La "profanation de l’homme créé par l’amour 
      de Dieu" 
      Roumanie: Mgr Langa, 82 ans, 16 ans donnés aux prisons communistes 
      (1) 
      
      CITE DU VATICAN, Mardi 23 mars 2004 (ZENIT.org 
      
      http://www.zenit.org/article-7568?l=french ) – "J’ai 
      découvert ce que signifie éliminer le Christ de la vie sociale", témoigne 
      Mgr Tertulian Ioan Langa, 82 ans, qui a évoqué ses 16 années passées dans 
      les prisons communistes lors de la présentation du livre sur le martyre 
      des Eglises catholiques orientales. Il y décrit "la présence violente et 
      atroce du communisme athée".
 
      
      Nous traduisons (traduction rapide, de travail) de 
      l’italien ce témoignage à la première personne, sans rien retrancher. Nous 
      publierons la seconde partie demain.
 
      
      "Mon nom est Tertulian Langa et de ma vie, il y a 82 ans qui s’en sont 
      allés. Dont 16 en cadeau aux prisons communistes… 
 
      
      Ayant eu comme formateur spirituel, déjà dans ma prime jeunesse celui qui 
      serait devenu l’évêque martyr Ioan Suciu, et puis comme guides 
      intellectuels trois autres martyrs - Monseigneur Vladimir Ghika, l’évêque 
      Vasilie Aftenie et l’évêque Tit-Liviu Chinezu, tous victimes du communisme 
      athée - il était normal que toute ma vie porte l’empreinte de leur 
      spiritualité. A travers eux, j’ai découvert ce qu’est le communisme, ce 
      que signifie éliminer le Christ de la vie sociale et combien l’âme 
      humaine, la société tout entière, et la famille peuvent être mutilées 
      lorsqu’elles restent sans Eglise, sans la Très sainte Eucharistie, et sans 
      le culte de la Très sainte Vierge. De plus, en tant qu’homme ayant le sens 
      des réalités historiques et sociales, je n’ai pas pu ignorer la présence 
      soviétique athée massive et menaçante à la frontière de la Roumanie, et de 
      notre spiritualité. C’est à ces facteurs que je dois l’orientation 
      spirituelle et historique de ma vie. A moi je ne dois que ma réceptivité.
      
 
      
      La présence violente et atroce du communisme athée n’a pas constitué pour 
      les Occidentaux une réalité immédiate et concrète, mais purement 
      livresque. C’est ce qui explique la différence flagrante de perception et 
      de réaction face au communisme que manifestent les chrétiens et les 
      intellectuels en Occident, par rapport à ceux qui, dans l’Est européen, 
      ont vécu et subi le monde communiste. 
 
      
      A 24 ans, en 1946, j’étais un jeune assistant à la faculté de philosophie 
      de l’université de Bucarest. La présence brutale et humiliante des troupes 
      soviétiques qui avaient occupé quasi un tiers du territoire national, je 
      l’ai subie, au niveau personnel avec le fait qu’il m'était intimé, en tant 
      que membre du corps enseignant de l’université, l’ordre de m’inscrire 
      d’urgence au syndicat manipulé par le Parti communiste et soumis au 
      pouvoir des blindés soviétiques.
 
