.....chacun, aujourd’hui, souffre plus
ou moins confusément de se sentir "séparé": séparé de lui-même à
travers la dualité du corps et de l’esprit, séparé des autres par les
ravages de l’individualisme, séparé de son environnement naturel. La
société part en vrille, elle s’autonomise par rapport à son milieu et perd
tout repère; elle a désenchanté le monde et semble errer sous un ciel
vide. La dévastation des paysages et des ressources naturelles, les
aberrations architecturales et urbanistiques, sont les signes les plus
évidents d’un dysfonctionnement grave et profond dans la relation de
l’homme moderne au monde. Cette soif de sens, certains tentent de
l’apaiser par une idéalisation inconditionnelle de la nature, par une
adhésion à un mysticisme fumeux, par un rejet du rationnel aussi nocif que
ce qu’il prétend contrer. ....
.....
"C’est par les sens que nous avons du sens"
.... ni la chose, ni le signe ne tirent
la couverture à eux – l’auteur rappelle que le mot "concret" vient
du latin concrescere, qui veut dire "grandir ensemble": il
croit au "grandir-ensemble des devenant-humains, des devenant-mots et
des devenant-choses".
Le cheminement physique se confond
avec celui de la pensée: la forme du livre est
en parfaite adéquation avec sa thèse. Aucune opposition entre sensualité
et cérébralité; au contraire: "C’est par les sens que nous avons du
sens, que nous avons accès aux choses", écrit Berque. Il rappelle que
le terme "esthétique" vient du grec aisthêsis, qui signifie
"faculté de sentir, de percevoir par les sens". Descartes le
traduisait par "sentiment". "Or, écrit-il, pour le
dualisme moderne, le sentiment est cela même dont il faut s’abstraire afin
d’établir le point de vue scientifique (…). Pourtant Descartes,
tout en posant les conditions de la rigueur scientifique dans ses
Principes de philosophie, reconnaissait que le sentiment est "notre
vie elle-même". Effectivement; car les cadavres n’ont plus
d’aisthêsis. L’idéal du point de vue de la médiance [la
relation de l’être humain à son milieu], contrairement au dualisme
moderne, c’est d’arriver à penser rigoureusement à partir de notre vie
elle-même, au lieu de s’en abstraire. C’est en effet la logique la plus
vraie, dans la mesure du moins où nous ne sommes pas encore des cadavres."
Ailleurs, il souligne, s’appuyant sur les thèses de Merleau-Ponty et de
Lakoff & Johnson, que "c’est notre corps qui pense", notre
conscience n’étant à cet égard que "la partie émergée de l’iceberg".
Tout cela, en se reflétant dans la forme
même de son travail, donne, on l’imagine, des passages d’une grande poésie
– le lecteur se retrouve alors dans la situation de l’alpiniste essoufflé
par une escalade difficile, qui voit s’offrir à lui, en récompense de ses
efforts, un paysage splendide à contempler. Le "poème du monde",
c’est d’ailleurs ainsi que les Anciens baptisaient le résultat de
l’interaction entre l’être humain et son environnement. Berque écrit dans
son introduction: "Si l’œuvre humaine a un rôle dans le poème du
monde, un rôle nécessaire, elle perd tout son sens lorsqu’elle prétend
s’en détacher. Nécessaire, elle l’est parce qu’en disant le poème, elle le
porte plus loin; mais nullement suffisante, car elle ne serait rien si le
poème ne la portait déjà, comme une houle plus longue et plus profonde
porte une vague au déferlement qui la dépasse elle-même." On vous
avait prévenu que c’était beau…
La pensée s’enracine dans la chair, dans
les lieux, mais elle se déploie aussi dans le temps.....
