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Présentation :...
Je
découvre cet auteur grâce au professeur de philosophie AC, auquel
j'avais soumis le 20.01.2010 mon texte très partiel de l'homme
trinitaire.
A la suite de
la citation de Simone Weil :
« Il n'est
pas dit : aimez Dieu, et le prochain pour l'amour de Dieu. Mais : le
prochain comme toi-même, et les deux commandements sont un.
Donc :
quiconque aime authentiquement Dieu, même s'il croit avoir oublié les
créatures, aime les hommes sans le savoir.
Quiconque aime le prochain comme lui-même, même s'il nie l'existence
de Dieu, aime Dieu.. » Simone Weil
Le professeur
me fait cette remarque :
" Oui, mais
ses paradoxes étaient comme autant de poteaux indicateurs sur la route
où G. THIBON l'avait conduit ! ... de l'ancien testament au
nouveau testament - Ce cap est passé et dépassé -
Je prévois de
revenir sur ces propos avec le professeur .... vais lui écrire .. cela a
été fait ... sans réponse de sa part....enfin merci pour sa remarque
...pour cette belle découverte ... de l'amour individuel de l'Absolu ...
...dualiste ....
Extraits :
Gustave THIBON : l'Incarnation.
«La fonction la plus haute de la culture - au
sens le plus large du mot qui inclut les sciences et les techniques -
est de réduire (ne pas confondre avec minimiser) le divin et le sacré à
ce noyau infinitésimal - reflet de l'infini dans le fini - qui, par sa
transcendance même, échappe aux limites de toute culture. »
5
«La perte de l'âme est indolore.» «il
faut transformer l'échec en épreuve»
«Toute ascension se nourrit d'une douleur
dépassée, monter, c'est surmonter.»
«Tout ce qui n'est pas de l'éternité
retrouvée est du temps perdu.»
«Les contacts avec le divin sont comme
des trouées de l'éternel dans la durée. Éphémères comme les sauts d'un
poisson hors de l'eau, son élément, mais laissant à jamais dans l'âme
la nostalgie d'un monde irrespirable à force de pureté.»
Fécondité de l'illusion. deux
chemins s'ouvrent à l'homme: ou bien suspendre son espérance purifiée
au bien absolu qui réside hors de ce monde, ou bien s'enliser dans les
petits plaisirs et les petits devoirs quotidiens
en
relations
.....
Simone Weil .... l'amour individualiste
EN l'Absolu ...
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n
Gustave THIBON
Auteur:
Ja
Source: Agor
Date :
nn
Né(e): 2
septembre 1903 (Saint-Marcel d'Ardèche, France)
Décédé(e): 19 janvier 2001 (Saint-Marcel
d'Ardèche, France) |
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Philosophe
français, récipiendaire du Grand prix de philosophie de
l'Académie française en 2000. Il publiera ses principales
oeuvres à partir de 1960:
Notre regard qui manque à la
lumière, L'ignorance étoilée, Le voile et le masque,
L'illusion féconde. Sa
rencontre avec
Simone Weil
aura été l'événement le plus marquant de sa vie. Il la fit
connaître au monde en publiant
La pesanteur et la grâce. |
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Raccourcis
intéressants |
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Thibon, philosophe de la
liberté
Recueil de citations
Aphorismes
Diagnosi
(italien) |
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Vie
et oeuvre |
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Thibon ou la mémoire de
l'Occident
Gustave Thibon avait déjà reçu en
1964 le Grand prix de littérature de
l''Académie française.
En l'an 2000, la même Académie lui décernait son Grand prix de
philosophie. Si elle a souvent su prendre ses distances par
rapport aux modes et aux goûts du jour, la vénérable
institution n'a pas toujours été prophétique dans ses choix.
Elle l'aura été à la fin du second millénaire. Elle a reconnu
l'homme qui, en France, et osons le dire en Occident, aura le
mieux récapitulé ces deux millénaires de christianisme marqués
à l'origine par les idées grecques et romaines et à la fin,
par l'esprit réducteur de la science moderne.
