" La genèse du féminin ...Fécondité de l'esprit et pensée biblique"

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Présentation :..

Avec la mondialisation voilà que "nous découvrons, de ce fait ( que ni Kant ni Hegel n'envisageait), que nous  pensons en langue" ( François Jullien De l'universel, de l'uniforme du commun et du dialogue des cultures)

 

Ci dessous quelques extraits du livre

La genèse du  féminin  Fécondité de l'esprit et pensée biblique

d'Alain Monestier

en vue de la rencontre PO au 18 du 25.09.10

Et concernant notre rencontre du 20.03.10 la Vérité Vérités....

et une faculté de leur esprit qu'ils ignorent

 

en relations ' ( septembre 09 >>>: Pages trouvées    relationnalité ...anima-animus ..

famille...foyer où se cultive, de génération en génération, de l'art d'aimer ....L’art d’aimer. d'Ovide .//une belle " épître réparatrice " de Jacques Trémolet de Villers

 

 

 

La Genèse du féminin

Fécondité de l'esprit et pensée biblique

 

Alain Monestier

 

 

Page 4 de couverture

Au-delà d'une organisation exemplairement complexe, Alain Monestier perçoit dans les textes bibliques un mode de pensée singulier, propre selon lui a provoquer une mutation décisive de nos mentalités. Derrière le thème de l'amour conjugal -- que la Bible utilise comme modèle de la vie de l'esprit -- il décèle en effet la présence d'un « paradigme de fécondité » qu'il trouve tout à fait un accord avec la nature foncièrement créatrice de l'esprit humain et avec la capacité de l'homme à devenir cet « être source » dont parlait Maurice Zundel.

Scrutant les récits émettant perspective, il s'efforce de montrer qu'à travers l'union des sexes la Bible nous représente la pensée comme le produit d'un accord amoureux et poétique qui marie l’idéation et le rêve ; nous appelons ainsi à découvrir le rôle éminent du « féminin » dans la vie féconde de l'esprit et à entrer dans une relation « mystérieuse » dans le processus apparaît curieusement cohérent avec les données de la science contemporaine.

Alain Monestier, né en 1945, partage sa vie entre la peinture (il est ancien élève de l'école des Beaux-Arts) et les sciences humaines (et les chercheurs dans un grand musée d'ethnologie). Ici particulièrement intéressé au processus de création à l'oeuvre dans l'activité littéraire et artistique, notamment dans la culture populaire. Résolument pluridisciplinaire, ses recherches ont été éclairées par une fréquentation quotidienne de la Parole de Dieu.

 Coût du livre : 18 EUR

disponible via amazon.com  17.10 EUR livraison comprise ( si vous n’avez pas internet je peux vous le commander) .>>>>>Alain Monestier

 

EXTRAITS

Date : 20.09.09   

Préambule

 

page 11 à 15

On peut distinguer trois façons d'exprimer une idée et donc de se représenter le monde. La première - typique de la culture occidentale - cherche à la cerner avec exactitude ; dans l'idéal, c'est une définition scientifique. La seconde est propre à ces- sagesses de l'Asie qui appréhendent l'univers de façon globale et ne sauraient séparer la partie de la totalité ; la pensée y suggère plutôt qu'elle ne définit. La troisième façon consisté à faire exister l'idée mentalement en multipliant les points de vue et en faisant foisonner le sens par un jeu subtil d'inter-relations ; c'est ainsi que procède la Bible. Dans le premier cas, l'idée gagne en précision ce qu'elle perd en contenu ; sa richesse est en proportion inverse de son exactitude. Dans le second, l'esprit prétend embrasser la totalité du monde mais il y perd de sa rigueur. Dans le dernier cas enfin, la pensée court le risque de tomber dans l'ambiguïté, mais c'est pour convoquer en elle l'infinie diversité de la Création.

De ce dernier mode d'expression, saint Jean a tiré un parti exemplaire. Son évangile adopte en effet la forme mnémotechnique du « filet » qui est un mode de composition caractéristique de la culture orale judéo-chrétienne'. Il s'agit d'un texte "en spirale" qui revient systématiquement sur les mêmes thèmes en leur apportant à chaque passage un éclairage supplémentaire et en les mettant en perspective les uns avec les autres. C est pour l'apôtre le moyen d'approfondir progressivement son enseignement et de structurer l'esprit de ses disciples afin de les faire entrer dans des mystères ineffables qu'une expression conceptuelle et univoque ne manquerait pas de trahir.

Pareil mode d'expression pallie l'effet réducteur qu'un discours linéaire implique toujours peu ou prou ; et la structuration qu'il impose aux textes évoque évidemment le modèle de ce que nous appellerions aujourd'hui une « pensée complexe ». En se complémentant, les paraboles de la Bible ne produisent-elles pas un sens qui dépasse la somme de leurs contenus, et ne nous introduisent-elles pas dans une cosmologie à niveaux de réalité que ne saurait appréhender une pensée homogène ? Le grand mérite de ce mode de composition est de permettre à l'esprit de fonctionner en abîme et, par la multiplication des échos qu'elles s'y renvoient, d'intégrer les idées dans une pensée globale et plurielle propre à refléter l'insondable mystère des choses.

Cette structure complexe dans laquelle les mots et les images se répondent ne suffit pourtant pas à cerner la conception de la vie de l'esprit qu'induisent les textes bibliques. Par un certain nombre de métaphores et de récits, les Écritures nous donnent sur l'acte de penser un enseignement qui ne se limite pas aux aspects mécaniques de l'idéation, mais touche à ce qu'il y a de vivant dans ... l'esprit humain. Elles construisent en somme une anthropologie de la vie mentale bien différente de celle qui sous-tend notre mentalité occidentale, avec son incorrigible besoin de schématiser le réel et de le dominer.

« On juge l'arbre à ses fruits. » Par ces mots Jésus donne la clé d'un mode de pensée dont l'idée de « fécondité >> pourrait constituer le paradigme ; étant entendu que cette métaphore ne s'applique pas seulement à la vie morale mais s'étend à toute l'activité de l'esprit, depuis le niveau de la raison pratique la plus élémentaire jusqu'à celui de ses plus hautes expériences intellectuelles et spirituelles.

L'esprit des hommes de la Bible n'est ni le « Logos » des philosophes grecs, ni le « Tao » des disciples de Lao-Tseu ; il fait plutôt penser au « Melta » ; c'est-à-dire à la Parole de Dieu en tant qu'Elle s'incarne, agit et féconde ; au « Verbe » en tant qu'il est Créateur. Et la justesse de l'idée n'y est pas seulement attestée par son adéquation au réel, ou par sa consonance avec la réalité secrète du monde, mais par la saveur de ses fruits et par le caractère vivant du processus qui les génère ; un peu comme une peinture de paysage dont la valeur ne tient pas à l'exactitude avec laquelle elle reproduit le spectacle de la nature . mais au souffle de vie qui anime, de l'intérieur, l'univers " plastique dont elle émane.