      
      J’étais déjà à ce moment là pleinement ancré dans l’attitude adoptée par 
      le magistère de l’Eglise catholique contre le communisme déclaré comme 
      portant un mal intrinsèque. Avec cette information de principe et 
      radicale, il n’y avait pas de place dans ma conscience pour des prétextes 
      à un compromis. J’ai renoncé à la carrière universitaire, en présentant 
      spontanément ma démission et en me retirant à la campagne en tant 
      qu’ouvrier agricole, mais cela ne suffit pas, parce que j’étais connu, 
      déjà à la faculté, comme militant catholique et anticommuniste. 
      Rapidement, un dossier pénal à charge contre moi a été improvisé et vu que 
      les accusations se fondaient sur des faits que le Code pénal n’incriminait 
      pas jusqu’alors (comme les rapports étroits avec l’épiscopat, avec la 
      nonciature, et aussi l’apostolat laïc), mon dossier fut mis avec celui de 
      la grande industrie. Après des traitements atroces pendant les 
      interrogatoires, le procurateur, en instance, déclara, avec une parfaite 
      logique athée: "Au dossier de l’accusé ne se trouve aucune preuve de sa 
      culpabilité, mais nous demandons le maximum de la peine: 15 ans de travaux 
      forcés, parce que s’il n’était pas coupable, il ne se trouverais pas ici". 
      Je répliquai: "Ce n’est pas possible que vous me condamniez sans avoir 
      aucune preuve!" "Ce n’est pas possible? Regarde comme c’est possible: 20 
      ans de travaux forcés pour avoir protesté contre la Justice du peuple. 
      Cette sentence est définitive et irrévocable". Donc, cela fut rendu 
      possible…
 
      
      Je considère que c’est un exemple édifiant pour qui que ce soit, de ce que 
      signifie une justice communiste comme celle que nous avons supportée et 
      subie et subissons encore, maintenant que nous allons entrer dans 
      l’Europe. Cela se passait alors que l’Eglise gréco-catholique de Roumanie 
      n’avait pas encore été mise hors la loi, et que l’on supposait que mon 
      arrestation et les tortures qui m’étaient infligées auraient réussi à me 
      transformer en un instrument en faveur de la future incrimination de nos 
      évêques, de l’Eglise gréco-catholique et de la nonciature.
 
      
      Je ne rapporte que certains moments les plus significatifs parmi les 
      centaines de ceux que j’ai vécus, durant les interrogatoires et les 
      détentions dans les prisons et dans les camps d’extermination communiste.
 
      
      J’ai été à Blaj, dans le bureau de l’évêque Ioan Suciu, alors 
      administrateur apostolique de la métropolie gréco-catholique de Roumanie. 
      Je m’étais présenté au chef de notre Eglise pour demander un conseil à la 
      Sainte Providence, étant donné que mon père spirituel, Mgr Vladimir Ghika 
      était caché à l’époque. Quelqu’un m’avait offert la possibilité de partir 
      à l’étranger. Comme il s’agissait d’une décision importante, je ne voulais 
      pas la prendre sans demander à la Providence. La réponse arriva: mon 
      arrestation. Je compris que je devais passer ma vie, pour une durée 
      indéterminée, dans les prisons créées par le régime communiste, mais 
      j’étais serein: je suivais le parcours de la Sainte providence…
 
      
      Je décrirai un moment particulier. C’était le Jeudi saint en 1948. 
      Jusqu’alors, pendant deux semaines, j’avais été battu avec une barre de 
      fer, sur la plante des pieds, à travers les brodequins: j’avais 
      l’impression que la foudre courait le long de ma colonne vertébrale et 
      explosait dans mon cerveau sans qu’on me pose aucune question, ils me 
      préparaient avec le fer pour que j’arrive adouci à l’interrogatoire. 
      J’avais les mains et les pieds liés et j’étais suspendu la tête en bas, 
      mes geôliers m’avaient enfilé dans la bouche une chaussette longtemps 
      utilisée dans les brodequins, et mus dans la bouche d’autres bénéficiaires 
      de l’humanisme socialiste.
 
      
      La chaussette était devenue la nouvelle méthode pour étouffer le son et 
      l’empêcher de percer au-delà du lieu de l’interrogatoire. D’autre part, il 
      était pratiquement impossible d’émettre un seul gémissement. De plus, je 
      m’étais bloqué moi-même psychiquement: je n’étais plus capable de crier ou 
      de me mouvoir. Mes tortionnaires ont interprété cette attitude comme du 
      fanatisme de ma part. Ils ont continué à s’acharner davantage en se 
      relayant pour me torturer. Nuit après nuit, et jour après jour. Ils ne 
      demandaient rien, puisque ce n’était pas la réponse qui les intéressait, 
      mais d’annihiler la personnalité, ce qui tardait à se produire. En 
      augmentant toujours leur effort pour annihiler ma volonté, pour enténébrer 
      ma pensée, ils prolongeaient indéfiniment la torture. Les brodequins en 
      loques tombèrent de mes pieds morceau par morceau.
 