.…
L’écoumène: "Une imprégnation réciproque du lieu
et de ce qui s’y trouve"
Mais peut-être serait-il temps
d’expliquer enfin ce qu’est l’écoumène. Le terme vient du verbe grec
oikeo, qui signifie habiter – il a donc la même étymologie qu’écologie
ou économie. Les auteurs grecs l’utilisaient pour distinguer la
terre habitée des déserts. Dans la géographie moderne, il signifie la "partie
de la terre occupée par l’humanité". Berque, lui, l’emploie pour
désigner la "relation d’un groupe humain à l’étendue terrestre". Et
ce qui caractérise cette relation, c’est une "imprégnation
réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve": "Dans l’écoumène,
le lieu et la chose participent l’un de l’autre. Dans un espace abstrait,
en revanche, la chose peut être située ici ou ailleurs, cela n’affecte pas
son être; et réciproquement, le lieu est définissable indépendamment de la
chose, par exemple en géométrie par des coordonnées cartésiennes, ou sur
le globe terrestre par des méridiens et des parallèles." En grec, deux
mots signifient lieu: topos et chôra. Le premier
désigne le lieu cartographiable; le second, le lieu existentiel. Dans la
chôra, l’être humain et son milieu s’engendrent et se façonnent
l’un l’autre en un mouvement incessant. La chôra, dit Berque, est à
la fois "empreinte et matrice"; elle "accueille et engendre".
Elle est "un lieu dynamique, à partir de quoi il advient quelque chose
de différent, non pas un lieu qui enferme la chose dans l’identité de son
être". Ce qui ne signifie pas pour autant que le topos, le lieu
cartographique, soit une notion à balayer: "Dans la réalité de
l’écoumène, tout lieu tient des deux à la fois; mais la modernité ne fut
que cartographe."
On pense tout de suite à Le Corbusier,
et à sa conception de l’espace comme d’une abstraction où sont posés des
objets qui pourraient tout aussi bien être ailleurs. L’architecte parlait
de la maison comme d’une "machine à habiter". A son propos, Berque
écrit: "Ainsi se résolvent tout foyer, tout horizon, tout embrayage
symbolique à la terre comme au ciel, dans la pure métricité du mètre carré
pour le mètre carré." Il retrace les étapes successives par lesquelles
l’Occident, avec une constance troublante, s’est toujours davantage
détaché de son milieu: très tôt, il décide qu’il n’y a "rien à voir
dans le monde", que la vérité est à chercher ailleurs – c’est déjà le
postulat de l’idéalisme platonicien. On se défie du monde physique:
soit on l’ignore, soit on cherche à le dominer et à le contraindre pour le
corriger – alors qu’aux origines d’une autre grande civilisation,
la civilisation chinoise, au contraire, la vérité est dans les
choses. Berque cite une description du temple grec de Sageste, en
Sicile, construit au cinquième siècle avant Jésus-Christ: "La nature
est désordre. La perfection géométrique de ce temple, seule, émerge à la
lumière du divin. (…) Le temple pur et froid s’élevait, triomphe du
nombre, de la géométrie et de la technique, au milieu du désordre et
l’indifférence." Et il commente: "Entre l’ordre divin et l’ordre
humain, ne fonctionne pas la mutuelle correspondance que l’on vient de
voir [dans le livre] à propos de la Chine. A la place: la
projection d’un ordre idéel sur la face de la terre; ordre dont la
transcendance est symbolisée par le fait que, dans cette architecture,
tout est affaire de proportion, non pas d’échelle. (…) Les Grecs ne
mettaient pas leurs temples en rapport avec la taille humaine. Ils les
concevaient selon les lois de leurs proportions intrinsèques. La taille
des portes ou des marches, par exemple, variait selon celle de l’édifice,
non pas en référence à la taille humaine."
