La "profanation de l’homme créé par l’amour
de Dieu"
Roumanie: Mgr Langa, 82 ans, 16 ans donnés aux prisons communistes
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CITE DU VATICAN, Mardi 23 mars 2004 (ZENIT.org
http://www.zenit.org/article-7568?l=french ) – "J’ai
découvert ce que signifie éliminer le Christ de la vie sociale", témoigne
Mgr Tertulian Ioan Langa, 82 ans, qui a évoqué ses 16 années passées dans
les prisons communistes lors de la présentation du livre sur le martyre
des Eglises catholiques orientales. Il y décrit "la présence violente et
atroce du communisme athée".
Nous traduisons (traduction rapide, de travail) de
l’italien ce témoignage à la première personne, sans rien retrancher. Nous
publierons la seconde partie demain.
"Mon nom est Tertulian Langa et de ma vie, il y a 82 ans qui s’en sont
allés. Dont 16 en cadeau aux prisons communistes…
Ayant eu comme formateur spirituel, déjà dans ma prime jeunesse celui qui
serait devenu l’évêque martyr Ioan Suciu, et puis comme guides
intellectuels trois autres martyrs - Monseigneur Vladimir Ghika, l’évêque
Vasilie Aftenie et l’évêque Tit-Liviu Chinezu, tous victimes du communisme
athée - il était normal que toute ma vie porte l’empreinte de leur
spiritualité. A travers eux, j’ai découvert ce qu’est le communisme, ce
que signifie éliminer le Christ de la vie sociale et combien l’âme
humaine, la société tout entière, et la famille peuvent être mutilées
lorsqu’elles restent sans Eglise, sans la Très sainte Eucharistie, et sans
le culte de la Très sainte Vierge. De plus, en tant qu’homme ayant le sens
des réalités historiques et sociales, je n’ai pas pu ignorer la présence
soviétique athée massive et menaçante à la frontière de la Roumanie, et de
notre spiritualité. C’est à ces facteurs que je dois l’orientation
spirituelle et historique de ma vie. A moi je ne dois que ma réceptivité.
La présence violente et atroce du communisme athée n’a pas constitué pour
les Occidentaux une réalité immédiate et concrète, mais purement
livresque. C’est ce qui explique la différence flagrante de perception et
de réaction face au communisme que manifestent les chrétiens et les
intellectuels en Occident, par rapport à ceux qui, dans l’Est européen,
ont vécu et subi le monde communiste.
A 24 ans, en 1946, j’étais un jeune assistant à la faculté de philosophie
de l’université de Bucarest. La présence brutale et humiliante des troupes
soviétiques qui avaient occupé quasi un tiers du territoire national, je
l’ai subie, au niveau personnel avec le fait qu’il m'était intimé, en tant
que membre du corps enseignant de l’université, l’ordre de m’inscrire
d’urgence au syndicat manipulé par le Parti communiste et soumis au
pouvoir des blindés soviétiques.
J’étais déjà à ce moment là pleinement ancré dans l’attitude adoptée par
le magistère de l’Eglise catholique contre le communisme déclaré comme
portant un mal intrinsèque. Avec cette information de principe et
radicale, il n’y avait pas de place dans ma conscience pour des prétextes
à un compromis. J’ai renoncé à la carrière universitaire, en présentant
spontanément ma démission et en me retirant à la campagne en tant
qu’ouvrier agricole, mais cela ne suffit pas, parce que j’étais connu,
déjà à la faculté, comme militant catholique et anticommuniste.
Rapidement, un dossier pénal à charge contre moi a été improvisé et vu que
les accusations se fondaient sur des faits que le Code pénal n’incriminait
pas jusqu’alors (comme les rapports étroits avec l’épiscopat, avec la
nonciature, et aussi l’apostolat laïc), mon dossier fut mis avec celui de
la grande industrie. Après des traitements atroces pendant les
interrogatoires, le procurateur, en instance, déclara, avec une parfaite
logique athée: "Au dossier de l’accusé ne se trouve aucune preuve de sa
culpabilité, mais nous demandons le maximum de la peine: 15 ans de travaux
forcés, parce que s’il n’était pas coupable, il ne se trouverais pas ici".
Je répliquai: "Ce n’est pas possible que vous me condamniez sans avoir
aucune preuve!" "Ce n’est pas possible? Regarde comme c’est possible: 20
ans de travaux forcés pour avoir protesté contre la Justice du peuple.