Une récapitulation est un
sommaire. Le mot synthèse conviendrait peut-être mieux, mais
il n'y a chez Thibon aucune volonté manifeste d'opérer une
synthèse. Il est ce qu'il est et en tant que tel, par son être
et par son oeuvre, il résume admirablement les deux
millénaires. Paysan à la fois modeste et noble, comme on
pouvait encore l'être en Provence au début du XXe siècle, son
père cultivait la terre, la poésie et le latin... comme
Virgile. On a beaucoup insisté sur le fait que Thibon a été un
autodidacte. Il aurait peut-être mieux valu mettre l'accent
sur le fait qu'il a, dès son plus jeune âge, reçu ses
nourritures intellectuelles de celui-là même qui lui apportait
les nourritures matérielles. D'où chez lui un naturel dans la
pensée et dans le style qui ferait croire que Platon pensait à
lui quand il disait l'importance du naturel philosophe. «À
sept ans, dira-t-il un jour, je récitais force poèmes de
Leconte de Lisle, Hérédia et bien sûr, Mistral et Aubanel, en
provençal.» Au même moment, son père écrivait des vers comme
ceux-ci:
Je n'ai plus de regard pour
contempler le monde
Tant j'ai cherché mon âme au-delà
de mes yeux.
Une jeunesse aventurière, qui
l'aura conduit de la misère de Londres à celle de l'Italie,
lui aura aussi permis d'apprendre la langue de Shakespeare et
celle de Dante, avant de rencontrer, pendant son service
militaire en Afrique du Nord, des lecteurs de Nietzsche
adeptes de la vie dangereuse. C'est à l'étude des
mathématiques, de l'allemand, du latin et du grec ancien qu'il
s'adonnera surtout quand, à vingt-trois ans, il reviendra au
mas familial pour satisfaire un appétit de connaissance qui
prenait désormais le pas sur le goût de l'aventure. Plus tard,
il fera la découverte de la langue et de la culture espagnole,
de Lorca et de
saint Jean de la Croix.
À vingt-cinq ans, l'Européen
Thibon était formé. Il n'était pas encore chrétien. Son père
l'avait élevé plus près du Dieu de Hugo que de celui de
l'église de Saint-Marcel d'Ardèche. C'est en
Hegel
qu'il trouva son premier guide dans cette recherche de
l'absolu qui ne lui laissera pas plus de répit qu'à Mozart sa
musique. S'il eut des affinités avec toutes les grandes
cultures de l'Europe, il témoigna de tous ses âges par les
strates de sa personne. Avec Sénèque et Marc-Aurèle, il
poursuivait un dialogue intérieur comme avec des voisins.«Vous
êtes Français comme on ne l'est plus depuis trois siècles»,
lui avait dit Simone Weil, soulignant par là l'universalité de
sa culture.
Pendant les années
d'apprentissage, l'événement qui l'aura le plus marqué, dans
sa vie personnelle comme dans sa vision du monde, c'est la
guerre de 1914-1918. «Comment pardonner cela à l'humanité? Ce
fut la guerre civile dans toute son horreur, la mise à mort
d'un monde pour des raisons dont aucune ne tenait debout.
Toute cette jeunesse sacrifiée!»1
Cette tuerie insensée l'aura confirmé dans son rejet du
patriotisme idéologique, revanchard, fanatique, fruit à ses
yeux de 1789 et du jacobinisme. Son scepticisme à l'égard de
la démocratie a là aussi ses racines. Les cimetières des
villages de France lui ont enseigné l'horreur de cette
démagogie qui devient la règle dans les démocraties dès
qu'elles descendent des hauteurs où les premiers démocrates
grecs les avaient placées. Socrate avait tiré les mêmes leçons
des guerres injustifiées de sa cité.
