C'était Le 13 août, poursuit Dejan.
Il
faisait chaud. Les enfants se baignaient dans la rivière, à côté de la
décharge, le seul endroit où trouver un peu de fraîcheur. Vers 14 h 30, on
a entendu plusieurs rafales Les tireurs étaient embusqués sur l'autre
rive, à moins de 30 mètres Comme à la chasse au lapin. Après coup, on a
retrouvé 70 douilles ! Deux jeunes ont été tués: Panto Dakic, 13 ans, et
Ivan Jovovic 19 ans Quatre autres ont été blessés: Bogdan Bukumiric, Mans,
actuelle ment soigné à Belgrade pour une balle dans le cerveau, Dragana
Srb jak,14 ans, touchée au pied, Djordje Ugrenovic, 21 ans, atteint au
coude, et Marko Bojicevic, 11 ans, blessé à la banche. Le bilan aurait pu
être encore plus lourd: il y avait 88 gosses surplace, dont des bébés...
Allongée sur son divan, le pied convalescent, Dragana la rescapée se
souvient - On a cru à des pétards Une balle m'a traversé le pied, je suis
tombée par terre. Ivan est mort sous mes yeux C'est papa qui m'a emmenée à
l'hôpital de Pec (NDLR : la ville la plus proche, exclusivement peuplée
d'Albanais). Nous étions escortés par des soldats italiens En nous voyant
passer, les Albanais dansaient et gueulaient : « C'est bienfait pour vous!
L'une des voitures est tombée en panne Ils ont cassé les vitres, sorti et
frappé les blessés. Après, ils ont voulu mettre le feu à la voiture Les
militaires de la Kfor sont intervenus juste à temps Le cauchemar n'était
pas fini : quand je suis arrivée à l'hôpital un médecin albanais a regardé
mon pied qui saignait. ll l'a plâtré en me disant que je pouvais rentrer
chez moi. Une blessure par balle, vous imaginez ? A l'intérieur du plâtre,
ça saignait toujours évidemment. Il a fallu aller m'opérer à
Mitrovica-Nord à l'hôpital serbe. Quatre-vingts kilomètres de route...
Gorazdevac la martyre n'en finit pas de panser ses plaies. Comme tous
les samedis, à 16 heures, un lugubre cortège (femmes en fichu noir et
hommes au dos voûté) traverse la fantomatique bourgade. Des sanglots
annoncent la procession. Ce sont Milos et Senka, les parents d'Ivan,
accompagnés de leurs proches, qui viennent se recueillir au cimetière. Sur
la tombe, la mère s'effondre en contemplant le portrait du fils. Cris,
lamentations, imprécations. Elle pleure son enfant, évoque le mariage
qu'elle imaginait pour lui, et égrène les souvenirs d'antan : «Ivan, tu
étais beau Ivan, tu étais bon !» Dans la campagne alentour, on entend
des coups de feu.
- C'est les schiptars (NDLR : nom que se donnent eux-mêmes les
Albanais, mais repris péjorativement par les Serbes), commente le désabusé
Dejan Jovanovic. Ils savent que la mère d'Ivan vient honorer son petit
tous les samedis. Ils veulent la provoquer, jouer avec ses nerfs, jusqu'au
bout.
Pour être exemplaire, le cas de Gorazdevac n'est pas isolé, hélas. La
minorité serbe du Kosovo (moins de 100 000 personnes sur 2 millions
d'habitants, tous Albanais si l'on fait exception d'une poignée de Roms et
de Bosniaques, eux aussi persécutés a vécu un été meurtrier. Le 4 juin, à Obilic, la famille Stolic (deux vieillards et leur fils de 55 ans) est
battue à mort et sa maison incendiée. Le 31 août, à Cernica, un attentat à
la grenade tue Miovir Savic, un instituteur de 35 ans, et blesse quatre
autres civils. A Belgrade, le Centre de coordination pour le Kosovo tient
les comptes. Selon Vladimir Bozovic, numéro deux de cet organisme
gouvernemental (même si la résolution 1244 de l'ONU prévoit une «
autonomie substantielle», le Kosovo fait toujours partie de la Serbie
Monténégro), « 1026 Serbes ont été tués, 1233 blessés et 987 kidnappés
» depuis 1999.