Cette sentence est définitive et irrévocable". Donc, cela fut rendu
possible…
Je considère que c’est un exemple édifiant pour qui que ce soit, de ce que
signifie une justice communiste comme celle que nous avons supportée et
subie et subissons encore, maintenant que nous allons entrer dans
l’Europe. Cela se passait alors que l’Eglise gréco-catholique de Roumanie
n’avait pas encore été mise hors la loi, et que l’on supposait que mon
arrestation et les tortures qui m’étaient infligées auraient réussi à me
transformer en un instrument en faveur de la future incrimination de nos
évêques, de l’Eglise gréco-catholique et de la nonciature.
Je ne rapporte que certains moments les plus significatifs parmi les
centaines de ceux que j’ai vécus, durant les interrogatoires et les
détentions dans les prisons et dans les camps d’extermination communiste.
J’ai été à Blaj, dans le bureau de l’évêque Ioan Suciu, alors
administrateur apostolique de la métropolie gréco-catholique de Roumanie.
Je m’étais présenté au chef de notre Eglise pour demander un conseil à la
Sainte Providence, étant donné que mon père spirituel, Mgr Vladimir Ghika
était caché à l’époque. Quelqu’un m’avait offert la possibilité de partir
à l’étranger. Comme il s’agissait d’une décision importante, je ne voulais
pas la prendre sans demander à la Providence. La réponse arriva: mon
arrestation. Je compris que je devais passer ma vie, pour une durée
indéterminée, dans les prisons créées par le régime communiste, mais
j’étais serein: je suivais le parcours de la Sainte providence…
Je décrirai un moment particulier. C’était le Jeudi saint en 1948.
Jusqu’alors, pendant deux semaines, j’avais été battu avec une barre de
fer, sur la plante des pieds, à travers les brodequins: j’avais
l’impression que la foudre courait le long de ma colonne vertébrale et
explosait dans mon cerveau sans qu’on me pose aucune question, ils me
préparaient avec le fer pour que j’arrive adouci à l’interrogatoire.
J’avais les mains et les pieds liés et j’étais suspendu la tête en bas,
mes geôliers m’avaient enfilé dans la bouche une chaussette longtemps
utilisée dans les brodequins, et mus dans la bouche d’autres bénéficiaires
de l’humanisme socialiste.
La chaussette était devenue la nouvelle méthode pour étouffer le son et
l’empêcher de percer au-delà du lieu de l’interrogatoire. D’autre part, il
était pratiquement impossible d’émettre un seul gémissement. De plus, je
m’étais bloqué moi-même psychiquement: je n’étais plus capable de crier ou
de me mouvoir. Mes tortionnaires ont interprété cette attitude comme du
fanatisme de ma part. Ils ont continué à s’acharner davantage en se
relayant pour me torturer. Nuit après nuit, et jour après jour. Ils ne
demandaient rien, puisque ce n’était pas la réponse qui les intéressait,
mais d’annihiler la personnalité, ce qui tardait à se produire. En
augmentant toujours leur effort pour annihiler ma volonté, pour enténébrer
ma pensée, ils prolongeaient indéfiniment la torture. Les brodequins en
loques tombèrent de mes pieds morceau par morceau.
La nuit, dans les parages, dans une église perdue, on célébrait un office
liturgique, comme gémi par les sons éteints de cloches épouvantées. J’ai
tressailli. Jésus aura entendu tout mon cri muet, et puis d’une certaine
façon j’ai hurlé. Et j’ai hurlé comme de l’enfer: JESUS! JESUS! … Emis à
travers la chaussette mon cri n’avait pas été compris. Mais étant donné
que c’était le premier son qu’ils entendaient, les geôliers, considérant
qu’ils m’avaient fait plier, se déclarèrent contents. Puis ils me
traînèrent avec la couverture jusqu’à la cellule où je me suis évanoui. A
mon réveil, l’enquêteur se trouvait devant moi, une rame de papier à la
main: "Tu t’es obstiné, bandit, mais tu ne sortiras pas d’ici tant que tu
n’auras pas craché tout ce que tu tiens caché en toi. Tu as 500 feuilles.