      
      La nuit, dans les parages, dans une église perdue, on célébrait un office 
      liturgique, comme gémi par les sons éteints de cloches épouvantées. J’ai 
      tressailli. Jésus aura entendu tout mon cri muet, et puis d’une certaine 
      façon j’ai hurlé. Et j’ai hurlé comme de l’enfer: JESUS! JESUS! … Emis à 
      travers la chaussette mon cri n’avait pas été compris. Mais étant donné 
      que c’était le premier son qu’ils entendaient, les geôliers, considérant 
      qu’ils m’avaient fait plier, se déclarèrent contents. Puis ils me 
      traînèrent avec la couverture jusqu’à la cellule où je me suis évanoui. A 
      mon réveil, l’enquêteur se trouvait devant moi, une rame de papier à la 
      main: "Tu t’es obstiné, bandit, mais tu ne sortiras pas d’ici tant que tu 
      n’auras pas craché tout ce que tu tiens caché en toi. Tu as 500 feuilles. 
      Ecris tout ce que tu as vécu; tout sur ta mère, sur ton père, sur tes 
      sœurs, tes frères, tes cousins, et tes parents, tes compagnons, tes 
      connaissances, les évêques, les prêtres, les religieux, et les 
      religieuses, les politiciens, les professeurs, les voisins, et les bandits 
      comme toi. Ne t’arrête pas avant d’avoir fini le papier. Mais je n’ai rien 
      écrit. Non en raison de je ne sais quel fanatisme, mais parce que je n’en 
      avais pas la force.
 
      
      Environ quatre jour plus tard, le même individu: "Tu as fini d’écrire?" 
      Voyant que les feuilles n’avaient pas été touchées, il dit; "Si c’est 
      comme cela, déshabille-toi! Je veux te voir comme Adam au paradis!" 
      Certes, puisque je n’avais rien écrit! Il me semblait que non seulement le 
      corps, mais mon esprit était vidé. D’autres jours passèrent ainsi, vécus 
      la peau nue, sur le pavement de mosaïque; confort spécifique de 
      l’humanisme socialiste. Un autre individu se présenta après un peu de 
      temps encore, devant la porte. "Voyons alors qu’est-ce qu’il y a sur le 
      papier?… Rien, tu n’as rien? Toujours obstiné! Nous avons aussi d’autres 
      méthodes". Puis il sortit. Il revint avec un chien loup immense, qui 
      montrait ses dents menaçantes. "Tu vois, c’est Diana, la chienne héroïque 
      sur laquelle tes bandits ont tiré, dans la montagne. Elle va t’apprendre 
      ce que tu dois faire. Commence à courir!" "Comment, courir dans une pièce 
      de trois mètres!" Il y a avait aussi dans la pièce une ampoule de 300 
      watt, énorme pour une pièce de seulement deux mètres sur trois. Elle 
      n’était pas fixée au plafond mais au mur, au niveau du visage. "Commence à 
      courir!" La louve grognait farouchement, prête à l’attaque. J’ai couru 
      pendant six ou sept heures, mais je ne m’en suis rendu compte que vers 
      l’aube, en voyant la lumière pénétrer dans la cellule et en entendant des 
      mouvements à l’intérieur du bâtiment. De temps en temps il faisait sortir 
      la louve pour ses besoins. A moi, ce n’était pas permis… Quand j’ai 
      commencé à perdre l’équilibre, j’ai essayé de m’arrêter, la louve 
      vigilante, au commandement, m’enfonçait ses dents dans l’épaule, dans la 
      nuque, et dans le bras… 
 
