La fin de l'homme ?.....Francis Fukuyama    

 

 

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La science naturelle moderne a coopéré dans une certaine mesure à élargir notre vision de ce qui qualifie un être humain, en tendant à montrer que la plupart des différences apparentes entre les hommes sont affaires de convention plutôt que de nature. Là où les différences sont naturelles, comme entre hommes et femmes, elles affectent des qualités non essentielles qui n'ont rien à voir avec les droits politiques.

Ainsi, malgré la piètre réputation dont des concepts comme les droits naturels jouissent auprès des philosophes académiques, une bonne partie de notre monde politique repose sur l'existence d'une «essence » humaine stable dont nous sommes dotés par nature, ou plutôt sur le fait que nous croyons en l'existence d'une telle essence. 

Nous sommes peut-être sur le point d'entrer dans un avenir «posthumain»,  dans lequel la technologie nous donnera la capacité progressive de modifier cette essence avec le temps. Beaucoup accueillent ce pouvoir avec empressement, sous la bannière de la liberté humaine : ils souhaitent maximiser la liberté pour les parents d’avoir le type d'enfant qu'ils veulent; la liberté  pour les scientifiques de continuer leurs recherches sans entraves ; et la liberté pour les entrepreneurs de faire usage des technologies afin de créer de la richesse.

Reste que ce type de liberté sera très différent de toutes celle dont les hommes ont précédemment fait l'expérience. La liberté politique a signifié, jusqu'ici, la liberté de poursuivre des fins que notre nature avaient établie pour nous. Ces finalités ne sont pas rigidement déterminées : la nature humaine est très plastique et nous avons une vaste variété de choix adaptables à cette nature ; mais elle n'est pas malléable à l'infini, et les éléments qui restent constants -particulièrement la gamme des réactions émotionnelles typiques de notre espèce - constituent un ancrage sûr qui nous permet d'entrer potentiellement en relation avec tous les autres êtres humains.

Il se peut que nous soyons destinés, d'une façon ou d'une autre, à assumer ce nouveau type de liberté, ou que le prochain stade de l'évolution soit celui où - comme certains l'ont suggéré - nous prendrons délibérément en main notre propre constitution biologique au lieu de l'abandonner aux forces aveugles de la sélection naturelle. Mais si nous en arrivons il faudra le faire avec les yeux grands ouverts.

Beaucoup présument que le joli monde «posthumain » sera, dans l'idylle, assez semblable au nôtre - libre, égalitaire, prospère, charitable et compatissant, mais avec de meilleurs soins de santé, des vies plus longues et (peut-être ?) un peu plus d'intelligence qu'aujourd'hui.

Toutefois, ce monde pourrait être aussi beaucoup plus hiérarchisé et ouvert aux rivalités que le monde où nous sommes actuellement, avec la multitude de conflits sociaux que cette situation entraînerait inéluctablement. Ce pourrait être aussi un monde où toute notion d'« humanité partagée» aurait disparu, parce que nous aurions mêlé des gênes humains avec ceux d'autres espèces  que nous ne saurions plus clairement ce qu'est un être humain. Ce pourrait être encore un monde où l'individu moyen vivrait «correctement » dans son deuxième siècle, installé dans une maison de retraite pour attendre une mort qui recule indéfiniment. Ce pourrait être enfin un genre de tyrannie douce, comme celle du Meilleur des montes, où tous sont heureux et en bonne santé, mais où tous ont oublié ce que veulent dire l'espoir, la crainte et la lutte.

Nous n'avons à accepter aucun de ces mondes futurs sous le faux étendard de la liberté, qu'il soit celui des droits de reproduction illimités ou celui de la recherche scientifique sans entraves. Nous ne devons pas nous considérer nous-mêmes comme les esclaves obligés d'un progrès technologique inéluctable, si ce progrès n'est pas mis au service des finalités humaines.

La liberté véritable signifie la liberté, pour les communautés politiques, de protéger les valeurs qui leur sont les plus chères ; et c'est cette liberté là qu'il nous faut exercer à l'égard de la révolution biologique d'aujourd'hui.

Francis Fukuyama

Ce texte est extrait du livre La Fin de l'homme.Les conséquences de la révolution biotechnique

 La Table Ronde, 366 p, 21,30 €, à paraître le 16 octobre prochain.

Paru dans le Figaro du 14.10.02, 533

 

 

15.10.02

  voir aussi: L'inviolable, c'est l'inné .....Dr Francis Fukuyama   

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