Accrochez-vous au pinceau, la modernité enlève
l’échelle
C’est avec cet abandon de l’échelle au
profit de la proportion que l’être humain commence à creuser cet abîme,
qui ira en s’élargissant, entre lui et la nature, s’obligeant ainsi à un
grand écart de plus en plus douloureux. L’un des sens d'échelle,
raconte joliment Berque, était autrefois celui de port;
l'échelle, c'était ce qui permettait, dans les îles grecques, de monter
dans un bateau, de voguer vers d’autres ports, et de découvrir d’autres
mondes à mettre en relation avec le sien ("lieu où l’on pose une
échelle pour débarquer, port, escale", confirme le Petit Robert.
Au XVIIe siècle, les "échelles du Levant", c’étaient les ports de
Turquie et d’Asie Mineure, et les "échelles de Barbarie", les ports
d’Afrique du Nord…). C’est ce qui permettait d’échapper à l’enfermement, à
l’insularité, et de s’ouvrir à l’autre. En retirant l’échelle, l’homme
occidental s’est donc condamné à l’Un; il s’est enfermé dans un
système qui fonctionne en circuit fermé, qui exclut l’altérité, et qui le
coupe de son environnement – qui le coupe de l’écoumène. "L’échelle,
c’est ce qui rapporte la grandeur de l’édifice non seulement à la taille
humaine, mais aux réalités du monde sensible. Cela n’est pas le cas de la
proportion, qui réfère la forme à elle-même ou à d’autres formes relevant
d’un même système, lequel peut être totalement abstrait. Au contraire,
l’échelle ramène au concret."
Affirmer la nécessité de l’échelle ne
relève pas de la nostalgie d’un âge d’or fantasmé. Du mouvement moderne en
architecture et en urbanisme, Berque écrit, histoire de mettre les choses
au point: "Posons d’abord qu’il était mû par l’idéal qui aura fait la
grandeur de la modernité – fondamentalement, la volonté de libérer l’être
humain des jougs, naturels ou non, sous lesquels le maintenait la
tradition. Cet idéal, celui de Descartes, doit rester le nôtre. Néanmoins,
nous devons, en la matière, nous libérer du joug que le mouvement moderne,
à son tour, nous a imposé en absolutisant "l’espace"; c’est-à-dire en
oubliant l’échelle pour la proportion, donc en effaçant l’horizon, et en
coupant de ce fait le lien – vital pour les humains, essentiel pour
l’architecture et la géographie – que la géométrie doit garder avec la
non-géométrie de l’étendue concrète et des affaires humaines." Car la
relation écouménale n’est "point seulement archaïque ou originelle (à
notre origine); mais originaire (au fond de notre être), et grosse d’un
paradigme relationnel périmant le dualisme moderne".
Un paysage? Où ça?
Très vite, l’Occident a établi qu’il y
avait "incommensurabilité entre l’esprit et le monde". "Rien
n’est admirable en dehors de l’esprit, écrivait Sénèque; rapporté à
sa grandeur, rien n’est grand." Plus tard, Saint-Augustin décrète
qu’il faut choisir entre le spectacle du monde et celui de notre
conscience; que l’absolu réside en nous-mêmes et nous n’y avons accès que
dans la mesure où nous ne sommes pas dans le monde. Dans Les
Confessions, on lit: "Et les hommes s’en vont admirer les cimes des
montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les
plages sinueuses des océans, les révolutions des astres, et ils se
détournent d’eux-mêmes." Le christianisme "disqualifie le monde
phénoménal": "Là commence la réification du monde." Tout cela
fait que l’Europe ne découvre le paysage que plus de mille ans après la
Chine… Dans un article consacré aux expositions de peinture qui foisonnent
actuellement sur le thème du paysage, Télérama soulignait récemment
(25 avril 2001) que ce thème n’était apparu qu’au XVIIe siècle – et qu’il
avait encore fallu deux siècles de plus pour que le peintre se décide à
poser son chevalet en plein air: "L’éveil de cette sensibilité semble
tardif, mais on réalise mal aujourd’hui à quel point on se désintéressait
jusqu’alors de l’environnement. Les descriptions de paysages dans la
littérature sont quasi inexistantes avant Jean-Jacques Rousseau, au XVIIIe
siècle. Et encore, en son temps, il fait figure d’exception. Dans les
trois mille pages de son journal, Casanova, qui, à la même époque,
sillonne l’Europe frénétiquement, semble ne jamais jeter un coup d’œil par
la fenêtre de sa berline – où il est sans doute fort occupé, certes."