Etant donné son propos, on trouvera pour le moins normal que cet ouvrage s'inspire d'un tel mode de composition. La vie de l'esprit est son objet et ce n'est pas une notion qu'on saurait, sans dommage, faire tenir dans une définition. On ne peut l'atteindre qu'à travers des approches successives, par « empilement de modèles » et à force de points de vue décalés. Aussi le lecteur ne devra-t-il pas s'étonner d'une écriture qui lui donnera peut-être l'impression de battre la campagne, d'un cheminement qui, chapitre après chapitre, le fera revenir sur les mêmes thèmes et sautera volontiers « du coq à l'âne » en passant, sans trop de transition parfois, de l'exégèse scripturaire à l'histoire de l'art ou dune considération sur la sexualité à des remarques portant sur des sujets aussi divers que l'architecture, la poésie ou la science.

Renonçant à produire un discours de type apodictique le livre suivra cette démarche que les rhétoriciens désignent du nom de « conglobation ». Elle consiste à exposer une proposition par une convergence d'arguments non décisifs par eux-mêmes, et elle suppose qu'on se contente de faire vivre l'idée au lieu de vouloir la démontrer à tout prix Cela reviendra à illustrer par l'exemple une modalité de la pensée que nous croyons caractéristique de la Bible • une modalité très singulière à laquelle nous voudrions rendre le lecteur sensible en procédant comme la Bible le fait elle-même, c'est-à-dire en nous gardant d'enfermer notre propos dans une formulation théorique, mais en enrichissant sa compréhension par l'évocation d'une large variété de domaines et la conjugaison de différents niveaux de sens.

Le lecteur enfin ne devra pas s'étonner qu'à côté des métaphores de la nutrition et de la relation amoureuse qui charpentent dans la Bible la représentation de la vie mentale, nous ayons accordé à l'histoire de l'art et à l'analyse de la création artistique une place qui pourra sembler disproportionnée. Pour notre propos, en effet, il s'agit d'un domaine privilégié ; non seulement parce qu'il est celui dans lequel l'auteur peut faire état d'une modeste expérience personnelle, mais surtout parce que la fécondité de l'esprit y est évidemment l'enjeu essentiel et que ses mécanismes secrets s'y dévoilent souvent avec évidence à travers le témoignage de l'artiste et les problématiques qu'il exprime.

.........

I. Le crime de Sodome ou l'esprit stérile

L'Ancien Testament contient deux textes qui portent clairement sur la vie de l'esprit et se font évidemment écho. Il s'agit d'un côté du Cantique des cantiques et de l'autre du récit du châtiment de Sodome qui en est comme le pendant négatif. Là, les transports amoureux de deux jeunes fiancés évoquent la, relation de l'âme humaine avec son Créateur ; ici, la métaphore de l'homosexualité sert à stigmatiser la perversion dont cette relation est menacée. Empruntant la symbolique de la vie sexuelle et mettant ainsi en perspective la tendance réputée la plus animale de l'homme avec l'activité la plus élevée de son esprit, ces deux passages se conjuguent pour nous ouvrir à l'intelligence, non seulement des réalités spirituelles, mais aussi, nous essaierons de le montrer, aux mécanismes mentaux à l'oeuvre à tous les niveaux de la pensée humaine.

Nous reviendrons largement sur ce que le Cantique nous enseigne, mais c'est sur l'histoire de Sodome qu'il nous faut d'abord nous pencher

* * *

À lire ce texte déconcertant, on est d'abord frappé par l'ambiguïté du comportement qu'il prête à Dieu. Le terrible châtiment qu'Il inflige aux Sodomites fait en effet suite à l'épisode de l'intercession d'Abraham où se manifeste son extrême clémence.

Pour Le dissuader d'anéantir tous les habitants de cette ville « dont les crimes sont montés jusqu'à Lui », le père des croyants ose faire monter vers le Trône céleste une prière qui frise l'insolence :

Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le pécheur ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville ? Vas-tu vraiment les supprimer et ne pardonneras-tu pas à la cité pour les cinquante justes qui sont dans son sein ? Loin de Toi de faire cette chose-là ; faire mourir le juste avec le pécheur, en sorte que le juste soit traité comme le pécheur ! Loin de toi ! Est-ce que le juge de toute la terre ne rendra pas justice ? (Genèse 18, 25).

À celui qui ose l'interpeller de la sorte,Yahvé répond bien sûr qu'Il pardonnera en considération de ce petit nombre ; et le texte enchaîne sur un habile marchandage

par lequel Abraham essaie de sauver la ville à meilleur compte, tout en prenant conscience, au fil des mots, de son incroyable audace

Que mon Seigneur ne se mette pas en colère, dit-il, mais peut-être des cinquante justes en manquera-t-il cinq : feras-tu, pour cinq, périr toute la ville ?

Et Abraham poursuit sur sa lancée, devant Yahvé qui se laisse facilement fléchir et semble disposé à sauver tous les pécheurs. Mais le Père des croyants ne pousse pas son avantage jusqu'au bout ; sans qu'on puisse bien dire si c'est par crainte ou parce qu'il sent que la clémence du ToutPuissant a ses limites, il renonce à faire descendre son enchère au dessous de dix justes ; si bien que sa plaidoirie nous laisse sur une incertitudé quant aux limites de la clémence divine.

Ainsi, avant de rapporter la destruction de la ville, le texte prend-il soin de sauver, par l'artifice de ce dialogue préliminaire, l'image d'un Dieu miséricordieux et « lent à la colère » ; et surtout, il nous laisse entendre que, même si Dieu le voulait, le péché des sodomites ne pourrait être l'objet d'aucune rémission de Sa part. Pour le croyant, c'est là une révélation terrible : il _existe un crime que le Tout-Puissant Lui-Même n'a pas le pouvoir d'effacer.

* * µ

Or, ce déni de rémission de la part d'un « Dieu de bonté » ne peut pas ne pas rappeler au chrétien le grave avertissement que les Évangiles mettent dans la bouche de jésus

En vérité, je vous le dis, tout sera remis aux enfants des hommes, les péchés et les blasphèmes tant qu'ils en auront proférés ; mais quiconque aura blasphémé contre l'Esprit Saint n'aura jamais de rémission ; il est coupable d'une faute éternelle (Marc 3, 28-29).

À rapprocher ces textes de l'Ancien et du Nouveau Testament, une évidence s'impose : si le « blasphème contre l'Esprit Saint » est le seul péché qui ne trouve pas de rémission auprès de Dieu, c'est que les moeurs des Sodomites renvoient à une faute d'ordre spirituelle dont la conséquence est une rupture totale avec Dieu.

Telle est du moins l'hypothèse sur laquelle nous allons maintenant avancer.

* *

Avant d'entrer dans l'analyse du texte, il convient toutefois de faire ici une mise au point relative à l'homosexualité.

