Sublimer c'est
renoncer à la satisfaction directe de la pulsion, à l'acte
d'accomplissement par lequel le sujet s'empare de l'objet sur le
mode sexuel, cannibalique ou sadique. Mais la motion inconsciente
n'est pas supprimée ni clivée ni refoulée. Elle se déplace vers un
autre mode de satisfaction plus conforme aux exigences sociales et
morales : métaphorisation. Délestée de sa finalité de maîtrise,
désexualisée, elle se convertit en projet culturel, tout en
conservant sa force créatrice, inventant une nouvelle direction et
un nouveau mode d'expression, par exemple pictural, musical ou
idéatif. On peut estimer que le fantasme initial est toujours là,
animant de sa puissance irrationnelle le projet créatif, mais
affecté d'un certain coefficient de raison, en accord avec le
principe de réalité. Reconnaissant le caractère asocial, voire
antisocial du désir originel, le sujet se montre capable d'un
déplacement d'objet, de projet, effectuant une sorte de mutation de
trajectoire, qui à la fois préserve la puissance désirante,
satisfait le désir lié au fantasme, et se range à la loi commune,
dans un compromis original et singulier. Cette opération n'a rien
d'évident, et on peut comprendre que Freud, peu satisfait de son
travail conceptuel, ait finalement détruit l'article qu'il avait
consacré à cette question.
Pour illustrer sa
conception de la sublimation Freud avait donné des exemples, fort
explicites en eux-mêmes, mais qui ne levaient pas entièrement les
problèmes de théorisation. En effet, il est bien difficile de
comprendre quelle force psychique est ici à l'oeuvre, quelle
admirable intelligence qui invente génialement une solution à un
problème si compliqué. Comment désexualiser sans perdre l'énergie
pulsionnelle? Comment trouver un compromis si astucieux entre le
principe de plaisir et le principe de réalité? Comment renoncer sans
renoncer vraiment, désinvestir d'un côté et réinvestissant de
l'autre? Déplacer tout en conservant l'énergie? Trouver des formes
nouvelles pour l'investissement pulsionnel sans tomber dans un plat
ritualisme social et culturel? Et pour faire bonne mesure Freud
déclare tout de go que la femme est en général fort peu encline, au
contraire de l'homme, à de telles concessions culturelles. Je n'en
sais rien, et je ne disputerai pas sur ce thème, d'ailleurs peu
instructif. Je me contenterai de constater que la plupart des grands
musiciens et philosophes sont des hommes.
Le renoncement peut
s'expliquer en partie par l'action si puissante du Surmoi et de
l'Idéal du moi : exposer tout de go ses fantasmes, espérer les
transcrire dans la réalité relève de l'inconscience et de
l'amoralité. Il faut donc transiger. Mais transiger tout en restant
fidèle à ses propres valeurs fondamentales, ou, autrement dit, en
donnant au fantasme fondamental d'autres moyens de s'exprimer.
Concession partielle, mais aussi infidèle fidélité. L'essentiel,
pour le sujet, reste toujours de vivre en relation intime avec son
fantasme, quitte à monnayer ce rapport au prix fort. Le prix de la
sublimation est évidemment très élevé, car il n'est jamais garanti
que ce à quoi je renonce soit correctement payé en retour. Je peux
découvrir que ma sublimation, loin de remporter quelque succès dans
le monde, se voit payée par le malheur, le rejet ou l'indifférence
publique. Voir les innombrables artistes morts au combat, ignorés ou
suicidés. Il faut une certaine dose de courage, ou d'aveuglement
narcissique, pour prendre un tel risque. Mais au fond qu'importe.
Mieux vaut vivre selon sa propre loi, même amandée, que de renoncer
au désir et mourir d'étiolement. C'est le pari courageux des
artistes et des hommes de pensée.
Métapsychiquement la
sublimation suppose une alliance assez improbable entre le "ça" -et
le fantasme fondateur - et d'autre part le Surmoi, et plus souvent
l'Idéal du moi, avec une sorte de génie stratégique du moi, pour
concevoir une issue favorable. Mais ce n'est là que laborieuse
description. Ce qui se passe en fait dans la psyché nous reste
impénétrable. On constate que quelques uns y parviennent, d'autres
succombent. Les uns jouiront d'une relative santé, les autres
traîneront une lamentable pathologie. Je ne sais s'il existe une
thérapie appropriée à ces cas douloureux.
Que l'on me permette
une confidence. Je crois avoir reconnu le noyau de mon fantasme, et
je l' ai appelé : beauté. En rira qui veut, moi je sais de quoi je
parle. Je sais que ce fantasme est essentiellement ambigu, très
dangereux, et magnifique. Dangereux dans sa dimension irrationnelle,
absolue. Magnifique en ce qu'il donne à l'existence une coloration
sublime, quasi divine. On voit le problème : comment vivre
divinement sans sombrer dans la psychose? Et comment s'aplatir à la
morne banalité sans en périr? Un écrivain disait : plutôt mourir que
de ne plus écrire. Je comprends cette phrase, je l'approuve. Mais le
problème devient : vivre dans la réalité, parmi la misère, les
douleurs et les monstruosités du monde, en toute lucidité, tout en
poursuivant ce projet de beauté et de vie belle? C'est le pari
éternel de l'art et de la philosophie.
Transvaluation :
ne
pas transiger sur son désir, continuer contre vents et marées, à
créer des formes, des images, des concepts, déranger et construire,
faire advenir ce qui n'existe pas encore, en soi et avec d'autres.
Et pour autant ne pas sombrer dans le délire, la mégalomanie, ou la
dépression. Il y faut une transvaluation éthique. Ce petit, ce
ridicule fantasme peut engendrer autre chose que l'érotomanie, la
perversion, la débauche, le vice ou la pathologie. C'est du fumier
que naissent les fleurs. La transvaluation c'est la conversion du
passif en actif, des passions tristes en allégresse, du malheur en
source de joie. Non pas quelque triste accommodement aux valeurs du
jour. Mais affirmation tranquille et sereine de la valeur,
imparfaitement à jamais, modestement inscrite dans une oeuvre qui
aspire à la durée.