A l’inverse, souligne Berque, la
dynamique chinoise est "mondanisante": elle invite à "se fondre
aux phénomènes". Il l’illustre par des extraits commentés, souvent
sublimes, de la poésie chinoise, laquelle sait rendre "le mouvement
même de l’existence qui nous porte au-delà de nous-mêmes à la rencontre
des choses", et sait confondre "le sentiment et la chose, la
personne et la scène", afin de "restituer son unité à l’avènement
du phénomène". Cette fusion avec le monde se reflète dans la langue
même: "Il n’est pas vain qu’en français, comme en anglais ou en grec,
etc., l’on puisse poser l’être de "je" indépendamment du monde. En effet,
je dis (que je suis) "je" en toute circonstance et en tout lieu; ce qui
n’est pas le cas par exemple en japonais, où l’expression correspondante
varie selon la situation." Dans un autre de ses livres, intitulé
Médiance, il renchérit: "Nulle part cette construction du regard
n’a été menée aussi loin qu’en Chine, la civilisation paysagère par
excellence. Aucune civilisation plus que la chinoise, en effet, n’a
travaillé à reconnaître, définir, instituer, reproduire les lignes
maîtresses de son regard sur l’environnement. (…) L’une des idées
fortes de cette cosmologie, c’est qu’un même souffle vital ou
énergétique, le qi, circule dans l’homme et les
choses. L’art du géomancien, celui du peintre, du médecin, visent à
gérer ce souffle chacun à sa manière. Pour le géomancien, cela consiste à
interpréter correctement la topographie, de façon à ce que les bâtiments
ne contrarient pas l’écoulement du souffle, mais au contraire en
bénéficient. Pour le peintre, à s’imprégner de la dynamique du paysage
grandeur nature, en la méditant, pour ensuite – à l’atelier – en exprimer
fidèlement les lignes essentielles par les traits du pinceau dans le
paysage-image. (…) En fait, il s’agit, dans l’un et l’autre cas,
de sentir et d’exprimer avec justesse la correspondance organique du
macrocosme (la nature) avec le microcosme (l’homme); d’agir en accord avec
la dynamique d’un accomplissement général."
Tout cela, à la lecture, on a le
sentiment que l’Occident contemporain, ayant la conscience cuisante de ses
propres manques, le jalouse plus ou moins obscurément. Il importe des
éléments de ces cultures traditionnelles exotiques, mais reste impuissant
à en faire un usage autre que marchand: le fengshui, ou sitologie –
"science des lieux" -, c’est-à-dire, selon la définition qu’en
donne Berque, "le choix d’une orientation et d’un emplacement
auspicieux pour les constructions humaines de toute échelle", nouvelle
marotte des rédactrices de mode et des décoratrices d’intérieur, fait le
bonheur des magazines féminins. Quant au Zen, il représente aujourd’hui ce
qu’il y a de plus suprêmement désirable dans l’idéal du bien-être et du
bonheur modernes. La preuve: il est devenu un nom de parfum.
En deçà et au-delà de l’horizon
Cette intuition de la correspondance
entre toutes les choses qui cohabitent sous le ciel, ne serait-elle qu’une
pittoresque et sympathique superstition asiatique? Sûrement pas. Berque,
qui partage cette conviction que "nous n’existons que dans notre
rapport au monde", fait état des travaux de plusieurs
scientifiques qui tous postulent que "la relation précède l’essence".
