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Nietzsche :
les derniers
hommes ?... NOUS les Occidentaux, les
Européens ? Nietzsche
aujourd'hui.... vu par Yannis Constantinidés
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dossier-Nietzsche
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Article paru dans le Numéro Hors Série de l'Observateur
consacré à Nietzsche (1844-1900)
N° 48 Septembre/Octobre 2002 98 pages-3euros80
Vu par Yannis
Constantinidés, enseigne la philosophie à
l'Université de
Reims.
I -
EXTRAITS
II - TEXTE
INTEGRAL
I
-
EXTRAITS
DE L'ARTICLE
Semblable à un puceron hédoniste,il
a en aversion le danger et la maladie
« On a son petit
plaisir pour le jour et
son petit plaisir pour
la nuit :
mais on révère
la santé. »
Il
veut travailler le moins possible et met au-dessus de tout la paix,
la tranquillité, la sécurité
Le
troupeau unique
La civilisation conduit à ce
piètre résultat, estime-t-il, c'est qu'elle est
en réalité une entreprise de
domestication de l'homme : sous prétexte de rendre
l'homme meilleur, elle le rapetisse, le dévirilise, le déshumanise.
Sanctifiés par lui, la paresse, la pusillanimité
(l'« humilité »),
la lâcheté (la « prudence
»),
le goût du confort matériel
et
intellectuel s'étalent désormais au grand jour, sans la
moindre vergogne.
...une
vie
parasitaire..
..le progrès technique, loin de libérer
l'homme de l'aliénation, l'a rendu plus
dépendant du monde extérieur que jamais...
L'anémie de la volonté
n'est que le résultat prévisible d'une
vie en grande partie assistée, où on laisse
à l'Etat, aux
institutions sociales, entre autres,
le soin de prendre des décisions
pour soi
et
où,
à
tout moment, l'on attend
d'eux
quelque secours.
....distingue
le fait
d'avoir
plus de celui
d'être
plus...
L'éducation moderne se donne d'ailleurs
ouvertement pour tâche de perpétuer
cette spécialisation excessive, dans la mesure
où elle forme à des métiers particuliers
plutôt qu'elle ne tente de développer
l'indépendance
d'esprit
La
douleur, mal absolu
Le caractère décadent de ce bonheur
lénifiant, qui est avant tout volonté d'engourdissement,
aspiration à un profond
sommeil, ne fait donc aucun doute. Il
masque à peine la profonde détresse
spirituelle d'êtres qui cherchent plus à
anesthésier la vie qu'à vivre. En ce sens,
il
exprime la lassitude plutôt que la maturité
de l'homme. Les derniers hommes
ont en effet un grand besoin de
divertissements, de
récréations, pour oublier
leur misère affective, pour s'oublier
eux-mêmes : «
Un peu de poison de-ci
de-là
:
cela procure des
rêves
agréables. Et
beaucoup de poison en dernier lieu, pour
mourir agréablement.
»
...se trouver des
excuses, de se décharger de toute responsabilité,
de rationaliser la souffrance;
les moutons aliénés cherchent en permanence
des boucs émissaires
!
Ce manque de probité est flagrant
dans ce que Nietzsche appelle la
«
comédie de l'idéal »,
à
savoir dans le
fait de jouer les grandes consciences morales,
d'affecter par exemple la noble
indignation....
L'inertie de la pensée
Petites joies, distractions
constantes, spiritueux
:
tout est prétexte
afin de se fuir. Nietzsche parle d'autohypnotisation
pour caractériser cette
volonté active de se perdre, de s'oublier,
d'éviter à tout prix l'éveil en la
lucidité.
....la plus grave
forme de paresse est pour Nietzsche la
paresse de
l'esprit, l'inertie de la pensée,qui
affectionne les idées reçues ou fixes.