Le penseur solitaire de
Saint-Marcel devait bientôt être remarqué par Jacques
Maritain, qui fut à l'origine de sa conversion au
catholicisme, et plus tard par
Gabriel Marcel
qui le persuada de publier
Diagnostics
et en écrivit la préface. Après leur grand choix, bien des
convertis font preuve d'un zèle excessif, d'une orthodoxie
rigide et d'une soumission peu compatible avec la liberté dont
un penseur ne doit jamais se départir. Thibon demeura toujours
libre, mais en évitant de défier l'Église ; si bien qu'on peut
dire de lui qu'il fut orthodoxe sans l'être, comme plusieurs
de ceux qui, au cours de l'histoire, ont eu une influence
positive sur l'Église. À propos de cette dernière, il dira:
«Je ne m'en sépare pas, je m'en éloigne. Pour mieux la voir.
J'emprunte, pour la contempler, le regard de l'étranger et de
l'ennemi. Incapable d'habiter en son centre comme les saints
et las de ramper à sa surface comme les dévots, je prends du
recul. Et plus je m'éloigne, plus je sens, au fond de
moi-même, l'irrésistible pureté de son attraction. De près, je
voyais ses taches: de loin, je ne vois que ses rayons.»
2
En raison de la même liberté, il
demeurera enraciné dans son village d'origine, mais pour être
plus universel. Il admirera les traditions locales, mais en se
tenant très loin de tous les fanatismes préposés à leur
défense. «Enracinement.
- Les plantes sont
rivées à un coin du sol. Problème : comment sauver
l'enracinement sans verser dans l'étroitesse et le fanatisme?
L'arbre reçoit sa sève du coin de terre où il prend racine.
Imiter jusqu'au bout l'arbre qui se nourrit à la fois d'humus
et de lumière. Synthèse du particulier dans ce qu'il a de plus
borné et de l'universel ignorant les limites du temps et du
lieu..» 3
Dans la doctrine de l'Église, il
attacha tant d'importance à l'essentiel: l'Incarnation, la
mort et l'Amour pour ce qui est de Dieu; l'union intime de
l'âme et du corps et encore l'amour pour ce qui est de
l'homme, qu'il fut enclin à se rapprocher de ceux qui
partageaient ses vues sur cet essentiel sans exiger d'eux
qu'ils adhèrent à ce qui lui paraissait accessoire. Ce qui
explique pourquoi il aura été plus près de
Maurras,
4
excommunié, et de
Simone Weil,
demeurée extérieure à l'Église, que de
Jacques Maritain,
gardien de l'orthodoxie. Ce qui explique aussi pourquoi
l'intelligence, nourrie de la science moderne et de la
psychologie de Nietszche, est à l'aise dans son oeuvre, une
fois qu'elle a accepté le caractère ineffable de son mystère
central: l'Incarnation. «La fonction la plus haute de la
culture - au sens le plus large du mot qui inclut les sciences
et les techniques - est de réduire (ne pas confondre avec
minimiser) le divin et le sacré à ce noyau infinitésimal -
reflet de l'infini dans le fini - qui, par sa transcendance
même, échappe aux limites de toute culture. »
5
À l'intérieur de l'Église, la
préférence de Thibon ira aux plus désespérés, à
Marie Noël
par exemple:
"Quel Verbe, si Dieu soit-il,
pourra me rendre
Le mot d'amour que personne ne
m'a dit?"
Simone Weil avait écrit peu de
temps avant sa mort, en 1943, que
le nettoyage intellectuel
du catholicisme n'était pas
terminé. Sans s'aventurer dans le territoire de la théologie,
qui n'était pas le sien, et tout en restant fidèle à lui-même,
Thibon , dans ses dernières oeuvres, apporte un témoignage qui
semble destiné à exaucer les voeux de Simone Weil. Sans
sous-estimer, par exemple, l'importance du merveilleux, il
évite de s'appesantir sur ces miracles qui suggèrent l'idée
d'un Dieu intervenant pour briser la chaîne des causes
secondes qu'il a lui-même instituées en créant le monde.