Ecris tout ce que tu as vécu; tout sur ta mère, sur ton père, sur tes
sœurs, tes frères, tes cousins, et tes parents, tes compagnons, tes
connaissances, les évêques, les prêtres, les religieux, et les
religieuses, les politiciens, les professeurs, les voisins, et les bandits
comme toi. Ne t’arrête pas avant d’avoir fini le papier. Mais je n’ai rien
écrit. Non en raison de je ne sais quel fanatisme, mais parce que je n’en
avais pas la force.
Environ quatre jour plus tard, le même individu: "Tu as fini d’écrire?"
Voyant que les feuilles n’avaient pas été touchées, il dit; "Si c’est
comme cela, déshabille-toi! Je veux te voir comme Adam au paradis!"
Certes, puisque je n’avais rien écrit! Il me semblait que non seulement le
corps, mais mon esprit était vidé. D’autres jours passèrent ainsi, vécus
la peau nue, sur le pavement de mosaïque; confort spécifique de
l’humanisme socialiste. Un autre individu se présenta après un peu de
temps encore, devant la porte. "Voyons alors qu’est-ce qu’il y a sur le
papier?… Rien, tu n’as rien? Toujours obstiné! Nous avons aussi d’autres
méthodes". Puis il sortit. Il revint avec un chien loup immense, qui
montrait ses dents menaçantes. "Tu vois, c’est Diana, la chienne héroïque
sur laquelle tes bandits ont tiré, dans la montagne. Elle va t’apprendre
ce que tu dois faire. Commence à courir!" "Comment, courir dans une pièce
de trois mètres!" Il y a avait aussi dans la pièce une ampoule de 300
watt, énorme pour une pièce de seulement deux mètres sur trois. Elle
n’était pas fixée au plafond mais au mur, au niveau du visage. "Commence à
courir!" La louve grognait farouchement, prête à l’attaque. J’ai couru
pendant six ou sept heures, mais je ne m’en suis rendu compte que vers
l’aube, en voyant la lumière pénétrer dans la cellule et en entendant des
mouvements à l’intérieur du bâtiment. De temps en temps il faisait sortir
la louve pour ses besoins. A moi, ce n’était pas permis… Quand j’ai
commencé à perdre l’équilibre, j’ai essayé de m’arrêter, la louve
vigilante, au commandement, m’enfonçait ses dents dans l’épaule, dans la
nuque, et dans le bras…
J’ai couru sous les yeux et les dents au moins pendant 39 heures sans
interruption! Mais, à la fin, je me suis écroulé. Je n’ai pas le temps
maintenant de vous décrire la psychologie d’une course sous la menace
d’une louve. Lorsque je me suis arrêtée, elle s’est lancée sur moi. Elle
m’a mordu au cou, mais sans m’égorger. Et alors que j’étais étendu comme
cela, je voyais une forme obscure, indéfinie. Je ne réussissais pas bien à
distinguer. Seulement sur le front et les paupières, j’ai senti couler
quelque chose de chaud et qui brûlait, j’ai compris que la bête, dégoûtée,
m’urinait sur le visage. D’après les paroles de mes bourreaux, j’ai
compris que j’avais couru pendant 39 heures. "Celui-là on peut l’envoyer
au marathon de Rio! Quelle résistance, la bête fasciste!" Voyant que même
le marathon ne réussissait pas à me convaincre de faire une déclaration
sur les évêques, la nonciature, ou quelque compagnon qui était recherché,
ils ont cru utile de passer à une autre méthode pour me convaincre: le
sachet de sable.
Le jour suivant, dans un bureau, ils m’ont lié les mains et les pieds, à
une chaise, devant une table où un sachet de sable était posé. Je
n’arrivais pas à déchiffrer le décor. Un geôlier s’est planté derrière
moi, muet comme un pays complètement bâillonné. Dans l’angle, à un bureau,
un individu chauve portant une barbiche, qui voulait ressembler à Lénine.