Le caractère métaphorique du récit doit nous faire quelque peu relativiser la condamnation sans appel dont elle semble être l'objet, aussi bien dans l'Ancien Testament que dans les lettres de Paul. À prendre ces textes au pied de la lettre, à se laisser entraîner par la violence de leur rhétorique, on les trouverait en flagrante contradiction avec le Catéchisme d'une l'Église Catholique qui condamne  ce dérèglement avec fermeté mais ne voue pas pour autant ceux qui en sont affligés à la damnation éternelle.

Certes, l'apôtre ne manifeste pas à leur égard une indulgence excessive ; « Ils n'ont pas d'excuse » lance-t-il sans ménagement ; mais, sans vouloir relativiser cette condamnation, il faut comprendre qu'elle porte moins sur la sodomie en tant que telle que sur le comportement mental déviant qu'elle symbolise ; qu'elle vise une dépravation de la pensée susceptible de faire mourir l'esprit humain en le rendant aussi infécond qu'un amour homosexuel. Paul est dur, blessant même, mais il faut prendre ses paroles comme celles d'un médecin qui force le ton pour faire réagir un malade. Et s'il s'en prend ainsi aux homosexuels, c'est parce que l'opprobre dont la culture de son temps les charge est seule à pouvoir donner à ses auditeurs la mesure de l'aversion que devrait leur inspirer un vice qui risque de tuer leur âme.

Sans doute le parallèle entre la sodomie et la perversion spirituelle n'est-il pas gratuit. Dans l'esprit des auteurs bibliques cette métaphore doit renvoyer à une réalité psychologique profonde. Mais une juste lecture de ces textes suppose quand même qu'on oublie la condamnation morale et qu'on se cale sur le sens de la parabole, en se demandant ce qu'à travers les traits de caractère et les comportements prêtés aux Sodomites, elle entend nous faire comprendre relativement à la vie de l'esprit et aux dangers qui la menacent.

Il est significatif à ce sujet que les reproches que Paul leur adresse ne portent pas sur l'impureté de leurs moeurs mais sur leur refus de recevoir la vérité.

Alors qu'ils connaissaient Dieu, dit-il, ils ne lui ont rendu, ni l'honneur, ni l'action de grâce dus à Dieu. Au contraire, ils se sont perdus dans leurs discussions, et leur conscience aveugle est devenue ténèbres...

Oui, ils ont préféré le mensonge à la vérité de Dieu (Ro 1, 21-25).

C'est évidemment à une altération de la connaissance et à un vice de l'esprit qu'il pense et que renvoie la Genèse.

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Outre la capacité qu'il lui prête de contaminer tout le peuple - « sans exception, depuis les jeunes jusqu'aux vieux » (Genèse 19,4) - ce que le récit stigmatise d'abord dans l'homosexualité, c'est la violence qu'elle met au coeur de l'homme et son extrême dangerosité sociale. Malgré les supplications de Lot, qui tente de les amadouer en leur offrant la virginité de ses filles, les Sodomites sont prêts à tout pour assouvir leur passion. C'est d'une voix menaçante qu'ils s'écrient : « Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Amène-les nous pour que nous en abusions. » Et il faut la force surnaturelle des Anges pour qu'ils ne fracassent pas la porte de la maison et ne fassent pas un mauvais sort à son propriétaire.

Ce danger est par ailleurs d'autant plus redoutable qu'il n'est pas évident. Une société peut-elle vraiment se trouver menacée par une « orientation sexuelle » qui, après tout, est affaire de vie privée ? Épargnés par la contagion, les gendres de Lot ne se soucient pas de se mettre à l'abri. À leur beau-père qui leur commande : « Debout, quittez ces lieux, car Yahvé va détruire la ville », ils répondent par un haussement d'épaule. Et il faut dire que job lui-même ne semble pas très conscient du danger. Pour le décider à fuir, il faudra, non seulement que les envoyés le prennent par la main et l'entraînent avec les siens hors des murs de la ville, mais aussi que Dieu intervienne en personne, en lui lançant cette objurgation : « Sauve-toi, sur ta vie ! Ne regarde pas derrière toi et ne t'arrête nulle part dans la plaine, sauve-toi à la montagne pour n'être pas emporté. » Le fléau est tel que la fuite est le seul parti possible. S'il ne s'agissait que d'homosexualité, on ne comprendrait évidemment pas pareille urgence et surtout que les habitants soient tous menacés par la contagion. A-t-on jamais vu une population livrée tout entière à la sodomie ? À l'évidence le récit vise un mal d'une tout autre nature.

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On sait que la tradition hébraïque fait de la montagne le lieu privilégié de l'expérience mystique._ Aussi, le fait que Yahvé invite Lot à y trouver refuge revêt-il une singulière importance. Le recours à ce symbole confirme que la vie spirituelle est le véritable objet du récit. Seule sa relation avec Dieu permettra à Lot d'échapper au danger que symbolise le vice des sodomites ; à ce danger de la perversion de l'esprit qui, contrairement à l'homosexualité, peut fort bien atteindre une population tout entière, en banalisant des pensées perverses qui ruinent la fécondité de l'âme.

C'est un danger si redoutable que Dieu exige de ceux . qu'Il veut sauver un total renoncement aux compromissions du monde et il n'est pas étonnant que job se fasse un peu tirer l'oreille. Dans un premier réflexe en effet, il demande la permission d'aller se réfugier à Çoar - « la 4 ville de peu de chose ». Dans la plaine où elle est située, il espère jouir d'une vie médiocre et insouciante ; et pour justifier sa demande, il prononce cette phrase par laquelle il décrit à son insu le schéma de la vie spirituelle dans laquelle il sera bien obligé de s'engager s'il ne veut pas périr : « Je ne puis pas me sauver à la montagne sans que m'atteigne le malheur et que je meure » ; autrement dit :  il n'y a pas de vie spirituelle possible sans prendre sa croix et mourir a soi-même.

La réponse de Dieu est favorable, mais le danger ne souffre pas de demi-mesure. À Çoar, Lot se sent toujours menacé et c'est de lui-même qu'il décide de quitter  cette ville de la plaine pour gagner les hauteurs et y trouver refuge dans une grotte, image symbolique de la vie intérieure.

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Le crime de Sodome, le crime que l'homosexualité symbolise et que Yahvé ne peut pardonner, c'est donc bien ce « blasphème contre l'Esprit » dont parle jésus ; et le récit de la Genèse s'attache non seulement à en souligner le danger mais aussi à pointer ce qui en fait l'extrême gravité. Le texte est en effet placé entre deux passages qui se font visiblement écho et qui portent sur le même thème : celui de la fécondité. C'est un procédé classique de composition orale qui permet de désigner la « pointe de la parabole », c'est-à-dire sa signification essentielle en l'occurrence que la fécondité est la raison d'être de la sexualité comme de la vie de l'esprit.