«Toujours ce besoin de
révélations, de miracles, de preuves vécues et presque
palpables de la foi. - Je ne juge pas, je me détourne
d'instinct. Je ne peux plus adorer que la face nocturne et
muette de Dieu. Une essence sans impact sur l'existence - sauf
peut-être celui de la nuit totale sur le clair-obscur de la
Caverne. [...] Ma prière n'est pas appel à la lumière, mais
consentement à la nuit : je ne peux plus, je ne veux plus y
mêler mon lâche, mon impur besoin d'assurance et de
consolation. Plutôt me noyer dans un océan sans phare et sans
port que de jeter l'ancre sur un Dieu qui me ressemblerait
trop.» 6
L'unité du composé humain, aspect
de l'incarnation, sera le centre de gravité de son oeuvre. Le
dualisme, sous une forme ou une autre, est la tentation
permanente de l'esprit humain et le point vers lequel il est
emporté à moins qu'un principe supérieur ne le ramène à
l'unité; la matière soumise à l'entropie tend vers la
division, la dispersion. Ainsi en est-il de la pensée. La vie
est néguentropie, elle ramène la matière en dispersion à
l'unité concentrée de chaque être vivant. La même vie dans la
pensée ramène l'homme à son unité, et au moment de l'histoire
où elle fut affirmée le plus clairement: dans la vie du
Christ, dans l'oeuvre de saint Thomas au Moyen Âge, dans celle
d'Aristote auparavant. Grand vivant, Thibon aura toujours eu
le souci de tout ramener à l'unité. Mais attention! Rien n'est
plus contraire à l'unité qu'une volonté trop ferme et trop
claire de la faire. «Dans une ténébreuse et profonde unité»,
Thibon commente ainsi ce vers de Baudelaire: «L'utopie, c'est
de vouloir réaliser l'unité hors de cette ténèbre et de cette
profondeur, c'est-à-dire
dans la clarté et en surface.
Au niveau de la chair
et des passions chez les amants, ou de la révolution sociale
chez les politiques, etc.»
7
Pourtant, les deux pensées qui
l'ont le plus marqué, celle de Klages, dans la première partie
de sa vie, et celle de Simone Weil dans la seconde, sont l'une
et l'autre fortement empreintes de dualisme. «Le dualisme de
Klages, confiera-t-il à Philippe Barthelet, a toujours été ma
grande tentation. Et si je n'y ai jamais complètement cédé
c'est en raison de l'impossibilité radicale de tout dualisme:
les pères de l'Église l'ont surabondamment démontré, saint
Augustin en particulier, en reniant l'hérésie manichéenne. Et
saint Thomas après eux:
non videntur litigare quae nihil
habent commune: les
choses qui n'ont rien en commun ne se battent pas entre elles.
La lutte suppose en effet une parenté entre les êtres, une
même origine, sans quoi ils coexisteraient dans des mondes
différents et sans rencontre possible. Corollaire du vieux
principe pythagoricien: seul le semblable peut connaître le
semblable.» 8
À Simone Weil que Thibon hébergea
en 1941, et dont il publia la première oeuvre,
La pesanteur et la grâce,de
nombreux théologiens reprocheront d'avoir poussé
le dualisme d'inspiration platonicienne
jusqu'au manichéisme et au catharisme. Même si ce reproche est
en grande partie injustifié, car Simone Weil a été plus près
du monisme stoïcien et spinoziste que du dualisme manichéen,
il faut reconnaître que son ascétisme et l'orientation
générale de sa pensée, platonicienne jusqu'à l'hostilité à
l'endroit d'Aristote, obligeraient à la ranger dans le camp
dualiste, s'il fallait faire un choix.
Le
dualisme nietzschéen de Klages
était l'inverse du dualisme platonicien de Simone Weil. Dans
le premier cas, l'Esprit est la réalité acosmique qui, sous la
forme successive de la morale chrétienne et de la mentalité
technicienne, s'attaque à la vie; dans le second, l'Esprit est
la vie elle-même mais une vie menacée dans sa pureté par son
lien avec la matière. Il est étonnant qu'un même homme ait pu
être séduit comme Thibon l'a été par la pensée de Klages pour
ensuite admirer celle de Simone Weil. Un tel écart dans les
adhésions successives est le fait, soit d'un être
inconsistant, soit d'une nature exceptionnellement riche et
douée d'un sens de l'unité proportionnelle à la variété de ses
orientations.
