Autrui, ennemi ou orphelin ?

 inter RELATION  l'Autre- le Proche

Sommaire :

Autrui, ennemi ou orphelin ?

 Levinas ... Autrui, en tant qu'autrui, n'est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas : il est le faible alors que moi je suis le fort; il est le pauvre, il est "la veuve et l'orphelin"

Hegel :....avait défini les modalités de la rencontre avec autrui : une lutte à mort.

L’image de l'Autre .... « Le rapport authentique entre l’homme et Dieu dépend de la relation d’homme à homme, dans laquelle l’homme assume la pleine responsabilité de sa relation, comme s’il n’y avait aucun Dieu sur qui pouvoir compter ».Emmanuel Levinas

 

 

 

LEVINAS : AUTRUI, ENNEMI OU ORPHELIN ?

http://cde.4.free.fr/fra/respedago/philosophie/690.htm

 

« La relation sociale n'est pas initialement une relation avec ce qui dépasse l'individu, avec quelque chose de plus que la somme des individus et supérieure à l'individu, au sens durkheimien.*1 (...) Encore moins le social consiste-t-il dans l'imitation du semblable *2.

Dans ces deux conceptions la sociabilité est cherchée comme un idéal de fusion. On pense que ma relation avec l'autre tend à m'identifier à lui en m'abîmant dans la représentation collective*3, dans un idéal commun ou dans un geste commun. C'est la collectivité qui dit "nous", qui sent l'autre à côté de soi et non pas en face de soi *4. C'est aussi la collectivité qui s'établit nécessairement autour d'un troisième terme qui sert  d'intermédiaire, qui fournit le commun de la communion. (...)

» A cette collectivité de camarades, nous opposons la collectivité du moi-toi qui la précède. Elle n'est pas une participation à un troisième terme - personne intermédiaire vérité, dogme, oeuvre, profession,  intérêt, habitation, repas - c'est-à-dire elle n'est pas une communion. Elle est le face à face redoutable d'une relation sans intermédiaire, sans médiation. Dès lors l'interpersonnel n'est pas la relation en soi indifférente et réciproque de deux termes interchangeables. Autrui, en tant qu'autrui, n'est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas : il est le faible alors que moi je suis le fort *a; il est le pauvre, il est "la veuve et l'orphelin".

» Il n'y a pas de plus grande hypocrisie que celle qui a inventé la charité bien ordonnée. Ou bien il est l'étranger, l'ennemi, le puissant. L'essentiel, c'est qu'il a ces qualités de par son altérité même. L'espace intersubjectif est initialement asymétrique. L'extériorité d'autrui n'est pas simplement l'effet de l'espace qui maintient séparé ce qui, par le concept, est identique, ni une différence quelconque selon le concept qui se manifesterait par une extériorité spatiale. C'est précisément en tant qu'irréductible à ces deux notions d'extériorité que l'extériorité

sociale est originale et nous fait sortir des catégories d'unité et de multiplicité qui valent pour les choses, c'est-à-dire valent dans le monde d'un sujet isolé, d'un esprit seul.

» L'intersubjectivité n'est pas simplement l'application de la catégorie de la multiplicité au domaine de l'esprit. Elle nous est fournie par l'Eros, où, dans la proximité d'autrui, est intégralement maintenue la distance dont le pathétique est fait, à la fois, de cette proximité et de cette dualité des êtres. Ce qu'on présente comme l'échec de la communication dans l'amour, constitue précisément la positivité de la relation : cette absence de l'autre est précisément sa présence comme autre. L'autre, c'est le prochain mais la proximité n'est pas une dégradation ou une étape de la fusion.»

Emmanuel LEVINAS,

"De l'existence à l'existant",

Paris, Vrin, 1986, pp. 161-163.

 

*1

-Pour le sociologue Emile Durkheim, la somme des individus, seule, ne peut pas constituer une société.

Il pensait la société et les faits sociaux en général, comme une entité à part entière, dépassant les individus et s'imposant à eux.

*2

Allusion à une conception qui décrit le monde social comme un ensemble d'individus s'imitant les uns les autres. Conception également décriée par Heidegger, pour qui le social est souvent l'occasion de soumettre l'individu à la dictature du "on". Le "on" étant le monde indifférencié des autres.

*3

Suivant les conceptions que dénonce Emmanuel Lévinas, le rapport que l'homme peut entretenir avec autrui ne se fait qu'au travers de la représentation d'un idéal de communion. Dans cet idéal, les particularités des individus s'effacent : les hommes sont semblables, ils participent de la même humanité.

