C'est une chose dérisoire mais inévitable qu'un écrivain regarde
la réalité avec des
yeux d'écrivain, et, quand j'observe le « séisme » qui secoue la
France, comment n'y verrais-je pas la confirmation de ce que j'ai souvent écrit ? Les écrivains sont des hommes de mots, et je vois une fois de plus que le mot
démocratie est utilisé pour signifier tantôt un mode de
gouvernement, tantôt une panacée éthique et politique.
Même si les deux conceptions sont légitimes, la confusion est regrettable. Comme mode de gouvernement,
la démocratie a fait les preuves de son efficacité. D'autres ont prouvé qu'ils
savaient aussi bien promouvoir des civilisations :
l'oligarchie à Venise ; la monarchie en Egypte, à Rome, dans la
chrétienté. Comme morale publique, la démocratie est enceinte de
contradictions, qui éclatent aujourd'hui aux yeux de tous.
Si la démocratie repose sur le suffrage de chaque citoyen, l'opinion
individuelle qui fonde ce suffrage doit être respectée quelle qu'elle
soit. Ce que les Américains, eux, ont compris, qui laissent s'exprimer
les anti-démocrates de toute sorte.
Si, en revanche, la démocratie est un idéal de vie donné par
définition comme le meilleur, on conçoit que ses tenants veuillent
l'imposer par tous les moyens, comme faisaient celles des religions
qui voulaient sauver les gens malgré eux, mais cette attitude paraît
contredire l'idéal même qu'elle veut imposer et qui se
fonde sur la tolérance de l'autre. Le système consistant à dire aux gens, «
Votez
librement pour des candidats qui pensent comme nous et non comme
vous », paraît être une parodie de ce que la démocratie prétend
être.
De fait, le principal défaut de la démocratie, c'est de n'être pas
démocratique. Une minorité paralysant la vie de la société pour
servir ses propres intérêts (on l'a souvent vu à propos des
transports en commun), est-ce « démocratique ? » Une manifestation
publique dérangeant le citoyen - alors que le parlementarisme doit
permettre à chacun de s'exprimer par une voie prévue à cette fin,
est-ce « démocratique » ? Une majorité (qui peut se tromper)
imposant sa volonté à une minorité (qui peut ne l'être qu'à quelques
voix près), est-ce « démocratique » ? Il apparaît que, du
moins dans les conditions où elle s'exerce en France, la
démocratie ne se suffit pas, qu'elle est grosse d'une menace de
violence, que les lumières aboutissent quelquefois à la lanterne.
C'est qu'en plus les démocraties sont souvent mauvaises joueuses. Elles
commencent par imposer dès règles empêchant' l'adversaire de gagner et
si, par hasard, il y réussit tout de même, elles s'indignent. Est-ce
démocratique, cela ?
Bien sûr, il y a toujours l'alibi national-socialiste : si le parti de
Hitler l'a emporté en Allemagne, c'est le plus démocratiquement du monde
(ce qui, d'ailleurs, constitue un de mes griefs contre la démocratie, au
même titre que la crucifixion de Jésus-Christ aux acclamations de la
multitude), et ce précédent autoriserait, dans les circonstances
actuelles, la PEUR. La peur n'est pas un sentiment honorable, mais
compréhensible. IL faut cependant distinguer entre la crainte qui se
traduit par la prudence et la panique qui se complaît dans l'hystérie.
Attention à ce que Bernanos appelait déjà « la grande peur
des bien-pensants» !
Les
gens de ma génération ont eu de véritables raisons d'avoir peur : le
géant rouge, avec une centaine de millions de morts sur la conscience,
était à nos portes, et un Français sur cinq était prêt à les lui ouvrir.
Ce qui n'empêche pas les communistes, avec ce sang sur leurs mains, de
se présenter impudemment aux élections sans affoler les couches
pacifiques de la société. Alors, quand on prétend « avoir peur » de ce
qu'on appelle « l'extrême droite » en France (abusivement, d'ailleurs,
car en réalité c'est un mouvement jacobin), il me semble qu'on approche
dangereusement de la provocation.
On nous l'a pourtant assez seriné, que le rejet,
l'exclusion,étaient mauvais. «Le mépris n'a jamais été une forme d'intelligence
». disait Gabriel Marcel. Pourquoi, au lieu de rejeter et d'exclure, ne pas plutôt se
demander si on n'a pas soi-même quelques torts ? Ah ! Je
préfère voir la paille dans les yeux des autres plutôt que la poutre
dans les miens ! Mais quel est ce
manichéisme insensé ? Est-ce que je me prends vraiment pour un innocent ?
Pourtant, il ne semble pas que les dernières années de la V" République soient sans tache. Sans évoquer le
chômage,
la corruption et « l'insécurité » (euphémisme politiquement
correct !), ne sommes-nous pas tous censés avoir voix au chapitre et être donc responsables d'une
immigration incontrôlée, irrespectueuse de la dignité des
immigrés ? De la dette toujours due à la mémoire des harkis et à
leurs descendants ? De la condition inquiétante où se trouve notre Education nationale ? De la désagrégation savamment
ourdie
de notre armée ? De la débandade de la francophonie ?
Du mauvais coup où nous avons trempé en Yougoslavie en bombardant les populations civiles d'une nation avec
laquelle nous n'étions pas en guerre?
Bien sûr, nous nous posons des questions sur notre avenir. Nous nous demandons entre autres si, après s'être
octroyés quelques frissons, les Français sauront en tirer aucune leçon humble et féconde, ou si la
pensée unique continuera à nous passer en boucle son disque moralisateur et débilitant.
Il pourrait y avoir pire. Depuis que
la France est coupée en deux (exactement depuis le 21 janvier 1793) et qu'aucun chef d'Etat de droite ni de gauche n'a rien fait pour en recoller les morceaux, la guerre civile gronde en
sourdine. Or, c'est elle dont, par nos injures et nos
malédictions mutuelles, nous risquons de devenir les instigateurs.
Plutôt que de nous maudire, ne vaudrait-il pas mieux essayer de nous
comprendre ? Maudire, il est vrai, demande moins d'efforts.