Dans le cas de Thibon, c'est
évidemment la richesse de la nature qui est l'explication.
Mais aussi l'altitude de l'esprit. Quand il commente l'oeuvre
de Klages, comme il l'a fait de façon pénétrante dans son
premier livre, La
science du caractère,ou
quand il commente Simone Weil dans ses dernières oeuvres,
Thibon se présente toujours comme le disciple. Il est dans le
rôle de Platon, plutôt que dans celui de Socrate. Et ce n'est
pas une attitude de sa part. Sa capacité d'admirer est telle
qu'elle ne laisse aucune place, même dans la critique, au
sentiment d'égalité, encore moins au sentiment de supériorité.
Il n'empêche que lorsqu'on invite Thibon à faire la part des
choses dans le vaste univers de sa pensée et de sa mémoire,
c'est l'altitude et le regard de l'aigle que l'on découvre,
même à l'endroit de ceux qu'il a le plus humblement admirés.
Il n'adresse de reproche à personne, altitude oblige, mais il
constate que Klages a poussé trop loin son dualisme et que
Simone Weil a été excessive dans son rejet total de Nietzsche
et de Hugo comme dans sa sévérité pour les Romains.
Voilà l'homme qui a bien mérité
le Grand prix de philosophie de l'an 2000. L'oeuvre de Ludwig
Klages et celle de Simone Weil sont elles-mêmes la
récapitulation de deux grandes traditions à l'intérieur de la
pensée occidentale. De la première, Thibon aura retenu
l'acuité et la finesse de l'analyse psychologique, grâce à
laquelle d'ailleurs, avec une parfaite assurance, il
reconnaîtra l'authenticité chez une Simone Weil en qui bien
d'autres ont vu d'abord une personnalité névrotique. De la
seconde tradition, Thibon aura retenu une pureté et un
dépouillement de la forme qui, dans ses dernières oeuvres,
tempérera une exubérance vitale encore excessive dans
Vous serez comme des Dieux,l'oeuvre
du mi-temps de sa vie.
Si l'amour fut son sujet préféré,
si l'unité fut son principe directeur, c'est la mémoire qui
est chez lui le premier lieu de cette surabondance,
caractéristique du génie. Chez Descartes, c'est la capacité
d'analyse qui a existé en surabondance; chez saint Thomas,
c'est l'esprit de système et la concentration qu'un tel esprit
suppose. C'est de mémoire que déborde Thibon. Et comme c'est
la vie, conseillée par la mémoire, qui place le bon mot sous
la plume au bon moment, Thibon, qui a été un grand vivant, est
aussi un grand écrivain, ce que l'Académie française a
également reconnu en 1964.
Plus souvent que chez la plupart
des auteurs, aussi souvent peut-être que chez Montaigne, avec
lequel il partage l'habitude, décriée par les érudits, de
citer de mémoire, c'est le mot d'un autre penseur qui surgit
sous la plume de Thibon. «Il y a des êtres qui ont trop de
mémoire pour avoir du génie». Le plaisir qu'il prenait à citer
ce mot de Nietzsche donne la pleine mesure de sa distance par
rapport à son oeuvre.
Thibon connaissait des milliers
de vers dans chacune des langues qu'il maîtrisait, à
l'exception peut-être de l'anglais, langue qui a été trop
associée à des moments difficiles de sa vie pour qu'il ait eu
plaisir à la cultiver ensuite. Dans les autres langues, il
était intarissable. À Florence, on peut lire des passages de
la Divine Comédieaux
endroits précis évoqués par le poète. Thibon aurait été le
parfait guide touristique dans cette ville, car il pouvait
réciter la suite des vers affichés. L'un des principaux
biographes de Victor Hugo, Alain Decaux, a dit de Thibon qu'il
était celui qui connaissait le mieux l'oeuvre de Hugo.