I
« Opinions publiques,
paresses
privées »,
Dans ce jeu de dupes qu'est le
vote démocratique, la ruse consiste donc à entretenir
hypocritement l'illusion de liberté
afin de ménager aux comédiens de
l'idéal le confort intellectuel
requis pour dormir
tranquillement
Nietzsche veut guérir des illusions
du progrès ceux qui croient
en la science ou aux thèses socialistes
Le progrès scientifique participe
en effet de l'hypnotisation de l'humanité
puisqu'il accélère la vie et encourage
l'oubli de soi.
Vivre en beauté
...de la suractivité
morbide et de l'avachissement auquel
donnent lieu aujourd'hui les
sacro-saintes vacances, qui signifient en réalité vacance de
l'esprit... Dans les deux
cas, il s'agit de se fuir, de se distraire,
comme si on ne supportait pas de
rester un seul instant seul avec
soi-même
....l'aliénation par
le travail laisse place à
l'aliénation par les
industries du loisir
....le dernier homme, qui ignore tout de
la contemplation ou de
l'oisiveté active...
Par philanthropie,
comme il le dit, Nietzsche indique à l'homme la voie de la
grandeur, de la
remontée, et laisse espérer que la pente du conformisme
n'est pas fatale.
« Il y
a
des
pessimistes paresseux,
des
résignés,
écrit-il dès
1874,
à
l'âge de trente ans,
nous ne voulons pas être des leurs.
»
......il s'efforce de redonner
à l'homme confiance en soi et en
l'avenir, l'exhortant à être toujours plus ce
qu'il est et à vivre en beauté.
Mais il est à craindre que les hommes d'aujourd'hui,
s'ils étaient amenés à se prononcer, répondraient, comme la foule à
Zarathoustra : « Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi
ton surhumain ! »
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II - Texte intégral de l'article
Comme son nom l'indique, le dernier homme représente
l'homme le plus méprisable qui soit, le terme possible de l'évolution -
ou plutôt de l'avilissement - de l'humanité, si le processus de
décadence se poursuivait jusqu'au bout et mettait fin à toute
perspective d'avenir. Cet homme crépusculaire est aux antipodes du
surhumain, qui incarne au contraire l'avenir de l'humanité. Une distance
infinie sépare en effet l'homme fragmentaire, servile, qu'est le dernier
homme du surhumain, c'est-à-dire de l'homme complet, souverain. En
accentuant de la sorte le contraste entre ces deux pôles extrêmes de la
hiérarchie humaine, Nietzsche a voulu dépeindre de la manière la plus
vive le choix décisif entre montée et déclin que chacun de nous est,
selon lui, nécessairement amené à faire.
Ainsi, lorsque Zarathoustra brosse le portrait peu
flatteur du dernier homme dans le Prologue, c'est dans l'espoir de
susciter le mépris de la foule, que la description du type surhumain
n'avait guère émue.
Cet homoncule, cet homme avorté que Nietzsche voyait avec
dégoût se profiler à l'horizon de la modernité a renoncé à toute
grandeur et n'aspire plus qu'à vivre confortablement et le plus
longtemps possible. Semblable à un puceron hédoniste,il a en aversion le
danger et la maladie « On a son petit plaisir pour le jour et son petit
plaisir pour la nuit : mais on révère la santé. » Il veut travailler le
moins possible et met au-dessus de tout la paix, la tranquillité, la
sécurité. Nietzsche compare pour cette raison cet adepte d'une vie
sédentaire, en troupeau, à un animal grégaire. Si la civilisation
conduit à ce piètre résultat, estime-t-il, c'est qu'elle est en réalité
une entreprise de domestication de l'homme : sous prétexte de rendre
l'homme meilleur, elle le rapetisse, le dévirilise, le déshumanise.
Le troupeau
unique
Nietzsche se montre ainsi très sévère à l'égard de la
morale chrétienne, la morale grégaire par excellence à ses yeux, et de
l'idéologie humanitaire qui en est issue, car elles font de l'homme
domestiqué, diminué, l'homme idéal, le sens et la fin de l'histoire.