*4

Emmanuel Lévinas oppose deux types de relation interpersonnelle. La première est celle du groupe d'individus. Ils se reconnaissent tous éléments d'un même ensemble humain. Ils sont "les uns à côté des autres".

La seconde est la relation interpersonnelle d'une personne avec une autre, l'une "en face de l'autre".

*5

La relation interpersonnelle, telle qu'on la rencontre dans un groupe social quelconque, a besoin d'un élément extérieur, d'un "troisième terme", qui sert de charpente au groupe. Un peu plus loin dans le texte, Emmanuel Lévinas donne des exemples de ce que peut être ce "troisième terme" : un dogme, une oeuvre, une profession ( Sartre donne un exemple très parlant de ce que peut être le comportement professionnel. En regardant évoluer un garçon de café dans son univers quotidien, il analyse les éléments qui font qu'un individu peut, pour entrer dans un cadre donné, renoncer à sa personnalité et jouer le seul jeu des règles et conventions professionnelles), etc...

 

 

 

*a *

AUTRUI ...ennemi .....HEGEL

 

Devant autrui, personne n'est indifférent. Le premier, Hegel avait défini les modalités de la rencontre avec autrui : une lutte à mort.

 

« 430. Une conscience de soi pour une autre conscience de soi est tout d'abord immédiate comme autre chose pour une autre chose. Je me vois en lui moi-même immédiatement comme Moi, mais j'y vois aussi un autre objet étant là (daseiendes *a1*) immédiatement, en tant que Moi absolument indépendant en face de moi. La mise de côté de l'individualité de la conscience de soi a été la première *a2*; par là elle n'a été déterminée que comme particulière *a3*. - Cette contradiction *a4*

lui inspire le désir de se montrer comme soi libre *a5*et d'être présente moi.

 

HEGEL : LA LUTTE DES CONSCIENCES

» 431. C'est une lutte; car je ne puis me savoir moi-même dans l'autre en tant que l'autre est pour moi une autre existence immédiate *a6*; mon but est donc de mettre de côté son immédiateté.

Je ne puis non plus être reconnu comme immédiat, sauf, en tant que je mets de côté en moi l'immédiateté et permets ainsi à ma liberté d'être-là. Or, cette immédiateté est aussi la corporéité de la conscience de soi, en laquelle elle possède comme en son signe et en son instrument son propre sentiment personnel et son être pour d'autres et son rapport qui, avec eux, la médiatise. (Dans le langage hégélien, la médiatisation est opposée à l'immédiateté. Ici, l'immédiateté de la conscience de soi (sa simple existence), contient à la fois "le sentiment personnel" de son existence, le sentiment "pour d'autres" de cette même existence, et enfin le rapport qui existe entre le sentiment de la conscience de soi et celui que les autres ont d'elle. La médiatisation est le jeu de va-et-vient, souvent contradictoire, entre ces deux sentiments. En l'occurrence, la médiatisation des consciences de soi entre elles prendra la forme de la lutte pour la reconnaissance. )

 

» 432. La lutte de la reconnaissance (Anerkennen) est à la vie et à la mort; chacune des deux consciences de soi met en péril la vie de l'autre et accepte pour soi cette condition, mais se met seulement en péril; en effet, chacune a aussi en vue la conservation de sa vie comme étant l'être-là de sa liberté.

La mort de l'une qui résout la contradiction d'un côté par la négation abstraite, grossière par conséquent de l'immédiateté, est ainsi, du côté essentiel, l'être là de la reconnaissance qui y est en même temps mise de côté, une nouvelle contradiction, supérieure à la première.

» 433. La vie étant aussi essentielle que la liberté, la lutte se termine tout d'abord, comme négation exclusive, par cette inégalité que l'un des combattants préfère la vie et se conserve comme conscience de soi individuelle, mais renonce à être reconnu libre, tandis que l'autre maintient son rapport à lui-même et est reconnu par le premier qui lui est soumis; c'est le rapport de la domination et de la servitude. Remarque. La lutte pour la reconnaissance et la soumission à un maître est le phénomène d'où est sorti la vie sociale des hommes, en tant que commencement des Etats. La violence qui est au fond de ce phénomène n'est point pour cela fondement du droit quoique ce soit le moment nécessaire et légitime dans le passage de l'état où la conscience de soi est plongée dans le désir et l'individualité, à l'état de la générale conscience de soi. C'est là le commencement extérieur ou phénoménal des Etats, mais non leur principe substantiel.