Quiconque a tenté de prendre la mémoire de Thibon en défaut à
ce sujet donnera raison sans hésiter à Alain Decaux. S'il y a
un paradis pour les poètes, il consistera pour l'auteur de
La légende des siècles,à
demander à Gustave Thibon, qui fut le voisin et l'ami de son
arrière petit-fils, le peintre Jean Hugo, de lui réciter son
oeuvre poétique.
Il existe des mémoires
torrentielles qui retiennent les scories et les perles
indistinctement. La mémoire de Thibon était au contraire
extrêmement sélective. On était à ce point frappé par
l'originalité des pensées et des vers dont ses propos étaient
émaillés qu'on en venait à la conclusion que les souvenirs
chez lui étaient les prolongements de profonds éblouissements.
«Vous avez le génie du génie», lui a dit un jour une amie.
«Ce n'est pas un grand
philosophe, s'est exclamé un voisin que j'avais invité à une
conférence de Thibon: j'ai compris tout ce qu'il disait.» Là
où tant d'auteurs troublent leurs eaux pour les faire paraître
profondes, Thibon laisse reposer les siennes pour en
dissimuler la profondeur aux importuns, la réservant aux
bonnes natures qui, dans les choses de l'esprit, cherchent une
nourriture pour leur âme plutôt qu'un excitant pour leur
intellect.
On lit Thibon pour en vivre et
parce qu'on l'aime tout en se sentant aimé de lui, ou on se
détourne de lui avec indifférence ou mépris. En dépit des
silences officiels qu'on a fait peser sur son oeuvre, il a
toujours eu un large public fidèle; à l'exception du monde
universitaire qui ne l'a pas reconnu, sauf en de rares
circonstances, comme lors du second millénaire de la mort de
Sénèque, à Cordoue en 1965.
«La perte de l'âme est indolore.»
«l faut transformer l'échec en épreuve» . Les pensées de cet
ordre, de l'ordre de celles qui ont fait la gloire de
Marc-Aurèle
et de
Pascal, sont l'une des
marques de Thibon. Par d'autres pensées, il s'apparente à
Nietzsche:
«Toute ascension se nourrit d'une douleur dépassée, monter,
c'est surmonter.» Comment peut-il rester lui-même après avoir
eu un rapport si intime avec des génies si différents? Et
pourtant il reste lui-même tant son identité est forte jusque
dans sa façon inimitable de souligner un passage dans un
livre. Quand il a aborde ses sujets de prédilection, l'amour
et «la pitié pour le Dieu souffrant et voilé» et quand dans
ces sujets il atteint un sommet où nul auteur du passé ne peut
l'égaler, il devient évident que sa prodigieuse mémoire
l'avait préparé à voler mieux que quiconque de ses propres
ailes. Le don de reconnaître le génie des autres est aussi le
meilleur moyen de libérer le sien dans ce qu'il a de plus pur.
«Tout ce qui n'est pas de l'éternité retrouvée est du temps
perdu.» Et ailleurs: «Les contacts avec le divin sont comme
des trouées de l'éternel dans la durée. Éphémères comme les
sauts d'un poisson hors de l'eau, son élément, mais laissant à
jamais dans l'âme la nostalgie d'un monde irrespirable à force
de pureté.» 9
Thibon a surtout écrit des
aphorismes. Ce genre qui semble facile, combiné avec un style
lui-même dénué de tout artifice savant, aura contribué à
éloigner de lui quelques lecteurs sérieux qui ont peine à
distinguer les belles formules inspirées des jeux de mots plus
ou moins mécaniques. Mais s'ils veulent bien poursuivre leur
incursion dans l'oeuvre de Thibon, ils découvriront que ses
aphorismes ne sont pas des atomes libres mais des cellules
appartenant à un organisme dont l'unité est manifeste. Dans
les aphorismes psychologiques, ils retrouveront le Thibon
admirateur de Klages, dans les propos sur les invariants, ils
retrouveront le disciple de Platon. Ce mot de Hugo sur la
poésie, souvent cité par Thibon lui-même, s'applique
parfaitement bien à son oeuvre. «Comme la mer, la poésie dit
chaque jour tout ce qu'elle a à dire, puis elle recommence
avec cette variété inépuisable qui n'appartient qu'à
l'unité.».