L'histoire de la civilisation occidentale est de ce fait l'histoire du
déclin de l'Occident, de la « médiocrisation » et du nivellement des
Européens, qui partagent les mêmes besoins grégaires. Certes, les
sentiments grégaires ont toujours existé et ont toujours constitué un
frein puissant à l'affirmation de fortes personnalités, mais ils avaient
au moins mauvaise conscience avant le christianisme.
Sanctifiés par lui, la paresse, la pusillanimité (l'«
humilité »), la lâcheté (la « prudence »), le goût du confort matériel
et intellectuel s'étalent désormais au grand jour, sans la moindre
vergogne.
Les valeurs chrétiennes et démocratiques encourageraient
de la sorte une vie parasitaire, tout entière vouée à la poursuite d'un
bonheur mesquin et étriqué. Nietzsche n'hésite pas à qualifier de «
parasite » l'avorton produit par la morale chrétienne et égalitaire,
puisqu'il se niche dans tous les recoins et interstices de la vie et
qu'il cherche à survivre aux dépens de son hôte involontaire.
Délibérément provocante, cette image décrit à merveille
la vie grégaire, une vie de totale dépendance, animée d'un secret
ressentiment envers cela même qui la nourrit, tout comme le vrai
parasite essaie de détruire le corps même qui lui sert de refuge...
Ce sombre portrait correspond-t-il à l'homme
d'aujourd'hui ? Notre civilisation est-elle en chemin vers le dernier
homme? Sommes-nous nous-mêmes les derniers hommes ? Voyons si la triste
prédiction de Nietzsche s'est réalisée.
Force est de constater tout d'abord que le progrès
technique, loin de libérer l'homme de l'aliénation, l'a rendu plus
dépendant du monde extérieur que jamais. Il est frappant à cet égard de
voir à quel point les nombreuses innovations technologiques de notre
temps incitent à la paresse et à la servitude sous prétexte , de
faciliter la vie. Or, d'après Nietzsche, « la paresse, conçue comme
inaptitude à un effort soutenu, est le propre de la dégénérescence ». Si
l'on flatte de façon aussi éhontée la propension naturelle à la paresse,
c'est dans le dessein non avoué d'affaiblir la volonté, de la rendre
incapable d'une application durable. Aussi ne faut-il pas s'étonner si
la plupart des hommes d'aujourd'hui se liquéfient face à la plus infime
épreuve, si la moindre tension les désagrège. L'anémie de la volonté
n'est que le résultat prévisible d'une vie en grande partie assistée, où
on laisse à l'Etat, aux institutions sociales, entre autres, le soin de
prendre des décisions pour soi et où, à tout moment, l'on attend d'eux
quelque secours.
Que notre société ait élevé la sécurité, c'est-à-dire la
volonté d'être assuré contre tout, même contre la vie et contre soimême,
au rang d'idéal ne saurait dès lors nous surprendre. On retrouve en
effet chez le consommateur l'obsession du dernier homme pour le confort
et la sécurité, en même temps que son hédonisme mou. La société de
consommation l'asservit aux petits plaisirs, ne lui laissant pour seul
horizon que la recherche effrénée du profit. Car qui possède est bientôt
possédé à son tour, fait remarquer « la Généalogie de la morale », qui
distingue le fait d'avoir plus de celui d'être plus. Comme l'avait déjà
noté Schopenhauer, l'homme moderne lui-même n'est qu'un « produit
industriel que la nature fabrique à raison de plusieurs milliers par
jour ». Aussi, dans la « Considération inactuelle » qu'il consacre à son
éducateur, Nietzsche dénonce-t-il vivement la déshumanisation
qu'entraîne la société industrielle, qui fait de ses fonctionnaires de
simples rouages de la gigantesque machine qu'elle est au fond: « A la
question "Pourquoi vis-tu ?", ils répondraient tous vite et fièrement -
"pour devenir un bon citoyen, un savant, un homme d'Etat" - et pourtant
ils sont quelque chose qui ne pourra jamais devenir autre chose, et
pourquoi sont-ils justement cela ? Hélas, et rien de mieux ? »
L'humanité est ainsi irrémédiablement fragmentée par
l'exigence économique de rentabilité, qui vise à confiner chacun dans un
recoin, dans une spécialité. L'éducation moderne se donne d'ailleurs
ouvertement pour tâche de perpétuer cette spécialisation excessive, dans
la mesure où elle forme à des métiers particuliers plutôt qu'elle ne
tente de développer l'indépendance d'esprit. L'ambition suprême de la
modernité semble être de constituer « le troupeau unique » dont parle
Dostoïevski : la fameuse mondialisation reflète cette volonté
d'uniformiser le monde, de supprimer la diversité et d'imposer à tous
les mêmes désirs limités, les mêmes ambitions mesquines. On tient là la
formule du bonheur pour tous, du bonheur grégaire qu'annonce l'idéologie
du progrès selon Nietzsche : une vie presque végétative, en tout cas
étriquée, réduite aux besoins les plus élémentaires, où il n'y a pas de
place pour la grandeur et le dépassement de soi.
