La nature de la crise
La France hésite entre
la peur et la révolte. À une question de l'Institut de sondage CSA
leur demandant, en mars 1997, ce qu'évoquait pour eux le système
économique, 17 % des Français répondaient l'espoir, 8 %
l'indifférence, 41 % la peur, 31 % la révolte'. Entre 1975 et 1995, la
vision du futur économique et social â, par étapes, basculé. Le rêve
d'un enrichissement universel, dominant jusqu'à la fin des années 70,
a été remplacé entre 1985 et 1990 par l'image d'une société
stationnaire, dure à certaines minorités, mais assurant aux trois
quarts de la population le maintien d'un niveau de vie élevé. Enfin
s'est répandu, au milieu des années 90, le cauchemar d'une régression
sans fin, d'une paupérisation de secteurs de plus en plus vastes de la
population, d'une inexorable montée des inégalités. Dans le nouvel
imaginaire collectif, 20 % des gens s'enrichissent, pour certains
au-delà de toute mesure, mais 80 %, sont précipités, les uns après les
autres, selon un ordre mystérieux, dans le puits sans fond de
l'adaptation. L'idée de modernité s'oppose désormais à celle de
progrès. La nécessité économique explique tout, justifie tout, décide
pour l'humanité assommée qu'il n'y a pas d'autre voie. Le souci
d'efficacité exige la déstabilisation des existences, implique la
destruction des mondes civilisés et paisibles qu'étaient devenus,
après bien des convulsions, l'Europe, les Etats-Unis et le Japon.
La mondialisation -
globalisation selon la terminologie anglosaxonne - serait la force
motrice de cette fatalité historique. Parce qu'elle est partout, elle
ne peut être arrêtée nulle part. Principe de rationalité,
d'efficience, elle n'appartient à aucune société en particulier. Elle
flotte, a-sociale, a-religieuse, a-nationale, au-dessus des vastes
océans, l'Atlantique et le Pacifique s'affrontant pour la prééminence
dans un combat vide de conscience et de valeurs collectives. Que faire
contre une telle abstraction, une telle délocalisation de l'histoire?
1. Sondage CSA-L'Événement du
Jeudi, 13-19 mars 1997. La question exacte était: « Quand vous pensez au
système économique tel qu'il fonctionne actuellement, qu'est-ce que cela
suscite en vous ? »
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.......pour comprendre la
crise, l'hypothèse d'une dissolution des croyances collectives, dans
toutes leurs manifestations : déclin des idéologies, des religions, de
la conscience de classe, de l'État, du sentiment national. Toutes les
croyances qui assuraient la définition et la cohésion de groupes
capables d'agir collectivement semblent en voie de disparition, dans
un univers social et mental qui ne laisserait plus subsister que
l'individu. Mais c'est bien parce qu'il est seul, isolé, dans sa
parcelle de rationalité, que l'individu se sent écrasé par l'histoire
économique.
Nous vivons aujourd'hui
l'aboutissement logique de l'absurdité ultralibérale, qui, voulant «
libérer l'individu » de tout carcan collectif, n'a réussi qu'à
fabriquer un nain apeuré et transi, cherchant la sécurité dans la
déification de l'argent et sa thésaurisation. En l'absence de groupes
actifs, définis par des croyances collectives fortes - ouvrières,
catholiques, nationales - les hommes politiques du monde occidental
sont réduits à leur taille sociale réelle, par nature insignifiante.