Le premier de ces textes célèbre la toute-puissance du Très-Haut. Il rapporte l'apparition de Membré et le rire incrédule que le message des trois envoyés inspire à Sarah, la femme stérile : dans son grand âge, alors qu'elle a « cessé d'avoir ce qu'ont les femmes », elle va donner une descendance à son époux.

Le second texte, plus déroutant encore, relate la fécondité incestueuse des filles de Lot. Privées d'époux, elles enivrent leur père, puis s'unissent à lui dans son sommeil afin d'en être enceintes. Dans un cash comme dans l'autre Dieu donne la vie, ce qui est le signe de sa bénédiction, car dans la tradition hébraïque la naissance d'un enfant est toujours une grâce, quelles qu'en soient les circonstances.

Or, si la maternité de Sarah est parfaitement légitime, on ne peut pas en dire autant de celle des filles de Lot et on serait tenté de trouver quelque chose de scandaleux à l'indulgence que Yahvé manifeste à leur égard. Même si leur intention est louable - elles veulent « susciter une descendance à leur père » - l'inceste est considéré comme le crime abominable par excellence qui sera expressément condamné par la Loi d'Israël.

 

Si le châtiment de Sodome a pour épilogue cette curieuse histoire d'inceste, c'est évidemment pour stigmatiser l'homosexualité et bien marquer que c'est son infécondité qui la condamne. Le Tout-Puissant pourra effacer toutes les fautes, même l'inceste, parce que l'inceste n'est pas incompatible avec une fécondité qui peut toujours, d'une manière ou d'une autre, s'inscrire dans son dessein. Mais parce qu'elle est stérile, il ne pourra jamais pardonner la pratique homosexuelle ; entendue bien sûr dans son sens métaphorique.

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On remarque que, dans la composition du texte, le combat spirituel - symbolisé par la fuite vers la montagne - fait écho à la fécondité du couple - exprimée par la maternité de Sarah et des filles de Lot. Ce croisement associe significativement les thèmes de la vie de l'esprit et de la relation conjugale ; comme s'ils devaient se servir l'un à l'autre de modèle et de clé de compréhension.

Et il faut aussi voir que le récit se déroule dans le contexte d'une violence qui obère aussi bien la fécondité du couple (les Sodomites refusent de s'unir aux filles vierges de Lot) que celle de l'esprit (elle transforme sa femme en statue de sel.

En somme, dans l'homosexualité des Sodomites comme dans la perversion de l'esprit c'est toujours la violence que la Genèse dénonce ; et c'est peut-être ce qui explique l'étymologie de Gomorrhe : émorâh, la ville dont le nom est associé à celui de Sodome : 'imour, qui signfie « maltraiter ».

Pour conclure, le récit de Sodome est tout entier centré sur le thème de la fécondité qui apparaît ainsi comme le paradigme de la pensée ; et au-delà de son enseignement moral, le texte donne ici une sévère mise en garde sur le risque que prendrait l'homme à l'ignorer. Il empêcherait Dieu de lui communiquer Sa vie et de le faire participer à Son oeuvre de Création.

Cette fécondité, il va maintenant nous falloir la situer dans l'univers mental des hommes de la Bible ; en cherchant à comprendre l'idée très particulière qu'ils se faisaient de la vie intime de leur esprit.

 

 

II. Un verbe qui prend chair ou le paradigme de fécondité  

page 29

 

Pour établir que la Bible fait de la « fécondité de l'esprit » le paradigme de la pensée, sans doute faudrait-il constituer une véritable « anthropologie de la vie mentale ». Un tel projet risquerait toutefois de prendre une ampleur « hégélienne » qui serait sans commune mesure avec les dimensions de ce modeste essai et avec les compétences encore plus modestes de son auteur. En abordant la pensée sous l'angle de l'anthropologie, je me garderai donc bien de vouloir bâtir un quelconque système, me limitant à évoquer les « gestes mentaux » qui sous-tendent la pensée humaine et qui permettent selon moi de distinguer les cultures, par-delà leurs productions, en comparant les gestuations qu'elles mettent secrètement en œuvre dans la conscience.

En empruntant à Antoine de la Garanderie la notion de « geste mental »,je veux parler en premier lieu de ces mouvements du corps auxquels l'homme associe inconsciemment l'activité de son esprit. Mais je reprends aussi à mon compte l'idée de « mimisme » forgée par Marcel Jousse pour désigner l'acte qu'il considère le plus essentiel de la vie mentale : le fait que pour connaître les choses extérieures, l'esprit humain « rejoue » intérieurement les gestes et les postures qui les caractérisent : la nage sinueuse du poisson, la pesée sur le sol d'une masse inerte, la contorsion d'une racine. Par cette activité intérieure, systématiquement sollicitée dans les cultures de « style oral » (en particulier dans ce monde judéo-chrétien étudié par Jousse) l'homme cherche plus à s'incorporer le réel, à le faire vivre dans sa chaire, qu'à s'en donner un équivalent virtuel. Aussi, pour appréhender cette conception de l'esprit propre à la Bible, convient-il de pratiquer sur la pensée une sorte d'épochè qui laissera de côté son aspect purement réflexif pour se concentrer sur la gymnastique mentale qu'elle implique.

Pour exemple d'une telle démarche, prenons l'activité mentale à l'oeuvre dans le simple fait de regarder la nature. L'homme qui s'y livre peut la ressentir de deux façons différentes: ou bien il a l'impression que sa pensée se promène au dehors pour constituer ce qu'il a sous les yeux en un paysage; ou bien il a le sentiment que sa conscience cela s'imprégner par ce spectacle. Il peut en somme associer ce qui se passe dans son cerveau à des gestes physiques opposés : celui de « se projeter » et en quelque sorte de s'imprimer comme un moule sur une argile fraîche, et celui « d accueillir », à la manière de l'argile qui reçoit l'emprunte.

Le lien qu'il fait spontanément entre l'activité de son esprit et les mouvements de son corps, enracine l'activité cognitive de l'homme dans sa sensualité ; de telle sorte que son esprit entretient avec les objets extérieurs une relation quasi charnelle qu'on ne saurait ramener à une interface exclusivement conceptuelle dont les options extrêmes seraient le réalisme et le nommalisme de la fameuse « querelle des universaux ».

Ces gestes intérieurs, c'est à peine si nous en sommes conscients et si nous l'étions nous serions naturellement enclins a les croire innés ; alors qu'ils sont à l'évidence largement déterminés par notre culture. Il faut se défaire de l'idée selon laquelle les activités élémentaires de la vie mentale participeraient d'une nature humaine réputée universelle et immuable. Selon les civilisations auxquelles ' ils appartiennent, les hommes ne font pas tout à fait la même chose quand ils pensent. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les figures dont les artistes se servent comme allégories de la pensée. Leurs œuvres y laissent transparaître ces différences que les cultures ont enfoui dans les profondeurs de l'inconscient. Que l'on pense a ces Bouddhas dont l'esprit paraît s'anéantir en un vide intérieur, ou à cet ange de Reims dont un sourire mystérieux semble au contraire dilater l'âme et le corps ; sans oublier l'incontournable Penseur de Rodin et son anatomie torturée par les convulsions d'une diarrhée spéculative. À l'évidence, ce n'est pas à la même gymnastique intérieure que ces trois personnages se livrent ! Pour penser, celui-ci se vide, celui-là se gonfle» et le dernier se contorsionne comme un malheureux !