Le biophysicien américain Harold Morowitz écrivait en 1970: "Toute
chose vivante est une structure dissipative, c’est-à-dire qu’elle ne dure
pas en soi, mais seulement en tant que résultat du flux continuel de
l’énergie dans le système. De ce point de vue, la réalité des individus
pose problème parce qu’ils n’existent pas [en eux-mêmes] mais seulement
comme des perturbations locales dans ce flux d’énergie universel."
Le physicien quantique D’Espagnat définit quant à lui la belle notion de
"réel voilé": "Le réel est voilé, résume Berque,
par son irréductible relation à l’intersubjectivité humaine (c’est-à-dire
à l’ensemble des observateurs, si objectifs qu’ils puissent être
individuellement par le respect des protocoles d’expérience). Plus
simplement dit, D’Espagnat parvient à l’idée non cartésienne que l’objet
ne peut être séparé du sujet que jusqu’à un certain point."
Cela, la civilisation chinoise
l’avait pressenti, mais sa faiblesse est de ne pas avoir su dépasser
l’horizon: elle s’est concentrée sur ce qui se passait en deçà, sur les
phénomènes, sur le paysage qui s’offrait aux sens, et a ignoré les lois
invisibles qui régissent "l’universalité du monde physique objectif".
L’Occident, lui, s’est désintéressé de la topographie particulière
qui lui était échue: refusant d’admettre la frontière de l’horizon,
rejetant les "faussetés" qui régnaient en deçà et cherchant la
vérité au-delà, il a tenté de l’abolir en "absolutisant" et en
homogénéisant l’espace. Chacun a eu tort: "Dans l’écoumène, il y a
toujours, simultanément, des vérités en deçà et au-delà de l’horizon",
rappelle Berque. Il faut donc tenir compte des deux. Universel et
particulier ne s’opposent pas; mais l’Occident n’a voulu tenir compte
que du premier. Plutôt que l’universalisme, il a pratiqué ce que Berque
appelle l’universion, c’est-à-dire la réduction du divers à l’Un. "La
diversité des phénomènes, voilà en effet l’obstacle à vaincre pour
atteindre à l’universel. Or l’abolition du divers, c’est un coup de force
envers le monde sensible. (…) L’histoire montre que l’universion
comporte souvent l’élimination d’autrui, selon une échelle allant de la
violence symbolique envers les déviants jusqu’au génocide massif. (…)
Il y a cependant, pour ce faire, une voie moins directement violente;
et c’est celle que, dans l’ensemble, a suivie la modernité: supprimer la
chôra qui, ontologiquement, est nécessaire à la genesis [la
singularité de l’être relatif]; autrement dit, neutraliser le
déploiement des lieux singuliers de l’écoumène au bénéfice d’un espace
universel."
Le monde moderne: un magasin de surgelés
On se souvient que la chôra est "un
lieu dynamique, à partir de quoi il advient quelque chose de différent,
non pas un lieu qui enferme la chose dans l’identité de son être". En
la supprimant, la modernité a pratiqué ce que Berque appelle un "arrêt
sur objet": "Arrêt de quoi? Arrêt du mouvement existentiel qui
investit notre être dans les choses et de ce fait les humanise, tout en
faisant d’elles, corrélativement, la forme concrète de notre existence."
"Cette spatialisation, dit Berque, a fait taire le chant du
monde. Elle en a figé le poème, en le vidant de sa poésie." A la place
de l’écoumène, on se retrouve alors avec une "collection d’identités
fixes", ou un "magasin de surgelés". Ce qui bien sûr vaut
autant pour les êtres humains que pour les choses. "Une collection
d’identités fixes", c’est ce à quoi l’Occident moderne et le système
économique qui lui est inhérent, le capitalisme, réduisent les êtres.
On pense aussi à la phrase de Raphaël Tisserand, le cadre aliéné et écrasé
de solitude d’Extension du domaine de la lutte, de Michel
Houellebecq: "J'ai l'impression d'être une cuisse de poulet sous
cellophane dans un rayon de supermarché." En perdant l’échelle,
l’homme moderne a "décosmisé" le monde et l’être humain lui-même.