      
      J’ai couru sous les yeux et les dents au moins pendant 39 heures sans 
      interruption! Mais, à la fin, je me suis écroulé. Je n’ai pas le temps 
      maintenant de vous décrire la psychologie d’une course sous la menace 
      d’une louve. Lorsque je me suis arrêtée, elle s’est lancée sur moi. Elle 
      m’a mordu au cou, mais sans m’égorger. Et alors que j’étais étendu comme 
      cela, je voyais une forme obscure, indéfinie. Je ne réussissais pas bien à 
      distinguer. Seulement sur le front et les paupières, j’ai senti couler 
      quelque chose de chaud et qui brûlait, j’ai compris que la bête, dégoûtée, 
      m’urinait sur le visage. D’après les paroles de mes bourreaux, j’ai 
      compris que j’avais couru pendant 39 heures. "Celui-là on peut l’envoyer 
      au marathon de Rio! Quelle résistance, la bête fasciste!" Voyant que même 
      le marathon ne réussissait pas à me convaincre de faire une déclaration 
      sur les évêques, la nonciature, ou quelque compagnon qui était recherché, 
      ils ont cru utile de passer à une autre méthode pour me convaincre: le 
      sachet de sable.
 
      
      Le jour suivant, dans un bureau, ils m’ont lié les mains et les pieds, à 
      une chaise, devant une table où un sachet de sable était posé. Je 
      n’arrivais pas à déchiffrer le décor. Un geôlier s’est planté derrière 
      moi, muet comme un pays complètement bâillonné. Dans l’angle, à un bureau, 
      un individu chauve portant une barbiche, qui voulait ressembler à Lénine. 
      Muet lui aussi, il fit seulement un signe de tête. Mon bourreau comprit 
      l’ordre. Il prit en main le sachet et me le projeta à la figure, pas très 
      violemment, mais en rythme, en accompagnant chaque coup de ce mot: 
      "PARLE!" Et de nouveau: "PARLE!", des dizaines, des centaines de fois, 
      peut-être des milliers; "PARLE!" Mais seulement, personne ne me demandait 
      rien. Juste cette voix caverneuse, monotone, qui me fichait dans le 
      cerveau l’idée impérative et irréfrénable de dire, de répondre à chaque 
      question qui serait imposée à ma conscience par l’organe inquisiteur. Ça 
      ne m’a pas été difficile de déchiffrer leur idée satanique de vouloir 
      éliminer et subordonner ma volonté. Après environ 20 coups, j’ai commencé 
      à appliquer là aussi, le principe moral: "Agere contra", en me disant en 
      conscience: JE NE PARLE PAS! A chaque coup: JE NE PARLE PAS! Des dizaines 
      de fois, des centaines de fois. Par l’autosuggestion, je m’étais appliqué 
      le stéréotype: JE NE PARLE PAS! C’était la seule façon de ne pas être 
      manipulable, avec le risque de devenir l’esclave de cette seule façon de 
      m’exprimer. Le fait s’est confirmé d’ailleurs lorsque, à partir de là, 
      automatiquement, de façon incontrôlable, à chaque question qui m’était 
      posée, sur n’importe quel sujet, je répondais: JE NE PARLE PAS!
 
      
      Je me rends compte du blocage intellectuel et même j’entrevois la 
      permanence de cet état. J’ai essayé pendant une année entière, de le 
      combattre, et avec beaucoup de difficulté, j’ai réussi à me libérer de ce 
      sinistre réflexe automatique.
 