Muet lui aussi, il fit seulement un signe de tête. Mon bourreau comprit
l’ordre. Il prit en main le sachet et me le projeta à la figure, pas très
violemment, mais en rythme, en accompagnant chaque coup de ce mot:
"PARLE!" Et de nouveau: "PARLE!", des dizaines, des centaines de fois,
peut-être des milliers; "PARLE!" Mais seulement, personne ne me demandait
rien. Juste cette voix caverneuse, monotone, qui me fichait dans le
cerveau l’idée impérative et irréfrénable de dire, de répondre à chaque
question qui serait imposée à ma conscience par l’organe inquisiteur. Ça
ne m’a pas été difficile de déchiffrer leur idée satanique de vouloir
éliminer et subordonner ma volonté. Après environ 20 coups, j’ai commencé
à appliquer là aussi, le principe moral: "Agere contra", en me disant en
conscience: JE NE PARLE PAS! A chaque coup: JE NE PARLE PAS! Des dizaines
de fois, des centaines de fois. Par l’autosuggestion, je m’étais appliqué
le stéréotype: JE NE PARLE PAS! C’était la seule façon de ne pas être
manipulable, avec le risque de devenir l’esclave de cette seule façon de
m’exprimer. Le fait s’est confirmé d’ailleurs lorsque, à partir de là,
automatiquement, de façon incontrôlable, à chaque question qui m’était
posée, sur n’importe quel sujet, je répondais: JE NE PARLE PAS!
Je me rends compte du blocage intellectuel et même j’entrevois la
permanence de cet état. J’ai essayé pendant une année entière, de le
combattre, et avec beaucoup de difficulté, j’ai réussi à me libérer de ce
sinistre réflexe automatique.
En tant que sujet dépourvu de valeur et d’intérêt dans les
interrogatoires, j’ai été transféré dans la prison souterraine de la zone
marécageuse de Jilava, à 8 mètres sous terre, qui avait été construite
autrefois comme forteresse pour défendre la capitale, mais était alors
complètement inutilisable, en raison des fortes infiltrations d’eau qui
pénétraient le béton. Rien ni personne n’y résistait. Seul l’homme, le
trésor le plus haut du matérialisme historique! Dans les salles de Jivala,
les pauvres hommes faisaient l’expérience des sardines: mais non pas dans
l’huile, mais dans leur propre jus, de sueur, d’urine, et des eaux
d’infiltration qui suintaient sans cesse des murs. L’espace était utilisé
de la façon la plus scientifique: deux mètres de long et 28 centimètres de
large par personne étendue par terre sur le côté. Certains, plus âgés,
étaient étendus sur des planches de bois, sans draps ni couvertures. Le
contact avec le bois se faisait sur l’os de l’os huméral, la partie la
plus protubérante de l’articulation du col du fémur et la partie extérieur
du genou et de la cheville. Nous nous tenions sur la pointe des os, pour
occuper un minimum d’espace. On ne pouvait appuyer la main que sur la
hanche ou l’épaule du voisin. On ne résistait pas ainsi plus d’une demi
heure. Et puis tous ensemble, au commandement, parce que c’était
impossible de le faire séparément, et l’un après l’autre on se retournait
de l’autre côté.
..... deuxième partie ....
"La pile de corps entassés, et disposés ainsi avait deux niveaux, lit
superposé improvisé. Sous ces deux-là, il y avait un troisième niveau où
les détenus gisaient directement sur le ciment. Sur le ciment, les vapeurs
de la condensation de la respiration de soixante-dix hommes, ajoutée aux
eaux d’infiltration et à l’urine qui n’entrait plus dans les latrines
improvisées, constituait un mélange visqueux où se débattaient ces
malheureux de ce dernier niveau. Au centre de cette pièce-tombeau de
Jilava, trônait un récipient métallique d’environ soixante-dix ou
quatre-vingt litres, pour l’urine et les besoins de soixante-dix hommes.
Il n’avait pas de couvercle, et par conséquent l’odeur et le liquide
débordaient abondamment. L’atteindre supposait d’être déjà passé par le
filtre c’est-à-dire le contrôle sévère appliqué tout nu, un contrôle où
l’on vérifiait tout l’organisme et tout orifice.
Avec une baguette de bois, on nous raclait la bouche, sous la langue et
sur les gencives, au cas où les bandits auraient caché quelque chose. La
même baguette nous perforait les narines, les oreilles, l’anus, sous les
parties, toujours la même, comme un signe de l’égalitarisme qui assurait
la même norme pour tous.