Il a fait de la chose un pur objet, devenu un fétiche dans la société de
consommation. Il a aussi fétichisé son corps: "Cette décosmisation de
la corporéité humaine en a déplacé le foyer vers le corps lui-même, devenu
dans notre société de consommation, selon l’expression de Jean
Baudrillard, un "objet de salut"." Ainsi s’est perdu le sens de
l’existence humaine. Et de citer Nietzsche: "Malheur! Il vient, le
temps où l’humain n’enfantera plus d’étoile."
Cette sérialisation, cette succession
d’"arrêts sur objet", présentée comme un sommet de rationalité, est
pourtant fausse. "Ce n’est pas la réalité de l’écoumène, laquelle est
un perpétuel engendrement, non seulement des choses, mais de nous-mêmes
avec elles", insiste Berque. Depuis Einstein, on sait que l’idée de
l’abolition de l’horizon, qui a conduit à abolir la chôra, est non
seulement néfaste, mais inepte: "La relativité einsteinienne a entraîné
la nécessité de "re-clore l’Univers", c’est-à-dire de poser que sa taille
(son espace-temps) n’est pas infinie, ou plus exactement qu’elle a un
"bord". Autrement dit, l’univers a un horizon." Scoop! Dans
Médiance, Berque souligne un autre fait nouveau: la préoccupation
écologique. L’être humain a récemment pris conscience du fait que les
ressources et la résistance écologiques de la terre n’étaient pas
infinies, et qu’il avait trop longtemps "confondu une généralité
relative (l’espace disponible sur Terre) avec une généralité absolue
(l’espace universel)". Du coup, l’horizon est réhabilité, comme une "prise
essentielle de la réalité". Corrélativement, "le régional, le
vernaculaire, les particularismes ont cessé d’être passéistes; ils
émergent à l’actuel et revendiquent l’avenir". Même si Berque ne
s’attarde pas sur la question, il y a sans doute là de quoi apporter de
l’eau au moulin des régionalismes intelligents, capables d’ouvrir sur
l’universel, dans leur lutte contre les excès du centralisme et du
jacobinisme à la française. Aujourd’hui, s’offre à nous la possibilité de
reconnaître enfin la Terre comme une réalité sensible, et cela, "du
fait même que nous en connaissons mieux [à travers la science] la
réalité factuelle". "Il ne s’agit pas d’un simple retour de
balancier, affirme Berque, mais d’un dépassement."
En somme, s’offre à nous la possibilité d’habiter, pour la
première fois, à la fois en deçà et au-delà de l’horizon.
"La pulsation existentielle qui fait
que le monde nous importe"
Mais voyons d’un peu plus près les
modalités de cette fameuse relation écouménale. Berque rapporte son
échange de vues avec l’astrophysicien Kenneth Brecher, un jour, dans les
couloirs d’un hôtel japonais, à propos de "l’être" d’un crayon
sorti de la poche de l’astrophysicien (on imagine la scène…). Alors que
son interlocuteur se contente de localiser l’objet, de déterminer sa
masse, ses composants, etc., le géographe, lui, l’examine et conclut: "C’est
une chose pour écrire!" Et il détaille tout ce que cela implique: des
systèmes symboliques – l’écriture et la parole, et donc des relations
humaines; des forêts pour le bois, du carbone cristallisé pour la mine; du
papier, sans quoi le crayon ne sert à rien… Le crayon vient de la forêt de
Scandinavie d’où est issu son bois, et finira dans l’atmosphère après son
passage par l’incinérateur public; dans l’intervalle, il aura laissé des
traces sur du papier, ainsi que biologiquement dans les neurones des gens
qui auront lu le texte qu’il aura servi à tracer… Cela, Berque le définit
comme la "trajectivité" du crayon. "Ce fil d’Ariane
ontologique qu’est la trajectivité de mon crayon, comme celle de toute
chose dans l’écoumène (y compris les moins matérielles), d’aiguille en
fil, remonte à l’origine du monde, et de fil en aiguille c’est à sa fin
qu’il mène. De l’une à l’autre elle va nécessairement, par le crayon qui
est là. Couper ce fil en ne considérant que le topos du crayon,
c’est donc non seulement abstraire celui-ci du monde, mais c’est aussi
contribuer à découdre le monde."