(page 32 )

Pour sentir la réalité de cette gestuelle de l'esprit et le conditionnement qu'elle est susceptible d'exercer sur nos façons de voir le monde et de le penser, rien de plus éloquent que de considérer l'art du paysage, en comparant ^ les principes auxquels il obéit en Chine et en Occident.

Avec la perspective convergente, l'artiste occidental , s'efforce de reproduire la nature ; et pour cela, il l'intègre ; dans un espace qu'il rend homogène en l'organisant  autour de sa propre personne. C'est en effet uniquement de l'endroit à partir duquel le peintre « construit » sa perspective que les lignes de fuite peuvent s'ordonner avec justesse et donner à la représentation sa parfaite cohérence illusionniste. Cette conception qui a si longtemps prévalu chez nous est évidemment révélatrice de l'attitude d'un esprit dominateur qui soumet la nature par son regard ; et le geste mental que fait spontanément l'artiste issu de nos civilisations consiste à projeter sa pensée sur le monde afin de l'organiser selon son intelligence ; à en faire en quelque sorte un microcosme où il régnera en maître.

Tout autre est l'évocation de la nature par la peinture chinoise. Dans cette tradition en effet, l'artiste n'organise pas le monde à partir de l'endroit qu'il occupe ; et il ne se soucie pas d'assigner à chaque élément du paysage sa place exacte dans une composition rigoureuse. Avec lui, l'image fonctionne toujours peu ou prou à la manière d'un panoramique le long duquel le regard se déplacerait librement. Cet artiste en somme ne fige pas le monde autour de lui ; on pourrait dire qu'il le laisse vivre de sa propre vie et se contente d'accueillir les signes qu'il en reçoit sans chercher à les intégrer dans une perspective homogène à laquelle il imposerait les lois de sa propre intelligence.

En étudiant ces traditions picturales, il faut d'ailleurs remarquer que ces gestes mentaux sont cohérents avec le traitement qu'on y fait de la figure humaine. Il laisse en effet deviner deux manières très différentes d'envisager la relation de l'homme avec le milieu. Dans la peinture occidentale, le personnage occupe volontiers une place prépondérante ; la nature étant conçue comme un simple décor et lui servant d'écrin. À l'époque classique point de paysage dont une scène animée ne soit le prétexte et il a fallu une longue évolution à l'art occidental pour que le paysage soit reconnu comme un sujet à part entière. En Chine, au contraire, le primat est à la nature. Elle est l'objet essentiel d'une composition où, reléguée au rayon des accessoires, la silhouette humaine sert plutôt de repère. En somme, le peintre occidental construit le paysage autour de l'homme qui est « la mesure de toutes choses », alors que son homologue chinois incorpore cet homme dans la trame d'un univers qui l'engloutit et où il semble chercher sa route à tâtons. D'un côté, un homme au regard souverain qui ordonne l'univers et le garde à distance ; de l'autre, un homme très différent qui se laisse docilement noyer dans le monde qui l'entoure ; et l'on sent bien que ce qui les différencie l'un de l'autre relève en profondeur d'un engagement charnel et des gestes mentaux singuliers que chacun privilégie.

Cet exemple de la peinture de paysage nous fait sentir que la confrontation des civilisations ne saurait se résoudre par un échange purement idéologique ; que pour comparer les cultures et essayer de faire vivre ensemble les hommes dont elles ont éduqué le regard, il convient de mettre un peu de côté leurs productions littéraires et artistiques, leurs dogmes et leurs croyances et de se placer sur le plan de l'anthropologie, en s'intéressant en priorité à ces représentations de la vie mentale qui sous-tendent l'activité de l'esprit et la conditionnent toujours dans une certaine mesure. C'est en tout cas ce que nous incitent à faire les travaux de Jousse et de Lagaranderie ; deux pédagogues qui se sont intéressés à la gestuelle mentale et à la part que le corps prend dans la production et dans l'expression de la pensée.

Cet individu qui observe, raisonne, analyse, comment a-t-il l'impression que son cerveau fonctionne ? Quel geste se figure-t-il que son esprit fait en pensant ? Vit-il son attention comme un flux tendu ou comme un mouvement ondulatoire ? Sa pensée se focalise-t-elle sur son objet ou se donne-t-elle au contraire du recul comme pour le survoler ? Est-ce qu'elle soupèse ou est-ce qu'elle tranche ? Est-ce une flèche qui va droit à son but ou un fragile équilibre qui se cherche ? Lui paraît-elle univoque ou lui donne-t-elle l'impression d'une nébuleuse complexe et hésitante, propre à se cristalliser en une multitude de combinatoires imprévisibles ? Telles sont les questions qu'il convient de se poser avant de comparer les productions d'une pensée humaine qui engage l'homme dans tout son être et dans laquelle nous avons trop tendance à ne voir qu'une mécanique purement formelle et une combinatoire de concepts.

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A les aborder sous le seul angle de la gestuelle mentale, on est tenté de répartir les cultures en trois grandes familles ; en les faisant correspondre aux notions qu'elles ont élaborées pour désigner le principe de la connaissance : le logos pour la Grèce antique, le H pour la Chine et le menrah pour le monde de la Bible. Ce sont les trois notions de base qui pourraient contribuer à structurer une éventuelle anthropologie de la pensée.

Ce qui, dans les trois cultures, détermine en premier lieu les gestes mentaux, c'est l'idée qu'on s'y fait de la position réciproque de l'esprit qui connaît et du monde extérieur, ou, pour parler comme les professeurs de philosophie, de la relation du sujet et de l'objet. Afin de donner au lecteur une vision plus concrète de ces trois attitudes, je vais lui proposer une image. Elle met en scène trois baigneurs autour d'une piscine.

Le premier de ces baigneurs est un philosophe grec. Assis au bord du bassin, il observe l'eau en se livrant à des spéculations sur sa nature. Mais l'idée ne lui vient pas d'y plonger le bout du doigt ; de sorte qu'il n'est sûr, m de ses conjectures, ni même de l'existence de cet élément liquide qu'il voit là devant lui, mais pourrait aussi bien n'être qu'une illusion, inspirée par quelque « mauvais génie ». Comme Descartes, la seule chose dont il soit vraiment sûr, c'est de l'existence de sa propre pensée.

Le second baigneur est un sage chinois. Les yeux ouverts, il est totalement immergé dans la piscine et il a de ce qui l'entoure une vision très floue. Mais surtout, il distingue assez mal son corps de l'eau dont la fraîcheur le pénètre ; de sorte que ce sont les limites de sa propre personne qui lui posent question.