La douleur,
mal absolu
Le caractère décadent de ce bonheur lénifiant, qui est
avant tout volonté d'engourdissement, aspiration à un profond sommeil,
ne fait donc aucun doute. Il masque à peine la profonde détresse
spirituelle d'êtres qui cherchent plus à anesthésier la vie qu'à vivre.
En ce sens, il exprime la lassitude plutôt que la maturité de l'homme.
Les derniers hommes ont en effet un grand besoin de divertissements, de
récréations, pour oublier leur misère affective, pour s'oublier
eux-mêmes : « Un peu de poison de-ci de-là : cela procure des rêves
agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir
agréablement. » Ils ne pensent qu'à se reposer, qu'à se laisser aller,
qu'à se relâcher, parce que pour eux la douleur est le mal absolu en
qu'il leur faut littéralement se rétracter pour souffrir le moins
possible. La forte séduction qu'exercent les valeurs chrétiennes en
démocratiques vient ainsi de ce qu'elles rendent possible l'oubli de
soi, la dépersonnalisation. D'après Nietzsche, le christianisme est,
avec l'alcool, un des deux grands narcotiques européens : il donne un
sens à la douleur et, surtout, indique au malade toutes sortes de
palliatifs. Car l'homme qui souffre d'être lui-même est « avide de
raisons et de narcotiques », selon « la Généalogie de la morale ». Il
tâche en premier lieu de se trouver des excuses, de se décharger de
toute responsabilité, de rationaliser la souffrance; les moutons aliénés
cherchent en permanence des boucs émissaires !
Nietzsche met particulièrement en exergue l'adoption
complaisante de la posture de la victime en l'aptitude à justifier, à
pardonner la faiblesse : on sait se montrer compréhensif en tolérant, c'està-dire
accommodant, envers les autres, en on attend d'eux en retour la même
indulgence. Ce manque de probité est flagrant dans ce que Nietzsche
appelle la « comédie de l'idéal », à savoir dans le fait de jouer les
grandes consciences morales, d'affecter par exemple la noble
indignation. Il s'indigne lui-même de cette manière malhonnête qu'a le
dernier homme de travestir sa honteuse efféminisation en grandeur morale
: « Je n'ai pas de sympathie pour toutes ces punaises coquettes dont
l'ambition insatiable est de sentir l'infini jusqu'à ce qu'au bout du
compte l'infini sente la punaise. »
L'inertie de
la pensée
Plus encore que d'excuses pour endormir sa conscience,
l'homme physiologiquement épuisé a besoin de narcotiques pour engourdir
la vie, synonyme de souffrance. Petites joies, distractions constantes,
spiritueux : tout est prétexte afin de se fuir. Nietzsche parle d'autohypnotisation
pour caractériser cette volonté active de se perdre, de s'oublier,
d'éviter à tout prix l'éveil en la lucidité. Au-delà des narcotiques
proprement dits, il dénonce les « manières de penser et de sentir qui
produisent un effet narcotique » (« le Gai Savoir »), comme dans le cas
des végétariens. Car la plus grave forme de paresse est pour Nietzsche
la paresse de l'esprit, l'inertie de la pensée,qui affectionne les idées
reçues ou fixes. Il n'a pas de mal à montrer que le conformisme
intellectuel est bien plus étendu qu'on ne le croit d'ordinaire et que
la liberté de penser, à l'image de la liberté de la volonté, est le plus
souvent une illusion. Les idées du jour s'insinuent ainsi en nous sans