Ni la pure objectivité, ni la pure
subjectivité ne sont satisfaisantes pour définir la réalité; pour sortir
de ce dualisme simpliste, et désigner de façon appropriée la façon dont
toutes les choses et tous les êtres, dans l’écoumène, sont "cousus
ensemble", Berque propose donc ce troisième mode qu’est la "trajectivité".
Le corps de l’être humain, affirme-t-il, est double: c’est à la fois un
corps animal, et ce qu’il appelle un "corps médial". Le corps
médial, c’est la partie de nous-même qui est "investie dans
l’environnement par la technique et par le symbole". Cette
cohabitation du corps animal et du corps médial, "qui étend notre être
du foyer du corps animal jusqu’à l’horizon de notre monde", c’est ce
qu’il définit comme notre "médiance": notre relation
particulière à notre milieu. Explication: "La technique est bel et bien
une extériorisation, qui prolonge notre corporéité hors de notre corps
jusqu’au bout du monde; mais le symbole est au contraire une
intériorisation, qui rapatrie le monde au sein de notre corps. Quand le
robot Sojourner saisit cette pierre, là-bas sur Mars, il prolonge, grâce à
la technique, le geste ancestral de l’Homo habilis, qui, voici deux
millions d’années, investit dans un galet aménagé, tenu à bout de bras,
une fonction jusque-là uniquement exercée par les incisives au-dedans de
la bouche. Mais inversement, c’est avec ma bouche, ici et maintenant, que
je parle de Mars et de Sojourner, qui sont loin dans l’espace, et d’Homo
habilis, qui est loin dans le temps. Je peux le faire grâce à la fonction
symbolique, laquelle, sous ce rapport, consiste donc à rendre présentes
au-dedans de mon corps des choses qui en sont physiquement éloignées.
Cela, ce n’est pas une projection; c’est, tout au contraire, une
introjection. La trajection, c’est ce double processus de projection
technique et d’introjection symbolique. C’est le va-et-vient, la pulsation
existentielle qui, animant la médiance, fait que le monde nous importe. Il
nous importe charnellement, parce qu’il est issu de notre chair sous forme
de techniques et qu’il y revient sous forme de symboles. C’est en cela que
nous sommes humains, en cela qu’existe l’écoumène, et c’est pour cela que
le monde fait sens."
"Reconnaître la part de nous-mêmes qui
est dans les choses"
"L’être de l’humain s’étend hors de
lui-même": c’est en cela qu’il est "un être géographique",
comme le postulait l’auteur dès les premières lignes d’Ecoumène.