Les fenêtres de Jilava n’étaient pas faites pour offrir de la lumière mais
pour l’empêcher puisqu’elles étaient toutes consciencieusement clouées de
planches de bois. Le manque d’air était si grand que pour respirer, trois
par trois, nous nous suivions à tour de rôle, le ventre en l’air, la
bouche vers le soupirail de la porte, une position dans laquelle nous
comptions rigoureusement 60 respirations, afin que les autres compagnons
puissent se remettre de leur évanouissement et de la carence d’oxygène
dans les tissus. Nous contribuions, à notre manière, à l’édification du
système le plus humain du monde…
Churchill et Roosevelt savaient-ils ces choses lorsque, par un coup de
plume, sur la table de la honte de Téhéran, ils ont décidé que nous,
Roumains, nous étions des destins broyés par les mâchoires du Moloch
oriental rouge, que nous devions servir de cordon de sécurité pour leur
commodité? Et le Saint-Siège pouvait imaginer quelque chose?
De Jilava - je saute de longues années de profanations humaines - nous
avons été transférés, les chaînes aux pieds, dans la prison d’isolement
cellulaire, appelée Zarka (ce qui veut dire fermée, un trou, aux
dimensions réduites, dans le noir), le pavillon de la terreur de la prison
d’Aiud. L’accueil reçu s’est déroulé selon le même rituel sinistre,
diabolique, de profanation de l’homme créé par l’amour de Dieu. Le même
raclement, les mêmes terribles bottes qu’ils nous fichaient dans les
côtes, dans le ventre, dans les reins. Malgré cela, nous avons noté une
différence : nous n’étions plus soumis au régime de conservation des
urines, de la sueur, de la condensation et du manque d’oxygène, mais nous
avons été soumis à une intense cure d’oxygénation. Tout nus, bandit après
bandit (c’est-à-dire ministres, généraux, professeurs universitaires,
hommes de science, poètes) et moi-même, qui ne représentait rien, sinon un
JE NE PARLE PAS! géant, une ferme et humble confiance dans la grâce qui
allait me faire surmonter l’épreuve. Nous devions tous disparaître en tant
qu’ennemis du peuple. Autrement, pas de progrès pour le tant proclamé
"Homme nouveau" soviétique, un homme qui se perpétue encore sur notre
souffrance. La cellule dans laquelle on m’avait fait entrer ne contenait
rien: ni lit, ni couverture, ni drap ou oreiller, ni table, ni chaise, ni
natte, et pas même une fenêtre. Seulement des barreaux d’acier et moi,
comme tous les autres, seul dans la cellule: je m’émerveillais de
moi-même, revêtu de ma seule peau et enveloppé de froid.
C’était vers la fin novembre. Le froid devenait toujours plu pénétrant,
comme un compagnon de cellule désagréable. Au bout d’environ trois jours,
par la porte ouverte violemment on me lança un pantalon usé, une chemise à
manches courtes, un caleçon, un uniforme à rayures, et une paire de gros
souliers usés, sans lacets, sans chaussettes. Rien à se mettre sur la
tête. Mais une espèce de pot de chambre est arrivé, un objet misérable de
quatre litres environ. Je me suis habillé comme une fusée; congelé; le
quatrième jour, ils nous ont comptés. Au lieu de mon nom, ils m’ont donné
un numéro: K-1700 – l’année où l’Eglise de Transylvanie était réunie à
Rome. Pour l’état civil, j’étais déjà tué. Je ne survivais que
statistiquement. Puis est arrivé le "bouillon" servi avec une louche
contenant cent vingt-cinq grammes: un long fluide obtenu par l’ébullition
de la farine de maïs. Comme déjeuner, on nous servit une soupe de haricots
dans laquelle je pouvais compter environ huit ou neuf grains, et autant de
cosses vides, sans contenu. Pour le dîner, on nous apporta un thé de
croûte de pain brûlé. Au bout d’une semaine, les haricots furent remplacés
par un potage au son, où j’ai découvert quatorze grains. De temps en
temps, les haricots alternaient avec le potage au son. Nous vivions avec
moins de ce que reçoit une poule. Pour survivre au froid, nous étions
contraints de bouger sans cesse, de faire de la gymnastique. Au moment où
nous nous écroulions exténués de fatigue et de faim, nous tombions dans le
sommeil; un sommeil de quelques secondes, étant donné que le froid était
mordant. Un jour j’ai été réveillé d’un sommeil de ce genre par une voix
qui venait de l’autre côté du mur : "ici le professeur Tomescu (ancien
ministre de la santé). Qui es-tu?" En entendant mon nom, il me dit: "J’ai
entendu parler de toi. Ecoute-moi attentivement; nous avons tous été
amenés ici pour être exterminés. Nous ne collaborerons jamais avec eux.