même que nous nous en rendions compte : ce sont bien nos idées, mais
elles deviennent innées par une sorte de suggestion hypnotique. Nous
reprenons à notre insu les opinions régnantes, véhiculées par les
journaux ou par la publicité, mais nous sommes surtout dépendants des
jugements de valeur dont nous avons hérité, de sorte que notre pensée
est conditionnée là où nous la croyons libre, spontanée. Les habitudes
de pensée se transmettent comme une maladie héréditaire de génération en
génération ; ce qui était raisonnable et personnel au départ devient
avec le temps machinal et absurde. Dans les prétendus débats d'idées, on
observe de la sorte en permanence un coupable relâchement de la pensée,
qui suit pour ainsi dire des circuits préférentiels, prédéterminés. «
Opinions publiques, paresses privées », répète Nietzsche : l'apparente
liberté de penser en de s'exprimer recouvre une grande docilité de
l'esprit...
Le journalisme, qu'il abhorre, est l'illustration
parfaite de cette inertie de la pensée, réduite à des formules creuses
en machinales. Nietzsche, pour qui la grandeur d'âme réside avant tout
dans la liberté de l'esprit, établit que cette reproduction rassurante
du même, cet entêtement injustifié manifestent le refus de penser par
soimême. Il insiste ainsi sur le soulagement qu'on éprouve à s'en
remettre entièrement à d'autres - parents, professeurs, lois, préjugés
de classe, opinion publique - du souci de penser librement, luxe que
l'immense majorité des hommes ne peut se permettre. D'où une critique
précoce du suffrage universel, qui s'appuie précisément sur la croyance
que chacun est en mesure de se faire une opinion en toute indépendance :
Nietzsche met en évidence l'utilisation de techniques de suggestion
hypnotique qui expliquent l'apathie générale des citoyens qui indigne
tant de nos jours; on voit dans cette apathie une menace pour la
démocratie, alors qu'elle en est une conséquence directe. Dans ce jeu de
dupes qu'est le vote démocratique, la ruse consiste donc à entretenir
hypocritement l'illusion de liberté afin de ménager aux comédiens de
l'idéal le confort intellectuel requis pour dormir tranquillement. Le
fait que l'on commence à se fatiguer de ce jeu gratifiant donne raison à
Nietzsche, qui estimait que la curiosité émoussée et les nerfs fatigués
des derniers hommes les obligeraient à recourir à des stimulants
toujours plus forts. Poussé à son comble, ce besoin physique de
narcotiques en tout genre pourrait conduire à ce qu'il appelle le «
bouddhisme européen », c'est-à-dire à une époque de consomption sénile.
Le slogan « Ni Dieu ni maître » serait alors réalisé : il n'y aurait
plus de berger, mais un seul troupeau, comme le dit le Prologue du «
Zarathoustra »...
En identifiant ainsi l'évolution de l'Europe à un long
processus de décadence, Nietzsche veut guérir des illusions du progrès
ceux qui croient en la science ou aux thèses socialistes. Il met d'abord
en garde contre l'idéologie plébéienne de la science, qui reste pieuse
dans la mesure où elle reprend à son compte la promesse chrétienne de
bonheur et de droits égaux pour tous. Le progrès scientifique participe
en effet de l'hypnotisation de l'humanité puisqu'il accélère la vie et
encourage l'oubli de soi.