      
      En tant que sujet dépourvu de valeur et d’intérêt dans les 
      interrogatoires, j’ai été transféré dans la prison souterraine de la zone 
      marécageuse de Jilava, à 8 mètres sous terre, qui avait été construite 
      autrefois comme forteresse pour défendre la capitale, mais était alors 
      complètement inutilisable, en raison des fortes infiltrations d’eau qui 
      pénétraient le béton. Rien ni personne n’y résistait. Seul l’homme, le 
      trésor le plus haut du matérialisme historique! Dans les salles de Jivala, 
      les pauvres hommes faisaient l’expérience des sardines: mais non pas dans 
      l’huile, mais dans leur propre jus, de sueur, d’urine, et des eaux 
      d’infiltration qui suintaient sans cesse des murs. L’espace était utilisé 
      de la façon la plus scientifique: deux mètres de long et 28 centimètres de 
      large par personne étendue par terre sur le côté. Certains, plus âgés, 
      étaient étendus sur des planches de bois, sans draps ni couvertures. Le 
      contact avec le bois se faisait sur l’os de l’os huméral, la partie la 
      plus protubérante de l’articulation du col du fémur et la partie extérieur 
      du genou et de la cheville. Nous nous tenions sur la pointe des os, pour 
      occuper un minimum d’espace. On ne pouvait appuyer la main que sur la 
      hanche ou l’épaule du voisin. On ne résistait pas ainsi plus d’une demi 
      heure. Et puis tous ensemble, au commandement, parce que c’était 
      impossible de le faire séparément, et l’un après l’autre on se retournait 
      de l’autre côté. 
 
      
      ..... deuxième partie ....
       
      
      "La pile de corps entassés, et disposés ainsi avait deux niveaux, lit 
      superposé improvisé. Sous ces deux-là, il y avait un troisième niveau où 
      les détenus gisaient directement sur le ciment. Sur le ciment, les vapeurs 
      de la condensation de la respiration de soixante-dix hommes, ajoutée aux 
      eaux d’infiltration et à l’urine qui n’entrait plus dans les latrines 
      improvisées, constituait un mélange visqueux où se débattaient ces 
      malheureux de ce dernier niveau. Au centre de cette pièce-tombeau de 
      Jilava, trônait un récipient métallique d’environ soixante-dix ou 
      quatre-vingt litres, pour l’urine et les besoins de soixante-dix hommes. 
      Il n’avait pas de couvercle, et par conséquent l’odeur et le liquide 
      débordaient abondamment. L’atteindre supposait d’être déjà passé par le 
      filtre c’est-à-dire le contrôle sévère appliqué tout nu, un contrôle où 
      l’on vérifiait tout l’organisme et tout orifice.
 
      
      Avec une baguette de bois, on nous raclait la bouche, sous la langue et 
      sur les gencives, au cas où les bandits auraient caché quelque chose. La 
      même baguette nous perforait les narines, les oreilles, l’anus, sous les 
      parties, toujours la même, comme un signe de l’égalitarisme qui assurait 
      la même norme pour tous. 
 
      
      Les fenêtres de Jilava n’étaient pas faites pour offrir de la lumière mais 
      pour l’empêcher puisqu’elles étaient toutes consciencieusement clouées de 
      planches de bois. Le manque d’air était si grand que pour respirer, trois 
      par trois, nous nous suivions à tour de rôle, le ventre en l’air, la 
      bouche vers le soupirail de la porte, une position dans laquelle nous 
      comptions rigoureusement 60 respirations, afin que les autres compagnons 
      puissent se remettre de leur évanouissement et de la carence d’oxygène 
      dans les tissus. Nous contribuions, à notre manière, à l’édification du 
      système le plus humain du monde…
      
      Churchill et Roosevelt savaient-ils ces choses lorsque, par un coup de 
      plume, sur la table de la honte de Téhéran, ils ont décidé que nous, 
      Roumains, nous étions des destins broyés par les mâchoires du Moloch 
      oriental rouge, que nous devions servir de cordon de sécurité pour leur 
      commodité? Et le Saint-Siège pouvait imaginer quelque chose?
      
