« Votre théorie de la «rivalité
mimétique» peut-elle s'appliquer à l'actuelle situation de crise
internationale ?
- L'erreur est toujours de raisonner
dans les catégories de la «différence», alors que la racine de tous
les conflits, c'est plutôt la «concurrence», la rivalité mimétique
entre des êtres, des pays, des cultures. La concurrence, c'est-à-dire
le désir d'imiter l'autre pour obtenir la même chose que lui, au
besoin par la violence. Sans doute le terrorisme est-il lié à un monde
«différent» du nôtre, mais ce qui suscite le terrorisme n'est pas dans
cette «différence» qui l'éloigne le plus de nous et nous le rend
inconcevable. Il est au contraire dans un désir exacerbé de
convergence et de ressemblance. Les rapports humains sont
essentiellement des rapports d'imitation, de concurrence. »
Ce qui se vit aujourd'hui est une
forme de rivalité mimétique à l'échelle planétaire. Lorsque j'ai lu
les premiers documents de Ben Laden, constaté ses allusions aux bombes
américaines tombées sur le Japon, je me suis senti d'emblée à un
niveau qui est au-delà de l'islam, celui de la planète entière. Sous
l'étiquette de l'islam, on trouve une volonté de rallier et de
mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans leurs
rapports de rivalité mimétique avec l'Occident. Mais les tours
détruites occupaient autant d'étrangers que d'Américains. Et par leur
efficacité, par la sophistication des moyens employés, par la
connaissance qu'ils avaient des Etats-Unis, par leurs conditions
d'entraînement, les auteurs des attentats n'étaient-ils pas un peu
américains ? On est en plein mimétisme.
- «Loin de se détourner de
l'Occident, écrivez-vous dans votre dernier livre, ils ne peuvent pas
s'empêcher de l'imiter, d'adopter ses valeurs sans se l'avouer et sont
tout aussi dévorés que nous le sommes de la réussite individuelle et
collective.» Faut-il comprendre que les «ennemis» de l'Occident font
des Etats-Unis le modèle mimétique de leurs aspirations, au besoin en
le tuant ?
- Ce sentiment n'est pas vrai des
masses, mais des dirigeants. Sur le plan de la fortune personnelle, on
sait qu'un homme comme Ben Laden n'a rien à envier à personne. Et
combien de chefs de parti ou de faction sont dans cette situation
intermédiaire, identique à la sienne. Regardez un Mirabeau au début de
la Révolution française : il a un pied dans un camp et un pied dans
l'autre, et il n'en vit que de manière plus aiguë son ressentiment.
Aux Etats-Unis, des immigrés s'intègrent avec facilité, alors que
d'autres, même si leur réussite est éclatante, vivent aussi dans un
déchirement et un ressentiment permanents. Parce qu'ils sont ramenés à
leur enfance, à des frustrations et des humiliations héritées du
passé. Cette dimension est essentielle, en particulier chez des
musulmans qui ont des traditions de fierté et un style de rapports
individuels encore proche de la féodalité. - Mais les Américains
auraient dû être les moins étonnés de ce qui s'est passé, puisqu'ils
vivent en permanence ces rapports de concurrence. - L'Amérique incarne
en effet ces rapports mimétiques de concurrence. L'idéologie de la
libre entreprise en fait la solution absolue. Efficace, mais
explosive. Ces rapports de concurrence sont excellents si on en sort
vainqueurs, mais si les vainqueurs sont toujours les mêmes, alors, un
jour ou l'autre, les vaincus renversent la table du jeu. Cette
concurrence mimétique, quand elle est malheureuse, ressort toujours, à
un moment donné, sous une forme violente. A cet égard, c'est l'islam
qui fournit aujourd'hui le ciment qu'on trouvait autrefois dans le
marxisme. «Nous vous enterrerons », disait Khrouchtchev aux
Américains. Cela avait un côté bon enfant... Ben Laden, c'est plus
inquiétant que le marxisme où nous reconnaissions une conception du
bonheur matériel, de la prospérité et un idéal de réussite pas si
éloigné de ce qui se vit en Occident.
- Que pensez-vous de la
fascination pour le sacrifice chez les kamikazes de l'islam ? Si le
christianisme, c'est le sacrifice de la victime innocente, iriez-vous
jusqu'à dire que l'ilamisme est la permission du sacrifice et l'islam
une religion sacrificielle, dans laquelle on retrouve aussi cette
notion de «modèle» qui est au coeur de votre théorie mimétique ?
- L'islam entretient un rapport avec
la mort qui me convainc davantage que cette religion n'a rien à voir
avec les mythes archaïques. Un rapport avec la mort qui, d'un certain
point de vue, est plus positif que celui que nous observons dans le
christianisme. Je pense à l'agonie du Christ : «Mon Père, pourquoi
m'as-tu abandonné ! (...) Que cette coupe s'éloigne de moi.» Le
rapport mystique de l'islam avec la mort nous le rend plus mystérieux
encore. Au début, les Américains prenaient ces islamistes kamikazes
pour des «cowards» (poltrons), mais, très vite, ils ont changé
d'appréciation. Le mystère de leur suicide épaississait le mystère de
leur action terroriste. » Oui, l'islam est une religion du sacrifice
dans laquelle on retrouve aussi la théorie du mimétisme et du modèle.