Marx pensait au contraire que la science permettrait à
l'homme fragmentaire de surmonter l'aliénation et de s'épanouir
pleinement en réduisant la durée de la journée de travail. Son gendre
Paul Lafargue va encore plus loin dans « le Droit à la paresse » : il
voit dans la machine le « rédempteur de l'humanité » et exige la
réduction du temps de travail quotidien à trois heures.
Vivre en
beauté
Dans « Aurore », Nietzsche dénonce lui aussi les
arrière-pensées des apologistes du travail, qui veulent briser
l'individu, l'étourdir, mais il est loin de voir dans la paresse un
remède à l'oubli volontaire de soi par le travail. Elle est bien plutôt
une autre manière de s'oublier, de se vautrer, de s'affaler de tout son
long, et n'a donc rien de commun avec l'opium, le loisir actif que
Nietzsche oppose à la hâte indécente et au travail abrutissant qui
caractérisent les Occidentaux. Nietzsche insiste ainsi sur l'égale
passivité de l'affairement et du repos intégral qui le suit, de la
suractivité morbide et de l'avachissement auquel donnent lieu
aujourd'hui les sacro-saintes vacances, qui signifient en réalité
vacance de l'esprit... Dans les deux cas, il s'agit de se fuir, de se
distraire, comme si on ne supportait pas de rester un seul instant seul
avec soi-même. La réforme socialiste en faveur de la semaine de
trente-cinq heures donne encore raison à Nietzsche : l'aliénation par le
travail laisse place à l'aliénation par les industries du loisir ; c'est
qu'on ne sait pas quoi faire de son temps libre et qu'on est
reconnaissant à ceux qui montrent comment l'occuper utilement... Dans un
texte posthume, Nietzsche juge ainsi les divertissements modernes «
d'une parfaite médiocrité, car il faut y éviter une trop grande dépense
d'esprit et de force - il s'agit de se reposer ». On retrouve là les
petits plaisirs dont raffole le dernier homme, qui ignore tout de la
contemplation ou de l'oisiveté active, propres au surhumain.
Peut-être le type surhumain n'est-il qu'un horizon
inaccessible ; il représente néanmoins un contre-idéal inestimable à la
décadence humaine. Par philanthropie, comme il le dit, Nietzsche indique
à l'homme la voie de la grandeur, de la remontée, et laisse espérer que
la pente du conformisme n'est pas fatale. « Il y a des pessimistes
paresseux, des résignés, écrit-il dès 1874, à l'âge de trente ans, nous
ne voulons pas être des leurs. » Malgré son dégoût pour l'homme moderne,
dans toute son oeuvre il s'efforce de redonner à l'homme confiance en
soi et en l'avenir, l'exhortant à être toujours plus ce qu'il est et à
vivre en beauté. Mais il est à craindre que les hommes d'aujourd'hui,
s'ils étaient amenés à se prononcer, répondraient, comme la foule à
Zarathoustra : « Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi
ton surhumain ! » ∎
Yannis Constantinidés
enseigne la philosophie à
l'Université de Reims.
Il a publié Nietzsche
une anthologie de
textes commentés
("Prismes " Hachette. 2001). Il travaille à une
traduction de "l'Essence
de la religion de Ludwig
Feuerbach ";
"Classiques de la philosophie" Le
Livre de Poche, à paraître en
octobre 2003).
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07.10.02 |
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P. et moi
avons lu l'article sur Nietzsche, qui nous a beaucoup
intéressé; il y a longtemps que je partage ces idées, mais certaines dans ce texte,
sont particulièrement hurlantes de vérité.
Je suis
heureuse d'avoir la chance de connaître quelqu'un qui partage ces idées.
Mais, chose
formidable, quand on apprend à écouter, on s'aperçoit avec bonheur que
des gens autour de nous peuvent penser comme nous ou évoluer dans ce
sens.
Je crois
que l'écoute et la communication sont les meilleurs atouts.
Merci pour
cet article et j'espère qu'il y en aura bien d'autres
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Résonance .....
de rs le 26.11.04
Loin que ce soit être qui illustre la relation , c'est
la relation qui illumine l'être.
Gaston Bachelard
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