Mais qui ne bouge pas meurt et devient donc un collaborateur. Transmets-le
aux autres: qui ne bouge pas meurt! Se promener sans cesse. Qui s’arrête
meurt!" Le pavillon immergé dans le silence lugubre de la mort résonnait
sous nos souliers sans lacets. Nous étions animés par l’énigmatique
volonté du peuple de rester dans l’histoire et par la vocation de l’Eglise
à rester vivante. Nous nous arrêtions de marcher seulement à 12 h 30 pour
une demi-heure lorsque le soleil s’arrêtait, avare pour nous, dans l’angle
de la pièce. Là, nichés le soleil sur le visage, je volais un flocon de
sommeil et un rayon d’espérance. Lorsque le soleil lui aussi
m’abandonnait, je sentais pourtant que je n’étais pas abandonné par la
grâce. Je savais que je devais survivre. Je marchais en me disant comme en
refrain, comme dépourvu de raison, avançant en scandant: JE NE VEUX PAS
MOURIR! JE NE VEUX PAS MOURIR! Et je ne suis pas mort! A chaque pas, je
scandais mentalement une prière, je composais des litanies, je me
remémorais des psaumes.
Nous avons continué à nous promener ainsi, en titubant vers la mort,
pendant dix-sept semaines. Qui n’avait pas la force ou la détermination de
bouger s’arrêtait dans la mort. Sur les quatre-vingt hommes entrés à la
Zarka, à peine trente ont survécu. Les barreaux de fer, peu à peu se
revêtaient de givre qui se formait sous le souffle de vie de notre
respiration, comme un brillant habit de passage vers le ciel.
J’étais convaincu, je croyais fortement que je devais arriver jusqu’au
bout de la nuit. Mais j’avais encore une longue route à faire. Arrivé
ensuite à ce que j’imaginais devoir être la liberté, je constatai que ce
n’était en réalité qu’une nouvelle manière d’être de la nuit, que le gel
entre l’Eglise gréco-catholique et la hiérarchie de l’Eglise sœur ne se
laissait pas encore fondre; nos églises continuaient à être confisquées et
le troupeau diminuait toujours, tué par les promesses. Mais le Seigneur
Christ aussi n’a vaincu que lorsqu’il a pu prononcer dans un dernier
souffle: Consummatum est ! ... Tout est accompli.
Humblement, je demande pardon à tous ceux qui "ne sont plus" d’avoir
accepté de comprimer en quelques pages les centaines d’années de prison
des martyrs de l’Union. Je n’ai pas écrit grand chose de ces expériences
dramatiques. Qui peut croire à ce qui semble incroyable? Qui peut croire
que les lois de la biologie puissent être dépassées par la volonté? Et si
je devais raconter les miracles que j’ai vécus? Est-ce qu’on ne les
considèrerait pas comme des fantasmagories? Je supporterais plus
difficilement cela que les années de prison. Mais même Jésus n’a pas été
cru par tous ceux qui l’ont vu… Dès lors, de nombreux disciples se
retirèrent et n’allèrent plus avec lui (Jn 6, 66).
Rien n’est un hasard dans la vie. Chaque moment que le Seigneur nous
accorde est lourd de sa Grâce – bienveillante impatience de Dieu -, et de
notre chance de lui répondre ou de notre témérité de le refuser. C’est à
chacun de nous de ne pas tout réduire à un simple récit dur, féroce,
incroyable. C’est au contraire le moment de comprendre que la grâce
accueillie ne freine pas l’homme mais le porte au-delà de ses attentes, et
de ses forces, et "les portes des enfers ne prévaudront pas contre elle"
(Cf. Mt 16,18); et que par cette rencontre le Seigneur attend de chacun
une action personnelle et professionnelle. Ce témoignage, à quoi me
sert-il à moi qui raconte, comment vous aide-t-il, vous, ici présents,
ouvrira-t-il ou fermera-t-il la porte de qui, par votre intermédiaire le
connaîtra? J’espère de tout cœur qu’il ouvre une porte du ciel. Parce que
le ciel est plus au-dessus de nous que la terre sous nos pieds".
Mgr Tertulian Ioan Langa, 82 ans
Vatican, 23 mars 2004
ZF04032404
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