Tout cela a l’implication assez troublante de nous confondre dans une
certaine mesure avec les choses – de quoi horrifier l’homme moderne, qui
tient par-dessus tout, pour se sentir libre, à délimiter clairement les
frontières, à se sentir à la fois distinct des autres et distinct des
choses. (Mais n’est-ce pas là plutôt une illusion de liberté qui mène, au
contraire, à un esclavage? C’est une autre question…) "Vis-à-vis [des
objets], nous ne sommes pas comme la substance pensante (res cogitans)
devant la substance étendue (res extensa), sur laquelle se
projetterait unilatéralement son activité, psychique au premier chef et,
par acte de volonté, conséquemment physique. Nous participons
ontologiquement de cette relation, comme en participent les choses de
notre milieu; ce qui signifie que notre être et le leur se chevauchent ou
même s’identifient dans une certaine mesure. Nous avons donc avec ces
choses un rapport bien plus complexe et plus mouvant que la simpliste
dualité sujet/objet." Et cela, tout simplement parce que nous sommes
liés à elles par des siècles et des siècles d’histoire, qui ont fini par
rendre cette relation inextricable. "Les choses, écrit Berque,
rassemblent dans leur concrétude ce qui a fait que nous sommes devenus
humains: d’avoir instauré avec elles, par le geste et la parole, un
commerce qui les a investies de notre humanité. C’est pour cela que nous
nous attachons à elles, alors que nos cousins primates, qui sont bien
assez malins et adroits pour s’en servir à l’occasion (…), les
rejettent après chaque opération, et n’en ont donc jamais fait de
véritables outils. C’est qu’ils n’en ont guère besoin; leur corps
superbement adapté leur suffit. Le nôtre, incapable à tant d’égards, ne
nous suffit plus depuis ces milliers de siècles que dura notre genesis,
et de jour en jour il nous suffit moins. C’est pour cela que nous avons
besoin des choses et leur confions une part toujours plus ample de
nous-mêmes, tandis que notre corps médial ne cesse de grandir avec elles,
repoussant les contours du monde."
"Reconnaître la part de nous-mêmes
et de nos semblables qui est dans les choses",
comme il le prône, c’est peut-être effrayant au premier abord; mais si on
y regarde à deux fois, cela offre au contraire des perspectives
enthousiasmantes. Si nous faisons partie des choses et si les choses font
partie de nous, cela change un peu, par exemple, notre manière d’envisager
l’architecture et l’urbanisme: "Nos villes nous représentent. Elles ne
sont pas dissociables de notre être. Leurs formes sont le visage de notre
corps médial. Il n’y a qu’à voir avec quelle sensibilité ces formes,
partout sur la terre, traduisent les structures sociales et leur
évolution." Du coup, construire n’importe comment, planter quelque
part un bâtiment qui rompt brutalement avec l’harmonie de ceux qui
l’entourent, c’est exactement la même chose que de "boxer les gens pour
prendre leur place dans l’autobus", et cela devrait nous paraître
aussi incongru. Berque cite même un célèbre architecte japonais
contemporain (la distinction entre Extrême Orient et Occident dans ce
domaine est bien sûr devenue caduque, l’Occident ayant imposé dans le
monde entier sa conception de l’espace), Takamatsu Shin, qui se vante de
pratiquer une "architecture tapageuse", et de ne jamais mettre les
pieds sur les terrains où il va construire, "pour ne pas risquer de se
faire influencer par les formes voisines"… Or, dit Berque, "respecter
les formes de la ville n’est pas verser dans la copie; c’est respecter les
gens. Ce n’est pas reproduire des objets; c’est correspondre avec les
partenaires passés, présents et futurs dont ces formes sont le corps
médial. (…) Cela, " c’est plus exigeant que le parti
moderne: dévaster ou muséifier. Apprendre à raisonner en fonction de
notre corps médial, telle est la tâche que nous assigne Ecoumène,
après nous avoir convaincu de sa pertinence et de sa réalité. "Tant
socialement qu’individuellement, c’est-à-dire comme concitoyens, nous
devons prendre en compte notre corps médial dans l’unité trajective de sa
triple dimension technique, écologique et symbolique; alors que nous le
pensons et le traitons comme un simple agrégat de topoi, là dehors
dans l’étendue, inorganique et désintégrée par le dualisme, ainsi que
l’exprime la croissante incohérence de nos paysages." A la clé, se
trouve la possibilité d’"atteindre une harmonie dans la relation des
sociétés humaines à l’étendue terrestre". Car "l’existence
humaine atteint sa vérité quand le souffle du corps animal et celui du
corps médial sont à l’unisson".
Mona Chollet
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