Vous rêviez d'une somme
philosophique et poétique des deux derniers millénaires, voire
des trois derniers ? Elle existe grâce à la mémoire d'un
homme. L'oeuvre de Gustave Thibon est une merveilleuse et
inimitable anthologie de tout ce qui a pu être dit en Occident
sur les choses qui importent le plus aux mortels assoiffés
d'immortalité: l'amour, la souffrance, la mort, Dieu, la
beauté, la sagesse, la cité, le sens de la vie, le progrès. Et
Thibon n'est pas un collectionneur de citations, c'est un
semeur de formules inspirées. Sa Somme n'est pas une addition
mais un microcosme où les pensées du maître occupent leur
juste place à côté de celles de ses nombreux maîtres,
elles-mêmes subtilement hiérarchisées.
L'oeuvre de Thibon est la soeur
jumelle et le complément de celle de Simone Weil, laquelle
fait une plus large place à l'Orient. Réunies, ces deux
oeuvres constituent une Somme complète dont on peut prédire
qu'elle vivra ou sera oubliée selon que l'homme choisira de
rester homme ou de devenir
cyborg.
Notes
1. Philippe Barthelet,
Entretiens
avec Gustave Thibon,
Paris, La Place royale, 1988, p. 36.
2.
L'ignorance étoilée,
Paris, Fayard, 1974, p. 1.
3.
L'illusion féconde,
Paris, Fayard, 1995, p. 33.
4. Chez Maurras c'est le
poète mystique qu'il aima surtout: « J'ai renversé la
manoeuvre du monde, / Et l'ai soumise à la loi de mon coeur. »
5.
Le voile et le masque,
Paris, Fayard, 1985, p. 125.
6.
Le voile et le masque,
p. 12.
7.
Le voile et le masque,
p. 197.
8. Barthelet,
Entretiens avec
Gustave....
9.
L'illusion féconde,
p. 117. |
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Oeuvres en
ligne |
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Livres
La science du caractère.
Paris, Desclée de Brouwer, 1934.
Poèmes.
Bruxelles, L'Édition universelle, 1940.
Destin de l'homme.
Édité et présenté par Marcel de Corte. Paris, Desclée de
Brouwer, 1941.
L'Échelle de Jacob.
Lyon, Lardanchet, 1942.
Le Pain de chaque jour.
Monaco, Éditions du Rocher, 1945.
Retour au réel.
Lyon, Lardanchet, 1946.
Offrande du soir.
Lyon, Lardanchet 1946.
Chateaubriand.
Présentation et choix de textes par G. Thibon. Monaco,
Éditions du Rocher, 1948.
Nietzsche ou le déclin de
l'esprit. Lyon,
Lardanchet, 1948. Réédition: Fayard, 1975.
Paysages du Vivarais.
Paris, Plon, 1949.
La crise moderne de l'amour.
Paris, Éditions Universitaires, 1953.
Diagnostics.
Essai de physiologie
sociale. Préface de
Gabriel Marcel. Paris, Librairie de Médicis, 1953. Réédition:
Fayard, 1985.
Vous serez comme des dieux.
Paris, Fayard, 1959.
Ce que Dieu a uni.
Paris, Fayard, 1967.
L'ignorance étoilée.
Paris, Fayard, 1974.
Notre regard qui manque à la
lumière. Paris,
Fayard, 1975.
L'équilibre et l'harmonie.
Paris, Fayard, 1976.
Le voile et le masque.
Paris, Fayard, 1985.
Au soir de ma vie, mémoires.
