de Julien
l'Apostat, appelé ainsi parce qu'il a voulu restaurer le paganisme
après Constantin, après la conversion de l'Empire au christianisme.
Et selon Ibsen, Julien l'Apostat, balancé entre l'esthétique venue
des Grecs et la révélation des chrétiens, déclare magnifiquement :
«
L'ancienne beauté n'est plus belle, et la nouvelle vérité n'est pas
encore vraie. »
Qu'est-ce que le temps présent, pour nous autres,
qui tentons de maintenir ouverte la porte par laquelle on s'évade de
la caverne de Platon, du règne démocratique des images?
C'est un
temps où l'ancienne politique révolutionnaire n'est plus active, et
où la nouvelle politique expérimente, difficilement, sa vérité.
Nous sommes les
expérimentateurs de l'intervalle.
Nous sommes entre deux mondes, dont l'un tombe peu à peu dans
l'oubli, et dont l'autre n'est que fragmentaire. Il s'agit de
passer. Nous sommes des passeurs. Nous créons par fragments une
politique sans fétiches, pas même, surtout pas, le fétiche
démocratique.
Comme le dit
dans Le Balcon un des révoltés : Comment approcher la Liberté, le
Peuple, la Vertu, et comment les aimer si on les magnifie ! Si on
les rend intouchables ?
Il faut les laisser dans leur réalité
vivante.
Qu'on prépare des poèmes et
des images, non qui comblent mais qui énervent. Préparons donc, si
nous savons comment faire, mais nous le savons toujours un peu, ces
poèmes et ces images qui ne comblent aucun de nos désirs asservis.
Préparons la nudité poétique du présent.