Les candidats au suicide ne manquaient déjà pas lorsque le terrorisme
semblait échouer. Alors imaginez ce qui se passe aujourd'hui quand il
a, si j'ose dire, réussi. Il est évident que dans le monde musulman
ces terroristes kamikazes incarnent des modèles de sainteté. - Les
martyrs de la foi au Christ sont aussi, disaient les Pères de
l'Eglise, de la «semence» de chrétiens... - Oui, mais dans le
christianisme, le martyr ne meurt pas pour se faire copier. Le
chrétien peut s'apitoyer sur lui, mais il n'envie pas sa mort. Il la
redoute même. Le martyr sera pour lui un modèle d'accompagnement, mais
pas un modèle pour se jeter dans le feu avec lui. Dans l'islam, c'est
différent. On meurt martyr pour se faire copier et manifester ainsi un
projet de transformation politique du monde. Appliqué au début du XXIe
siècle, un tel modèle me laisse pantois. Est-il propre à l'islam ? On
fait souvent référence à la secte des hachachins au Moyen Age qui se
tuaient après avoir donné la mort aux infidèles, mais je ne suis pas
capable de comprendre ce geste, encore moins de l'analyser. Il faut
seulement le constater.
- Iriez-vous jusqu'à dire que la
figure dominante de l'islam est celle du combattant guerrier et que
dans le christianisme c'est celle de la victime innocente, et que
cette différence irréductible condamne toute tentative de
compréhension entre ces deux monothéismes ?
- Ce qui me frappe dans l'histoire
de l'islam, c'est la rapidité de sa diffusion. Il s'agit de la
conquête militaire la plus extraordinaire de tous les temps. Les
barbares s'étaient fondus dans les sociétés qu'ils avaient conquises,
mais l'islam est resté tel qu'il était et a converti les populations
des deux tiers de la Méditerranée. Ce n'est donc pas un mythe
archaïque comme on aurait tendance à le croire. J'irais même jusqu'à
dire que c'est une reprise - rationaliste à certains points de vue -
de ce qui fait le christianisme, une sorte de protestantisme avant
l'heure. Dans la foi musulmane, il y a un aspect simple, brut,
pratique qui a facilité sa diffusion et transformé la vie d'un grand
nombre de peuples à l'état tribal en les ouvrant au monothéisme juif
modifié par le christianisme. Mais il lui manque l'essentiel du
christianisme : la croix. Comme le christianisme, l'islam réhabilite
la victime innocente, mais il le fait de manière guerrière. La croix,
c'est le contraire, c'est la fin des mythes violents et archaïques.
- Mais les monothéismes ne
sont-ils pas porteurs d'une violence structurelle, parce qu'ils ont
fait naître une notion de Vérité unique, exclusive de toute
articulation concurrente ?
- On peut toujours interpréter les
monothéismes comme des archaïsmes sacrificiels, mais les textes ne
prouvent pas qu'ils le sont. On dit que les Psaumes de la Bible sont
violents, mais qui s'exprime dans les psaumes, sinon les victimes des
violences des mythes : «Les taureaux de Balaam m'encerclent et vont me
lyncher » ? Les Psaumes sont comme une fourrure magnifique de
l'extérieur, mais qui, une fois retournée, laisse découvrir une peau
sanglante. Ils sont typiques de la violence qui pèse sur l'homme et du
recours que celui-ci trouve dans son Dieu. » Nos modes intellectuelles
ne veulent voir de la violence que dans les textes, mais d'où vient
réellement la menace ? Aujourd'hui nous vivons dans un monde dangereux
où tous les mouvements de foules sont violents. Cette foule était déjà
violente dans les Psaumes. Elle l'est dans le récit de Job. Elle
demande à Job de se reconnaître coupable : c'est un vrai procès de
Moscou qu'on lui fait. Procès prophétique. N'est-ce pas celui du
Christ adulé par les foules, puis rejeté au moment de la Passion ? Ces
récits annoncent la croix, la mort de la victime innocente, la
victoire sur tous les mythes sacrificiels de l'Antiquité. » Est-ce si
différent dans l'islam ? Ils contiennent aussi de formidables
intuitions prophétiques sur le rapport entre la foule, les mythes, les
victimes et le sacrifice. Dans la tradition musulmane, le bélier
sacrifié à Abel est le même que celui qui a été envoyé par Dieu à
Abraham pour qu'il épargne son fils. Parce qu'Abel sacrifie des
béliers, il ne tue pas son frère. Parce que Caïn ne sacrifie pas
d'animaux, il tue son frère. Autrement dit, l'animal sacrificiel évite
le meurtre du frère et du fils. C'est-à-dire qu'il fournit un exutoire
à la violence. Ainsi y a-t-il, chez Mahomet, des intuitions qui sont
au niveau de certains des plus grands prophètes juifs, mais en même
temps un souci d'antagonisme et de séparation du judaïsme et du
christianisme qui peut rendre notre interprétation négative.
- Vous insistez dans votre
dernier livre sur l'autocritique occidentale, toujours présente à côté
de l'ethnocentrisme. «Nous autres Occidentaux, écrivez-vous, sommes
toujours simultanément nous-mêmes et notre propre ennemi.» Cette
autocritique subsiste-t-elle après la destruction des tours ?
- Elle subsiste et elle est légitime
pour repenser l'avenir, pour corriger par exemple cette idée d'un
Locke ou d'un Adam Smith selon laquelle la libre concurrence serait
toujours bonne et généreuse. C'est une idée absurde, et nous le savons
depuis longtemps. Il est étonnant qu'après un échec aussi flagrant que
celui du marxisme l'idéologie de la libre entreprise ne se montre pas
davantage capable de mieux se défendre. Affirmer que «l'histoire est
finie» parce que cette idéologie l'a emporté sur le collectivisme,
c'est évidemment mensonger. Dans les pays occidentaux, l'écart des
salaires s'accroît d'une manière considérable et on va vers des
réactions explosives. Et je ne parle pas du tiers-monde. Ce qu'on
attend de l'après-attentats, c'est bien sûr une idéologie renouvelée,
plus raisonnable, du libéralisme et du progrès. »