- Les récents attentats obéissent à une logique, explique Vladimir Bozovic. En s'en prenant à des malheureux sans défense (enfants,
vieillards), les terroristes albanais veulent pousser notre peuple à
partir. Et l'empêcher de revenir, comme le prévoit pourtant la résolution
1244.
Même si ces actes ne sont jamais revendiqués, on devine la griffe de l'AKSH
ou ANA (Armée nationale albanaise), structure clandestine ayant succédé à
l'UCK (Armée de libération du Kosovo). Liée à la mafia locale, cette
entité terroriste, qui mélange allègrement marxisme-léninisme,
xénophobie et gangstérisme, a un programme simple: réunir tous les
Albanais des Balkans (au Kosovo comme en Macédoine) dans une seule nation.
Ce qui passe par l'expulsion des « Schkis » (c'est ainsi que les
Albanais appellent les Serbes avec mépris). Un objectif en train de se
réaliser. Depuis l'installation de la Minuk (Mission des Nations unies au
Kosovo), 250 000 Serbes ont quitté les lieux. Pendant la même période, 800
000 Albanais sont revenus, la plupart d'entre eux s'accaparant les maisons
et les terres de leurs ex-voisins serbes.
Destruction des églises serbes
Responsable du HPD (Houle and Property Directorate, un programme de
l'ONU), Richard de La Falaise, est justement chargé de régler ces litiges
fonciers - Nous avons été saisis de 28 000 dossiers. Dans 96 % des cas,
il s'agissait de Serbes ayant fui après 1999 et dont les appartements ou
les maisons étaient occupés Illégalement par des Albanais
Dès que le HPD a statué sur leur cas et qu'ils récupèrent leur titre de
propriété, ils vendent. Notamment à Pristina, où ils étaient 40 000 avant
1999 et moins de 200 aujourd'hui. A 1000 euros le mètre carré, ils peuvent
se refaire une vie à peu près décente en Serbie. On comprend mieux
pourquoi le retour. des Serbes, annoncé avec fracas para Minuk pour 2003,
reste un voeu pieu : au cours des six premiers mois de l'année, ils sont
634 à avoir franchi le pas (et 4 115 seulement depuis 1999) !
Dans son monastère de Gracanica, autre enclave serbe proche de
Pristina, Mgr Artemje, archevêque du Kosovo, lance pour la énième fois son
SOS :
- C'est un nettoyage ethnique. Les Serbes sont des citoyens de
seconde zone, privés des droits essentiels: la sécurité, la liberté de
circuler, le droit de travailler (pas de place pour nous dans la nouvelle
administration et impossibilité de cultiver nos terres confisquées),
l'accès aux soins (tous les hôpitaux sont albanais, sauf celui de
Mitrovica-Nord), l'éducation des jeunes. Actuellement, dans l'est du
Kosovo, 12 000 enfants n ont pas repris l école parce que la Kfor refuse
de protéger les bus scolaires Dès qu'on met le nez hors des enclaves,
c'est l'assurance d'être menacé, insulté, molesté, voire assassiné. Même
quand on ne sort pas, ils viennent nous provoquer. Par ailleurs, ils s'en
prennent à l'âme de notre peuple: la religion orthodoxe et le patrimoine
culturel. Il s'agit de rayer de la carte des siècles d'histoire. Depuis
1999, 115 églises ou monastères (dont certains bijoux médiévaux) ont été
dynamités ou incendiés. Les lieux de culte demeurant en secteur albanais
sont protégés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme à Mitrovica-Sud,
où une section de militaires grecs campe autour de l'église Saint-Sava.
Pourquoi les médias ne s'indignent-ils pas ?Pourquoi la Minuk ne
punit-elle pas les coupables? Pourquoi la Kfor réduit-elle son dispositif?