G.W.F. HEGEL,

"Précis de l'Encyclopédie des Sciences Philosophiques".


 

*a1*

Le mot allemand "daseiendes" signifie littéralement "étant là".

Cette terminologie sera réutilisée par Heidegger pour caractériser, dans son maître-livre "Etre et temps", le destin de l'homme.

« Le distancement caractéristique de l'être-avec-autrui implique que l'être-là se trouve dans son être-en-commun quotidien sous l'emprise d'autrui. Il n'est pas lui-même, les autres l'ont déchargé de son être. Les possibilités d'être quotidiennes de l'être-là sont à la discrétion d'autrui. Autrui, en ce cas, n'est pas quelqu'un de déterminé. N'importe qui, au contraire, peut le représenter. Seule importe cette domination subreptice d'autrui, à laquelle l'être-là, dans son être-avec-autrui, s'est déjà soumis. Soi-même, on appartient à autrui et l'on renforce son empire. "Les autres", que l'on nomme ainsi pour dissimuler le fait que l'on est essentiellement l'un d'eux, sont ceux qui, dans l'existence commune quotidienne, se trouvent "être là" de prime abord et le plus souvent.

» En usant des transports en commun ou des services d'information (des journaux par exemple) chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun dissout complètement l'être-là qui est mien dans le mode d'être d'"autrui", en telle sorte que les autres n'en disparaissent que davantage en ce qu'ils ont de distinct et d'expressément particulier. Cette situation d'indifférence et d'indistinction permet au "On" de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s'amuse; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l'art, comme on voit et comme on juge; et même nous nous écartons des "grandes foules" comme on s'en écarte; nous trouvons "scandaleux" ce que l'on trouve scandaleux. Le "On" qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d'être. (...)

» Le "On" se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober si l'être-là est acculé à quelque décision. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à

prendre, il retire à l'être-là toute responsabilité concrète. Le "On" ne court aucun risque à permettre qu'en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n'importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : on l'a voulu, mais on dira aussi bien que "personne" n'a rien voulu.»


Martin HEIDEGGER,

"l'Etre et le Temps" (1927),

Paris, Gallimard, 1964, pp. 158-160.

*a2*

Devant l'autre, la conscience de soi a reconnu un "moi" semblable à

elle-même. Ce faisant, elle a "mis de côté" sa propre individualité.

Avant de rencontrer autrui, la conscience de soi se vise comme une

totalité (les mots "individualité", et "individu" signifient "qu'on ne peut

pas diviser"). Face à autrui, cette totalité fait l'épreuve de ses

limites. Autrui, bien que semblable à moi, ne fait pas partie de mon

individualité.

 

*a3*

L'individualité qui reconnaît, en face d'elle-même, une autre individualité, ne peut plus se considérer comme une totalité. Autrui est là, existe immédiatement comme une limitation de mon individualité.

La conscience de soi se vise alors elle-même comme "particulière". C'est-à-dire qu'elle n'a plus grand chose à voir avec l'universalité de l'individualité.

Pour retrouver cette universalité, la conscience de soi demandera à être reconnue, par la conscience de soi d'autrui, pour revenir à son statut d'individualité.

*a4*

Il y a contradiction dans la conscience de soi. Elle se voit à la fois comme une individualité (c'est-à-dire une totalité universelle) et comme une particularité (c'est-à-dire une entité limité par l'existence

d'une autre conscience de soi). La contradiction interne est le moteur de la philosophie hégélienne.

C'est grâce à elle que les concepts hégéliens se développent; en prenant appui sur les insuffisances et les contradictions internes des premières thèses.

*a5*

La conscience de soi devant autrui s'est retrouvée limitée. Elle a tendance à ne plus se considérer comme une individualité libre. Il faudra donc, pour retrouver ce statut, qu'autrui la reconnaisse comme telle.

*a6*

C'est-à-dire que je ne puis me reconnaître en l'autre si cet autre est d'abord visé comme essentiellement différent de moi. Ce qui empêche la reconnaissance, c'est l'existence physique de l'autre en face de moi (existence que Hegel appelle "immédiateté") et qui m'est radicalement étrangère.


 

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texte hébergé en  02/04

 

Voir aussi :

Si l'homme, animal politique, est l'ennemi de l'homme ou son ami...... Charles Maurras

 

mes notes :

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