      De Jilava - je saute de longues années de profanations humaines - nous 
      avons été transférés, les chaînes aux pieds, dans la prison d’isolement 
      cellulaire, appelée Zarka (ce qui veut dire fermée, un trou, aux 
      dimensions réduites, dans le noir), le pavillon de la terreur de la prison 
      d’Aiud. L’accueil reçu s’est déroulé selon le même rituel sinistre, 
      diabolique, de profanation de l’homme créé par l’amour de Dieu. Le même 
      raclement, les mêmes terribles bottes qu’ils nous fichaient dans les 
      côtes, dans le ventre, dans les reins. Malgré cela, nous avons noté une 
      différence : nous n’étions plus soumis au régime de conservation des 
      urines, de la sueur, de la condensation et du manque d’oxygène, mais nous 
      avons été soumis à une intense cure d’oxygénation. Tout nus, bandit après 
      bandit (c’est-à-dire ministres, généraux, professeurs universitaires, 
      hommes de science, poètes) et moi-même, qui ne représentait rien, sinon un 
      JE NE PARLE PAS! géant, une ferme et humble confiance dans la grâce qui 
      allait me faire surmonter l’épreuve. Nous devions tous disparaître en tant 
      qu’ennemis du peuple. Autrement, pas de progrès pour le tant proclamé 
      "Homme nouveau" soviétique, un homme qui se perpétue encore sur notre 
      souffrance. La cellule dans laquelle on m’avait fait entrer ne contenait 
      rien: ni lit, ni couverture, ni drap ou oreiller, ni table, ni chaise, ni 
      natte, et pas même une fenêtre. Seulement des barreaux d’acier et moi, 
      comme tous les autres, seul dans la cellule: je m’émerveillais de 
      moi-même, revêtu de ma seule peau et enveloppé de froid.
 
      
      C’était vers la fin novembre. Le froid devenait toujours plu pénétrant, 
      comme un compagnon de cellule désagréable. Au bout d’environ trois jours, 
      par la porte ouverte violemment on me lança un pantalon usé, une chemise à 
      manches courtes, un caleçon, un uniforme à rayures, et une paire de gros 
      souliers usés, sans lacets, sans chaussettes. Rien à se mettre sur la 
      tête. Mais une espèce de pot de chambre est arrivé, un objet misérable de 
      quatre litres environ. Je me suis habillé comme une fusée; congelé; le 
      quatrième jour, ils nous ont comptés. Au lieu de mon nom, ils m’ont donné 
      un numéro: K-1700 – l’année où l’Eglise de Transylvanie était réunie à 
      Rome. Pour l’état civil, j’étais déjà tué. Je ne survivais que 
      statistiquement. Puis est arrivé le "bouillon" servi avec une louche 
      contenant cent vingt-cinq grammes: un long fluide obtenu par l’ébullition 
      de la farine de maïs. Comme déjeuner, on nous servit une soupe de haricots 
      dans laquelle je pouvais compter environ huit ou neuf grains, et autant de 
      cosses vides, sans contenu. Pour le dîner, on nous apporta un thé de 
      croûte de pain brûlé. Au bout d’une semaine, les haricots furent remplacés 
      par un potage au son, où j’ai découvert quatorze grains. De temps en 
      temps, les haricots alternaient avec le potage au son. Nous vivions avec 
      moins de ce que reçoit une poule. Pour survivre au froid, nous étions 
      contraints de bouger sans cesse, de faire de la gymnastique. Au moment où 
      nous nous écroulions exténués de fatigue et de faim, nous tombions dans le 
      sommeil; un sommeil de quelques secondes, étant donné que le froid était 
      mordant. Un jour j’ai été réveillé d’un sommeil de ce genre par une voix 
      qui venait de l’autre côté du mur : "ici le professeur Tomescu (ancien 
      ministre de la santé). Qui es-tu?" En entendant mon nom, il me dit: "J’ai 
      entendu parler de toi. Ecoute-moi attentivement; nous avons tous été 
      amenés ici pour être exterminés. Nous ne collaborerons jamais avec eux. 
      Mais qui ne bouge pas meurt et devient donc un collaborateur. Transmets-le 
      aux autres: qui ne bouge pas meurt! Se promener sans cesse. Qui s’arrête 
      meurt!" Le pavillon immergé dans le silence lugubre de la mort résonnait 
      sous nos souliers sans lacets. Nous étions animés par l’énigmatique 
      volonté du peuple de rester dans l’histoire et par la vocation de l’Eglise 
      à rester vivante. Nous nous arrêtions de marcher seulement à 12 h 30 pour 
      une demi-heure lorsque le soleil s’arrêtait, avare pour nous, dans l’angle 
      de la pièce. Là, nichés le soleil sur le visage, je volais un flocon de 
      sommeil et un rayon d’espérance. Lorsque le soleil lui aussi 
      m’abandonnait, je sentais pourtant que je n’étais pas abandonné par la 
      grâce. Je savais que je devais survivre. Je marchais en me disant comme en 
      refrain, comme dépourvu de raison, avançant en scandant: JE NE VEUX PAS 
      MOURIR! JE NE VEUX PAS MOURIR! Et je ne suis pas mort! A chaque pas, je 
      scandais mentalement une prière, je composais des litanies, je me 
      remémorais des psaumes. 
 