Quant au troisième baigneur, le voilà qui prend un gobelet, le plonge dans le bassin, le remplit et en absorbe le contenu ; de sorte que sa connaissance de l'eau est indissociable de ce qu'il sent s'opérer à l'intérieur de son corps.

Ce baigneur-là est un homme de la Bible.

On comprendra facilement qu'à des relations si différentes entre l'homme et son milieu ne s'appliquent pas les mêmes « gestes mentaux ». L'esprit ne peut pas se comporter de la même façon selon que le sujet s'imagine être à l'intérieur ou à l'extérieur de l'objet de sa connaissance ; et à fortiori s'il a le sentiment que cet objet pénètre en lui pour à la fois s'y dissoudre et le changer. Ainsi, la pensée de notre baigneur grec se configurera-t-elle spontanément à des gestes volontaires tels que : « projeter », « séparer », « distinguer », «circonscrire » ; bref à des gestes qui imposeront leur loi à la matière. Au contraire, notre Chinois verra plutôt sa pensée « adhérer » à la réalité environnante ou « se fondre » en elle ; un peu comme un instrument de musique qui se met au diapason de l'orchestre. Quant à l'activité mentale de notre Hébreu, elle fera plutôt penser — et cette image n'est pas gratuite — à un métabolisme. 

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Fût-ce d'une manière schématique, il convient d'évoquer ici les types de rationalité qui, dans ces trois pôles culturels, sont censés sous-tendre l'activité de l'esprit. On le fera en comparant d'abord notre logos grec avec ces notions de li et de tao, propres à cette civilisation chinoise dont on a pu dire qu'elle était « l'autre pôle de l'expérience humaine ». On situera ensuite par rapport à ces deux traditions, l'idée hébraïque de menrah, c'est-à-dire l'idée d'une pensée qui, à l'instar de l'Esprit de Dieu, s'incarne pour donner vie.

L'anthropologie sous-jacente à la pensée grecque - et à sa suite à la philosophie occidentale, induit donc un principe d'altérité qui pose le sujet et l'objet comme radicalement extérieurs l'un à l'autre. Aussi, dans cette tradition, la possibilité de connaître est-elle liée au point de savoir si l'hiatus qui les sépare peut ou non être franchi ; en d'autres termes si la cohérence du logos peut rendre compte de celle de l'objet qu'il vise. La question qui, tout au long de son histoire, n'a cessé de hanter la pensée occidentale fut celle de la conformité du réel avec son idée : cette fameuse « adaequatio rei et intellectus » chère à saint Thomas d'Aquin.

Ce doute sur la validité de la connaissance a trouvé sa première expression dans le fameux « mythe de la caverne » ; texte fondateur qui montre l'homme prisonniers de l'illusion, coupé du réel et obligé à un effort pour en trouver, ou plutôt en retrouver le chemin. Après Platon et son idéalisme, la question a trouvé des réponses dans le « concrétisme » d'Aristote et dans le nominalisme de Guillaume d'Occam ; avec la querelle des universaux, elle a fourni son fond de commerce à la scholastique médiévale et elle est toujours restée au cœur de la philosophie moderne ; même avec la phénoménologie qui a pourtant prétendu dépasser l'opposition traditionnelle entre  l'être et l'apparaître et a considéré l'essence comme une donnée immédiate de la conscience, susceptible d'être saisie en dehors de toute pensée réflexive.

Dans l'univers philosophique qui naît en Grèce. l'homme a tendance à se vivre comme une pure intellectualité et à considérer la réalité comme une étrangeté radicale. Et quoi qu'elle ait tenté pour dépasser ce schéma, pensée occidentale a toujours été hantée par l'idée que quelque part entre l'esprit de l'homme et le monde, le lien était irrémédiablement rompu.

C'est dans un tout autre univers mental que nous plonge la pensée chinoise. Elle inscrit le sujet et l'objet dans un continuum et n'opère pas sur la réalité extérieure ce travail de détermination et de fragmentation auquel nous nous livrons si spontanément. Non seulement le regard n'y découpe pas la trame du monde en objet totalement distincts, mais l......... p38

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Si opposés qu'ils soient, ces deux modes de connaissance ont en commun de consister en une saisie de l'objet par la pensée ; même si cette saisie s'opère de deux façons différentes : ici par la distanciation du regard et l'entremise du concept ; là dans une sorte d'osmose par laquelle l'esprit s'insinue dans la vie secrète des choses. Dans les deux cas la pensée joue le rôle d'une interface entre l'esprit et le monde : dans l'un en le construisant, dans l'autre en se fondant en lui et en en recueillant l'empreinte.

Il en va tout autrement avec la Bible. La connaissance y ressemble plutôt à un processus d'incarnation par lequel l'objet se mettrait à exister à l'intérieur du sujet et transformerait sa conscience. Ici la pensée ne se contente pas de restituer la réalité en s'en donnant un équivalent mental et elle ne consiste pas non plus en une relation fusionnelle entre l'objet et l'esprit. Pour emprunter au vocabulaire de Marcel Jousse, elle connaît cette réalité en la rejouant intérieurement. Et cette démarche est essentiellement différente, car c'est une chose que l'esprit reflète le monde et ses mutations et c'en est une tout autre qu'il participe à sa création en refaisant les gestes qui l'animent.

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Ce mécanisme mental, la Bible l'exprime à travers deux métaphores complémentaires : celle de la relation amoureuse dont nous avons déjà parlé et sur laquelle nous allons longuement revenir et celle de la nutrition qui est caractéristique des civilisations de « style oral » et que Jésus applique à son propre enseignement quand il déclare : « La Parole que Je vous donne est vraie nourriture. »

Ici, la pensée n'est pas la production ou la réception par la conscience d'une image mentale ou d'un concept, mais un processus d'habitation de cette conscience par un objet qui, en s'y déployant, la modifie. C'est en somme, transposé au plan de l'esprit, le mécanisme mental d'ingestion d'un aliment qu'un processus de digestion transforme en vie.

Si, comme je l'ai fait pour les traditions occidentale et chinoise, il me fallait associer cette modalité de la connaissance à une école de peinture, je proposerais volontiers l'art byzantin de l'icône. Son principe en effet ne consiste ni à construire, comme dans l'art occidental, une représentation du réel, ni à susciter un sentiment de communion avec l'univers, comme le fait l'art chinois, mais pour ainsi dire à rendre l'objet figuré présent dans la conscience du spectateur. Dans la liturgie orthodoxe ce n'est pas l'image du monde divin que le fidèle embrasse et vénère, c'est ce monde lui-même qu'il touche ; et c'est afin de susciter sa présence que l'artiste a recours à cette perspective « divergente » qui lui est si particulière. Cette facon de figurer l'espace consiste à faire converger les lignes de fuite, non vers l'horizon de la représentation, mais au contraire à l'avant du tableau, vers l'endroit d'ou il doit être contemplé. Aussi, au lieu d'avoir affaire à un microcosme fermé que le spectateur observerait de l'extérieur, ou à une trame dans laquelle il faudrait que son regard s'insinue, on a ici un système qui donne l'impression d'une invasion de l'esprit par la réalité représentée ; une invasion

 

http://www.pagesorthodoxes.net/trinite/trinite-agr-cadre.htm

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La condition de la fécondité de l'esprit, c'est que les idées et leurs combinatoires restent ouvertes, qu'elles ne se figent pas dans une formulation réductrice ou, pour reprendre l'image de la nutrition, que le métabolisme de la pensée y trouve des aliments assimilables.