Une abondance de textes nous assurent
en particulier que la nation, la plus active des croyances collectives
au vingtième siècle, est en voie d'être dépassée. Ultralibéralisme et
européisme, apparus dans les années 1980 pour dominer l'imagination
des strates supérieures des sociétés occidentales, ont en commun de
nier l'existence des nations et de ne plus définir des entités
collectives vraisemblables. On doit, pour cette raison, les considérer
comme des anti-idéologies, des croyances anticollectives, ou, pour
faire court, anticroyances, nettement distinctes des formes
doctrinales antérieures dont l'une des fonctions essentielles était la
cristallisation de groupes humains. La doctrine ultralibérale et le
credo monétaire maastrichtien, si opposés par certains de leurs
principes fondamentaux, libéraux et anglo-saxons dans un cas,
autoritaires et continentaux dans l'autre, s'appuient cependant sur
une même axiomatique postnationale. Le rejet de la nation s'exprime
ici « vers le haut », par un désir de la dissoudre dans des entités
d'ordre supérieur, l'Europe ou le monde; mais il peut aussi se tourner
« vers le bas », exigeant alors la fragmentation du corps social par
la décentralisation géographique ou par l'enfermement des immigrés
dans leurs cultures d'origine au nom du droit à la différence. Tous
ces phénomènes, que rien ne relie en apparence - européisme,
mondialisme, décentralisation, multiculturalisme - ont en réalité un
trait commun : le refus de la croyance collective nationale.
C'est ce rapport négatif à l'idée de
nation qui implique que l'on parle très spécifiquement
d'ultralibéralisme. Le libéralisme des dix-huitième et dix-neuvième
siècles était associé positivement au développement de l'idée
nationale. Il ne niait pas l'existence des collectivités humaines. Il
n'aurait jamais osé affirmer, avec Margaret Thatcher, que la société
n'existe pas'. Ce rapport inversé à la notion de croyance collective
suffit à définir le libéralisme classique et l'ultralibéralisme comme
relevant de natures différentes, et même opposées.
Selon la vulgate actuelle, la cause du
dépassement des nations doit être recherchée dans l'action des forces
économiques, dans cette globalisation dont la logique invincible
ferait exploser les frontières. Une autre interprétation est possible,
qui met à l'origine du déclin de la croyance collective nationale, non
pas l'économie, mais une évolution autonome des mentalités : la
dissociation et la stagnation culturelles qui caractérisent la période
ont mis à mal l'idéal d'égalité et la croyance en l'unité du groupe.
Je vais essayer de démontrer dans ce livre que la séquence logique
associant implosion des nations et globalisation économique est
inverse de celle qui est communément admise. La chute de la valeur
d'égalité entraîne celle de la croyance collective nationale qui
détermine à son tour le mouvement économique de globalisation. La
causalité part des mentalités pour atteindre l'économique :
l'explosion des nations produit la mondialisation, et non l'inverse.
En France comme aux États-Unis ou en Angleterre, c'est l'antinationisme
des élites, pour reprendre le terme efficace de Pierre André Taguieff,
qui mène à la toute-puissance du capitalisme mondialisé (2), qui mène
à la toute-puissance du capital mondialisé.
(1) " There is no such thing as
society."
(2) Taguieff, Les fins de
l'antiracisme; Michalon
Le désarroi français
de Alain Duhamel
Le 21 avril 2002, la France a été victime d'un
terrible infarctus politique. Elle a découvert qu'elle était devenue
une société de défiance, atteinte d'un mal insidieux, la perte de
confiance en son destin, en son pacte républicain. Incapacité à
réformer, à trouver une place satisfaisante dans le système
mondialisé, instabilité politique chronique, montée de la violence, de
l'insécurité, de la xénophobie, du racisme, de l'antisémitisme,
persistance du chômage, difficulté à contrôler l'immigration, à
réussir l'intégration, marginalisation d'une fraction alarmante de la
population à laquelle s'ajoutent la crise d'autorité, la peur de
l'Europe et d'un capitalisme financier cruel ; la sclérose d'un
système social échafaudé en période de croissance. Le livre d'Alain
Duhamel analyse ces divers symptômes, handicaps et blocages ; mais il
a aussi l'ambition, dans chaque domaine, de passer en revue,
d'expliquer, d'évaluer les décisions, les refus et les choix qui
peuvent y mettre fin. Non, la France n'est pas condamnée au déclin.
Elle est en proie à un grand désarroi. Elle peut et elle doit en
sortir
L'auteur vu par l'éditeur
Alain Duhamel, auteur de nombreux essais, éditorialiste
à RTL, collabore à l'émission politique de France 2 " Cent minutes pour
convaincre " et également à Libération, Le Point, Nice Matin, Les
Dernières Nouvelles d'Alsace, Le Courrier de l'Ouest