La réponse à ces questions, on ne la trouve jamais dans les discours
officiels. Sous couvert d'anonymat, un haut fonctionnaire de la Minuk
accepte néanmoins de nous livrer quelques clés :
- Le protectorat de l'ONU est un échec, mais personne n'ose l'avouer.
On n'a jamais arrêté et condamné un seul Albanais coupable de crime
ethnique. D'abord pour des raisons politiques : en 1999, les gentils
étaient les Albanais, et les méchants les Serbes Le triomphe du
politiquement correct. Les Albanais ont un sentiment d'impunité; les
Serbes, un sentiment d'injustice. Ensuite, pour des raisons techniques :
la KPS (service de police du Kosovo, 5 000 policiers) est essentiellement
constituée d'Albanais - souvent des anciens de l'UCK -, ce qui vous donne
une idée de sa partialité quand il s'agit de résoudre un problème
interethnique. Quant à la police de la Minuk, c'est la Tour de Babel: 4
000 hommes, de toutes nationalités (y compris les plus exotiques). Quand
ils arrivent, ils ne connaissent rien, ils ne restent que six mois. Ce qui
les intéresse, c'est la solde: entre 5 000 et 10 000 dollars mensuels (net
d'impôts), selon les pays d'origine. Imaginez un Zimbabwéen ou un
Malaisien qui débarque ici, c'est le jackpot. Pourquoi se décarcasser
? J'irais plus loin : est-ce que tous ces expatriés n'ont pas intérêt à ce
que le chaos perdure ?
Argent sale et trafics juteux
D'où l'absurdité de la situation : sous l'impulsion de l'ancien
administrateur de l'ONU au Kosovo, l'Allemand Michael Steiner (remplacé
par le Finlandais Harri Holkeri au mois d'août), les mesures sécuritaires
de la Kfor ont été allégées. Le fonctionnaire précité commente :
- C'est la méthode Coué : on veut se persuader que ça va mieux On
supprime l'effet en espérant que ça va supprimer la cause. C est ainsi que
la protection des bus scolaires a disparu. Résultat: les gosses serbes ne
vont plus à l'école.
Quant à la police de la Minuk, surnommée « police Benetton » (en raison
de ses équipages bigarrés) ou « police Coca-Cola » (à cause de ses 4 x 4
rouge et blanc), elle fait rire tout le monde (sauf les Serbes). Pendant
qu'elle traque les stationnements illégaux et les excès de vitesse avec un
zèle dont nous pouvons témoigner, les gros truands et les petites frappes
paradent dans les rues de Pristina. Devant le siège de la Minuk, des
Albanais douteux vendent des CD piratés et autres marchandises
contrefaites. Au bar du Grand Hôtel, les patrons mafieux vaquent à leurs
sordides magouilles (traite des blanches et trafic d'héroïne) pendant que
leurs hommes de main veillent sur la Mercedes blindée. Connu pour son parc
automobile (une concentration impressionnante de grosses cylindrées
allemandes, immatriculées en Suisse ou en Allemagne !) et ses bordels à
Moldaves, le Kosovo l'est aussi pour ses stations-service flambant neuves,
investissement idéal pour blanchir l'argent sale. Ou pour ses maisons
cossues que l'on voit pousser sur le bord des routes. Zone grise par
excellence, plaque tournante de la délinquance européenne, le Kosovo ne
manque pas d'argent.
Pourtant, l'Union européenne, que l'on a vu plus regardante en matière
de droits de l'homme, de protection des minorités ou de criminalité
organisée, l'arrose généreusement: 1,9 milliard d'euros versés depuis 1999
! Et Chris Patten, commissaire européen aux relations extérieures, vient
de le réaffirmer lors d'une visite à Pristina, le 11 septembre :
«Indépendamment de ce que sera son statut, l'avenir du Kosovo est en
Europe. » Avant ou après la purification ethnique ? Avec ou sans les
Serbes ?
Jean-Louis TREMBLAIS