      
      Nous avons continué à nous promener ainsi, en titubant vers la mort, 
      pendant dix-sept semaines. Qui n’avait pas la force ou la détermination de 
      bouger s’arrêtait dans la mort. Sur les quatre-vingt hommes entrés à la 
      Zarka, à peine trente ont survécu. Les barreaux de fer, peu à peu se 
      revêtaient de givre qui se formait sous le souffle de vie de notre 
      respiration, comme un brillant habit de passage vers le ciel. 
 
      
      J’étais convaincu, je croyais fortement que je devais arriver jusqu’au 
      bout de la nuit. Mais j’avais encore une longue route à faire. Arrivé 
      ensuite à ce que j’imaginais devoir être la liberté, je constatai que ce 
      n’était en réalité qu’une nouvelle manière d’être de la nuit, que le gel 
      entre l’Eglise gréco-catholique et la hiérarchie de l’Eglise sœur ne se 
      laissait pas encore fondre; nos églises continuaient à être confisquées et 
      le troupeau diminuait toujours, tué par les promesses. Mais le Seigneur 
      Christ aussi n’a vaincu que lorsqu’il a pu prononcer dans un dernier 
      souffle: Consummatum est ! ... Tout est accompli.
 
      
      Humblement, je demande pardon à tous ceux qui "ne sont plus" d’avoir 
      accepté de comprimer en quelques pages les centaines d’années de prison 
      des martyrs de l’Union. Je n’ai pas écrit grand chose de ces expériences 
      dramatiques. Qui peut croire à ce qui semble incroyable? Qui peut croire 
      que les lois de la biologie puissent être dépassées par la volonté? Et si 
      je devais raconter les miracles que j’ai vécus? Est-ce qu’on ne les 
      considèrerait pas comme des fantasmagories? Je supporterais plus 
      difficilement cela que les années de prison. Mais même Jésus n’a pas été 
      cru par tous ceux qui l’ont vu… Dès lors, de nombreux disciples se 
      retirèrent et n’allèrent plus avec lui (Jn 6, 66).
 
      
      Rien n’est un hasard dans la vie. Chaque moment que le Seigneur nous 
      accorde est lourd de sa Grâce – bienveillante impatience de Dieu -, et de 
      notre chance de lui répondre ou de notre témérité de le refuser. C’est à 
      chacun de nous de ne pas tout réduire à un simple récit dur, féroce, 
      incroyable. C’est au contraire le moment de comprendre que la grâce 
      accueillie ne freine pas l’homme mais le porte au-delà de ses attentes, et 
      de ses forces, et "les portes des enfers ne prévaudront pas contre elle" 
      (Cf. Mt 16,18); et que par cette rencontre le Seigneur attend de chacun 
      une action personnelle et professionnelle. Ce témoignage, à quoi me 
      sert-il à moi qui raconte, comment vous aide-t-il, vous, ici présents, 
      ouvrira-t-il ou fermera-t-il la porte de qui, par votre intermédiaire le 
      connaîtra? J’espère de tout cœur qu’il ouvre une porte du ciel. Parce que 
      le ciel est plus au-dessus de nous que la terre sous nos pieds". 
      
      
      
      Mgr Tertulian Ioan Langa, 82 ans 
      
      Vatican, 23 mars 2004 
      
      ZF04032404 
       
       
      
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