Dès sa première ligne la Torah met en garde contre la prétention de l'esprit à rendre un compte exhaustif de la réalité et à vouloir enfermer la Création dans le langage ou le concept ; contre la prétention de l'idée à être parfaitement et définitivement adéquate à la chose. La pensée biblique réfute en cela les prétentions du logos grec et avec André Neher, il est permis de voir en elle une sorte « d'anti-philosophie ».

« Béréshit barha Elohim» : « Au commencement Dieu créa. »

On sait l'importance symbolique que la tradition juive attache au fait que le verset initial de la Genèse ne commence pas par la première lettre de l'alphabet mais par la seconde qui est le beth. La succession alphabétique symbolisant la Création tout entière, le texte exprime ainsi qu'aucune parole - fût-elle tirée du plus inspiré des livres - ne saurait l'exprimer pleinement ; que ni les mots des hommes, ni leurs concepts, ni leurs systèmes de pensée ne pourront jamais rendre compte d'une vérité qui, dans sa plénitude, restera toujours hors de portée de leur esprit. Et le lecteur de la Torah est ainsi averti qu'il devra chercher la vérité, non seulement à l'intérieur des textes, mais surtout à leur marge ; ou, pour reprendre une expression de Marc-Alain Ouaknin, « au-delà de leurs versets ».

C'est pour cette raison que chez les adeptes du Talmud la lecture ne consiste pas à saisir un sens univoque que le texte contiendrait, mais à y susciter le surgissement d'une pluralité de significations possibles. La Torah exprime la vérité, mais le discours qui la porte n'est pas de l'ordre de la simple affirmation. 1l se présente plutôt comme un questionnement incessant où les réponses devraient être autant d'ouvertures sur de nouveaux questionnements. Cela fait, dit-on, de la pensée biblique une « pensée du peut-être » qui oblige l'esprit à rester toujours accueillant à de nouvelles mutations des idées ; et à éviter à tout prix l'enfermement de ces idées dans des mots ou des idéologies. Singulière conception de la pensée qui rappelle cette belle formule du philosophe Alain : « Une idée, même vraie devient fausse à partir du moment où on s'en contente. »

On sait l'usage curieux que les sages d'Israël font des mots : l'attention qu'ils portent à leur « valeur numérique", à leurs flexions, aux analogies qu'ils présentent les uns avec les autres. Ils y voient des indices trahissant la présence d'autres niveaux de sens à révéler au-delà de la signification explicite de l'écrit. Cela donne au texte un caractère un peu instable qui tait penser à une matière fluctuante. Elle a fait dire à Ouaknin que la langue de la Bible n'est pas une langue de mots mais une « langue de lettres » ; entendant par là que la parole n'y est pas figée et qu'au prix de légères modifications de leur combinatoire, les lettres peuvent toujours en infléchir ou en changer la forme pour en faire jaillir des contenus inédits.

 

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Si la vérité est toujours au-delà de ce que l'homme peut en dire, c'est dans le processus génésique des choses qu'il convient de la chercher et non dans un concept que l'on parviendrait à faire parfaitement coïncider avec elles. Pareille affirmation n'a rien à voir avec un relativisme qui ruinerait l'idée même de vérité. Elle appelle simplement un autre geste mental de connaissance. Avec la Bible, on ne nie pas que la vérité existe bel et bien, indépendamment de l'esprit qui la pense, mais on la voit prise dans le mouvement incessant de la Création, ce qui interdit de la figer ; de sorte que pour connaître les choses sans les amputer d'une part essentielle d'elles-mêmes, l'homme ne peut faire autrement que de configurer sa propre pensée au flux divin qui les crée.

Ainsi en est-il de la valeur morale de nos actions. Elle ne tient pas à leur conformité à une norme de comportement, mais à la justesse de l'élan qui les inspire et leur fait actualiser cette norme. C'est de l'amour seul que procèdent toutes les vérités de la morale et ce n'est pas à l'exactitude mais à l'amour avec lequel nous accomplissons la loi que nous serons jugés. Rien n'est étranger à l'Évangile comme une Loi dont il suffirait d'appliquer les préceptes ; et à la Bible comme ces concepts que la philosophie grecque essaie de faire coïncider avec la réalité. À l'instar de la tradition chinoise, elle ne sépare pas la pensée d'une vie qui change sans cesse ; mais à sa différence, elle ne fait pas consister la connaissance en une simple mise au diapason de l'esprit et du monde ; parce que dans sa perspective, le monde n'est pas seulement en état de « mutation », mais impliqué dans une genèse continue. Si elle pose implicitement l'incapacité des choses et des idées à se correspondre parfaitement, ce n'est pas parce que le monde est indéterminé et impermanent, mais parce qu'il reste « à venir » ; ce qui est bien différent.

L'insuffisance que la Bible dénonce dans la parole humaine tient au fait que l'univers jaillit en permanence du néant comme une nouveauté radicale. Et cette relation singulière qui structure la connaissance, induit une gestuelle mentale différente de celles qui animent aussi bien la pensée du Chinois que celle du Grec ; une gestuelle qui ne produit l'idée ni par mise au diapason, ni par détermination, mais qui l'accueille plutôt, comme en une épiphanie.

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Le rejet d'un enfermement conceptuel qui risquerait d'obérer le processus de la création ne concerne pas seulement la connaissance que l'homme a du monde ; il affecte aussi l'idée qu'il se fait de sa propre existence, de son statut ontologique. Car l'opération mentale qu'il applique à la connaissance des choses lui sert également à se connaître lui-même.

Le fait que l'univers dont l'homme se sent faire partie procède d'une ontogenèse incessante et qu'il soit lui-même le lieu où elle doit s'accomplir, est déterminant sur le plan de l'anthropologie. Contrairement aux disciples d'un Platon, un homme élevé dans une pareille vision de lui même et du monde ne saurait se chercher dans un archétype qui participerait de la perfection d'un univers achevé ; ni non plus se vivre, à la façon des sages chinois, comme le reflet du Grand Tout et de ses mutations incessantes. Pour ménager la liberté de ses créatures, le Dieu de la Bible laisse sa Création à l'état de chantier et cela entraîne pour l'homme deux conséquences majeures : d'abord qu'aucune pensée humaine ne pourra jamais rendre de lui un compte définitif ; ensuite qu'il ne saurait - sauf à obtenir le secours de Dieu - se mettre en parfaite adéquation avec lui-même. Tirant sa vie d'un inépuisable courant de fécondité, le fils d'Adam doit laisser advenir les infinies potentialités qu'il porte en lui , comme un texte doit laisser surgir les multiples sens qu'il recèle. C'est là la condition pour qu'il puisse dépasser les conditionnements de son espèce et trouver une raison d'être au-delà d'une vie qui ne trouve pas sa plénitude dans un quelconque état naturel.