Paris, Plon, 1993.
L'illusion féconde.
Paris, Fayard, 1995.
Aux ailes de la lettre(oeuvre
posthume), pensées inédites 1932-1982 présentées et choisies
par Françoise Chauvin. Éditions du Rocher, 2006.
Articles et conférences
« À propos de trois récents
ouvrages de Maritain »,
Revue thomiste,
38e année, t. XVI, 1933.
« Une métaphysique de la
communion: l'existentialisme de Gabriel Marcel », dans
L'existentialisme,
Paris, Téqui, 1947, pp. 144-164. (Cahier collectif sur
l'existentialisme)
« Y a-t-il une doctrine
chrétienne sur la violence? », dans
Recherches et débats,
« La violence », no 59, juin 1967, pp. 118-124. (Actes de la
séance tenue à l'occasion de la Semaine des intellectuels
catholiques en février 1967; les autres participants étaient
Georges Cottier et Claude Wiéner).
Préfaces et autres écrits
Boulogne, Ch.-D.
Le moi retrouvé.
Préface de Gustave Thibon. Lyon, Lardanchet, 1948.
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Documentation |
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Chabanis,
Christian. Gustave
Thibon: Témoin de la lumière.
Paris, Beauchesne, 1967.
Lemaire, Benoît.
L'espérance sans illusions.
L'espérance chrétienne dans la perspective de Gustave Thibon.
Montréal, Éd.
Paulines. 1980.
Gustave Thibon.
Introduction et choix de textes par l'abbé Benoît Lemaire.
Montréal, Fides, 2004. Collection « L'expérience de Dieu ».
Lemaire, Benoît. « La liberté au
centre du conflit entre l'esprit et la vie », dans
De la philosophie comme passion
de la liberté - Hommage à Alexis Klimov.
Québec, Éditions du Beffroi, 1984, pp. 283-305.
Massis, Henri.
Au long d'une vie. Le message de
Gustave Thibon. Paris,
Plon, 1967. |
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Dernière mise à
jour: 28/03/2007 09:07:36
L'Encyclopédie
de L'Agora - 2010
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Fécondité de l'illusion.
http://mper.perso.infonie.fr/textes/IluThi.html
-Tu n'as plus d'illusions à perdre? Tant pis pour
toi: c'est que tu n'as plus de vérités à découvrir. Il est deux façons
de mourir à l'illusion: la prolonger, la purifier jusqu'à Dieu ou la
dissoudre dans le néant. Le rêve est une gestation qui aboutit soit à
un avortement qui stérilise, soit à la naissance à un autre monde, qui
délivre. Le jour où, sous le choc de la douleur et des déceptions, on
s'aperçoit que cette vie est absurde et que rien de vrai ni de pur ne
peut fleurir ici-bas, deux chemins s'ouvrent à l'homme: ou bien
suspendre son espérance purifiée au bien absolu qui réside hors de ce
monde, ou bien s'enliser dans les petits plaisirs et les petits
devoirs quotidiens, devenir sceptique, " pratique », terre à
terre. Malheur à celui qui prend la deuxième voie ! Car, sous la coque
du rêve, il tue en lui le germe de Dieu. L'homme dont le désir n'est
plus tendu vers l'impossible ne touchera jamais Dieu: il est rivé à la
terre ferme et explorée, il n'a plus en lui l'élan nécessaire pour
sauter dans l'inconnu. Qu'il s'agisse d'un amant gorgé d'illusions,
d'un révolutionnaire utopiste, voire d'un débauché (car la débauche
est encore un rêve et une tentative d'effraction de l'impossible), le
retour` à Dieu est concevable à travers toutes les formes du rêve.
Mais il ne l'est pas à travers le goût du confort, des honneurs et de
tous les biens précis et tangibles qui remplissent une existence que
le rêve a désertée.
G. Thibon, Notre regard qui manque à
la lumière, pp. 118-119
pourrait-on dire ...de l'imaginaire ...de la pensée .... ?
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