Pour qu'il ait part à sa divinité, Yahvé a donc voulu faire de l'homme ce point sublime où Sa Création resta inachevée. Il a ainsi accordé au fils d'Adam une sorte de liberté ontologique qui lui donne pour vocation, non de réaliser un modèle humain préfabriqué et idéal, mais de participer à sa propre création ; le condamnant du même coup à être une sorte de béance ontologique et à se chercher dans l'imperfection même de sa nature. On touche ici à la grande originalité de la Bible qui est son indifférence vis-à-vis des schémas abstraits et des perfections idéales. La pensée hébraïque est en effet une pensée qui - comme André Neher et Claude Tresmontant l'ont bien montré - « poursuit l'universel à travers le singulier » et ne sépare jamais ni l'accident de l'essence, ni la matière clé l'esprit. Rien ne lui est plus étranger que cette vision platonicienne d'un monde des idées où résiderait la vérité immuable des choses ; que cette conception désincarnée de l'Homme avec un grand « H » auquel, pour atteindre à la perfection, l'homme réel n'aurait qu'à se configurer. L'homme de la Bible est inconcevable sans ses misères et sans ses limites, parce que sa perfection ne s'atteint pas, comme le rêvaient les stoïciens et comme le voudraient les disciples du Bouddha, par l'effacement de ces limites ou par l'occultation de ces misères, mais, au contraire, grâce à elles ; en les assumant et en les dépassant, afin de leur conférer le sens qui leur fait défaut. Ce qui domine chez un tel homme, c'est le sentiment que la vie se crée en lui. Il la ressent de tout son être, avec son esprit qui pense en images si concrètes et avec sa chair où son esprit s'accomplit. Plutôt qu'un être, la vie que Dieu lui donne en permanence fait  de cet homme-là un incessant surgissement d'être.

En prenant l'exemple de la peinture, nous avons vu que la pensée chinoise installait le sujet dans une

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III La pensée comme épiphanie  .... p125

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IV L'entretien avec Nicodème ....p135

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L'urgence pour Jésus n'est pas d'apporter aux questions des hommes des réponses qui s'inscriraient dans la problématique qui est la leur. Il se garde bien de réfléchir selon leurs normes et de prendre part à leurs débats d'idées. Ce qu'il veut c'est leur révéler une faculté de leur esprit qu'ils ignorent ; et s'il ajoute à l'adresse de Nicodème « Ne t'étonne pas si je t'ai dit il faut naître de nouveau », c'est bien pour l'avertir que ce qu'il veut lui faire découvrir est totalement étranger à ses habitudes de pensée et suppose chez lui une véritable transformation de la vie mentale.

Ce « penseur » doit comprendre que son esprit n'est pas une machine à prendre possession du monde et à contrôler les idées et que pour accueillir la vérité l'homme doit toujours peu ou prou se dessaisir de ses certitudes ; chose bien difficile à admettre pour un intellectuel qui ramène si facilement la réalité aux dimensions de son esprit et ne se résout pas volontiers à mettre en cause les théories qu'il a laborieusement forgées. À l'instar de leur premier ancêtre, les fils d'Adam font spontanément de la pensée et du langage des outils de domination ; aussi sont ils crispés sur un savoir qui les rend sourds à ce qui ne vient pas d'eux.

Nous parlons de ce que nous connaissons, nous témoignons de ce que nous avons vu, mais vous ne recevez pas notre témoignage (jean 3, 11)

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V La révélation du féminin  .....p153

164 à 166

 A ce progrès des Lumières qui est un peu celui de l’absolutisme masculin, nous en préférerons un autre qui va dans le sens opposé et fait de la révélation du féminin enjeu essentiel de l'histoire humaine. Il commence avec la création d'Eve et s'accomplit, dans le récit de l'Apocalypse de Jean, avec cette femme vêtue de soleil qui écrase sous son pied la tête du serpent ; de ce même serpent tentateur dont la ruse avait consisté à rendre stérile esprit de nos premiers parents en les attirant dans une logique du bien et du mal et en les enfermant ainsi dans une pensée réductrice qui les priva pour longtemps de leur aptitude à créer et à se créer.

   La naïve déclaration d'amour que Ish fait à Isha est le véritable point de départ de la grande aventure de l'espèce humaine ; aventure au cours de laquelle l'homme devra se construire en découvrant progressivement cette mystérieuse part féminine qui vient accomplir en lui le projet de la Création. Car non seulement la femme est ce qui résout la carence ontologique de l'être humain, non seulement elle est ce qui donne chair et sens au verbe abstrait de l'homme, mais elle est aussi l'enjeu d'une histoire dont la Bible nous annonce dès la Genèse qu'elle sera le théâtre d'une lutte sans merci entre sa descendance à elle et celle du serpent ; d'un combat multiforme dont l'enjeu véritable sera la possibilité même de ce mariage intime qui rend la pensée féconde et libre et rendra de l'homme « créateur de lui-même ».

Tel est le défi que l'être humain doit relever ; et il est d'autant plus urgent qu'il le relève que la société moderne rend chaque jour plus pesants les mécanismes qui régulent ses comportements et formatent sa pensée ; d'autant plus urgent que, sous prétexte d'égalité des sexes, elle se livre — significativement — à une gigantesque entreprise d'intoxication idéologique qui vise à imposer le masculin comme seul modèle acceptable de l'expérience humaine. La femme revendique ajuste titre l'égalité des droits, mais si elle le fait seulement en copiant les manières de son compagnon — en s'habillant comme lui et en exerçant les métiers qui lui étaient traditionnellement réservés — elle risque de renoncer à elle-même et de se laisser s'imposer une civilisation où le féminin n'aura plus sa place ; un monde où Isha ne pourra plus être que le reflet de Ish.

 S'ils veulent cette liberté créative qui fera d'eux des « êtres sources », s'ils veulent que leur vie échappe à la tyrannie du logos réducteur et à ses idéologies meurtrières, il est urgent que l'homme- et la femme retrouvent ensemble la vraie dimension de ce mariage qui est le modèle de leur vie spirituelle, en s'initiant à une pensée qui a la fécondité pour paradigme.

........ fin

 

 

Citations relevées dans le livre

 " Dieu créa l'homme le moins possible "   A. Blanc de Saint-Bonnet ...en excergue

 

 

" Une idée, même vraie devient fausse à partir du moment où on s'en contente" Alain   ...p43

 

 

 

 

 

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