N’être que moi ?
Je souffre de n’être que moi, et d’être le seul à
être moi, car il me semble que je pourrais être un autre et que
d’autres pourraient être moi. Je sais en effet que les autres
sont d’autres comme moi ; à la fois irréductiblement différents
et en même temps identiques. Cette identité multiple fait de mon
unité une unicité, c’est-à-dire une altérité et par suite une
séparation.
Certes, je suis une conscience qui vit des
besoins et des activités semblables à celles d’autres êtres
vivants dans une historicité sociale et culturelle. En
réconciliant Marx et Freud, ma conscience de moi-même ne serait
que l’expression censurée des conflits de mon enfance et de mon
insertion dans l’histoire de l’humanité.
Mais ces instances culturelles supposent et
dissimulent cette réalité fugace et insaisissable : chaque
individu vit son expérience de façon irréductible et séparée.
Chaque être humain sait, sans vouloir le savoir, qu’il est seul
à exister et que pourtant les autres existent comme lui.
Il n’y a pas d’autres événements que ceux qui
sont vécus par un être conscient. Personne ne peut vivre quoi
que ce soit à la place d’autrui. Pourtant, comme l’écrit Merleau
Ponty, « Il faut bien que mon expérience me donne en quelque
manière autrui, puisque, si elle ne le faisait pas, je ne
parlerais même pas de la solitude, et je ne pourrais même pas
déclarer autrui inaccessible »
[1].
On trouve cette fascination dans le roman de
Vladimir Volkoff, Le retournement
[2]. Le narrateur, officier du service
d’espionnage français, observe par une fenêtre, travaillant dans
son bureau, l’homme qu’il est chargé de « retourner »,
l’officier du service d’espionnage soviétique Igor Popof :
« d’étranges vertiges me venaient. Ne disais-je pas en moi-même
« je voudrais ceci, je ferais cela ? » Ne disait-il pas de son
côté « je pense, je prévois, j’ordonne ? » Qui donc était je ?
Etait-ce lui ou moi ? ou plutôt pourquoi était-ce moi et non
lui ? Qu’entendais-je moi-même par ces « moi » que je
superposais ? Imaginais-je déjà des âmes individuelles, les
cibles de l’amour divin ? Pouvait-il y avoir d’autre je que le
je divin ? Ne fallait-il pas interpréter le nom YAHVE comme
signifiant, non pas « Je suis celui qui est » mais « Je suis
celui qui est « je » ? »
Nous sommes ainsi renvoyés au problème de la
communication des êtres humains entre eux.
Non seulement la communication n’est pas donnée,
immédiate, spontanée, mais au contraire exclue, barrée,
interdite, impossible – autrement dit les êtres humains sont
séparés, enfermés dans leur solitude.
Pourquoi a-t-on besoin d’entrer en communication
avec autrui ? Pourquoi est-il nécessaire de faire un effort pour
communiquer ? Pourquoi la communication n’est-elle pas
naturelle ?
Pourquoi la solitude ?
Chaque conscience ne vit que sa propre
expérience. Axiome à la fois évident et paradoxal, familier et
insoutenable. Je suis en train de l’écrire, pour des gens qui le
liront, l’approuveront ou le refuseront.
L’acte même de parler comporte une sorte de
contradiction fondamentale. Je parle pour dire ce que je sais ou
ce que je sens, je crois que celui à qui je parle va pouvoir le
savoir ou le sentir du fait de ma parole, tout en sachant qu’il
ne pourra le savoir ni le sentir exactement comme moi je le sais
et je le sens.
La solitude comporte deux niveaux. Je me sens
seul, soit parce que je le suis matériellement en quelque
sorte : chez moi, dans un compartiment vide, à la campagne ou
dans la forêt – soit parce que, au milieu des autres, je ne
communique pas avec eux, je ne leur parle pas ou ils ne me
parlent pas, je n’ai rien à leur dire ou je ne sais quoi leur
dire. Même si nous nous parlons, nous donnons l’impression
d’être ensemble et de communiquer, mais nous ressentons la
communication entre nous comme superficielle, nous n’échangeons
que des banalités.
Il y aurait donc un seuil où la solitude serait
dépassée, où nous échangerions des aspects de notre vie
profonde, de telle sorte que les barrières qui existent entre
nous seraient abaissées ou même brisées.
Il est dans l’existence humaine peu de choses
plus émouvantes qu’une rencontre. Lorsque deux personnes qui
n’avaient pas eu jusqu’ici de véritables relations commencent à
échanger leurs expériences, à se faire part mutuellement de ce
qu’elles ressentent, à se communiquer leurs histoires, jusqu’à
se sentir de plus en plus proches. Ainsi naît l’amitié, ou
l’amour, ainsi se retrouvent ceux qui s’étaient perdus, ou qui
s’étaient peut-être enlisés dans une fausse proximité
superficielle.
Commence alors une période où la communication
s’enrichit au point de tendre vers la communion. On n’est plus
seul, on se sent, selon l’expression de Simone de Beauvoir
« justifié d’exister ».
Mais il arrive que le chemin s’inverse, que le
progrès dans la communication se ralentit. On s’achemine vers le
relâchement des liens, parfois vers la rupture. Alors la
solitude qu’on avait cru exorciser reparaît plus vive et plus
douloureuse qu’auparavant. Cela se produit d’autant plus
douloureusement dans le cas du deuil. Dans des circonstances
comme celles-ci apparaît le sentiment aigu d’être
irrémédiablement soi, que Sartre décrit à propos de Baudelaire.
Solipsisme ?
La prise de conscience de la singularité humaine
est pour chacun, en premier lieu, celle de sa propre
singularité. Elle est liée à l’expérience de ce que la
philosophie appelle le solipsisme, la découverte d’être le seul
à exister. Le vocabulaire de Lalande le définit ainsi, « Le moi
individuel dont on a conscience, avec ses modifications
subjectives, est toute la réalité… les autres moi dont on a la
représentation, n’ont pas plus d’existence indépendantes que les
personnages des rêves ». Dans cette expérience je découvre que
je ne pourrai jamais être un autre alors qu’auparavant je me
considérais comme « un parmi d’autres ». C’est ici le lieu même
du combat métaphysique. Avec l’homme est apparu une espèce où
l’individu peut prendre conscience de son individualité et par
là se rendre indépendant de son espèce, devenir vraiment un
individu (ce que l’animal n’était pas), c’est-à-dire un être
absolument unique, irréductible, ininterchangeable.
En particulier dans le malheur, je prends
conscience d’être condamné à n’être jamais que moi-même. Toute
souffrance comporte une part de solitude : personne ne peut
souffrir à ma place. Mais la souffrance peut être occasionnelle
et passagère. Le solipsisme suppose une souffrance durable qui
m’isole d’autrui au point de me faire prendre conscience aiguë
de ma singularité. Elle naît souvent de l’impression d’être
incompris, méconnu, jugé de façon inexorable à partir de l’idée
injuste qu’on se fait de moi.
Ainsi peut se révéler à moi l’échec de la
communication et par contre coup la découverte de ma
singularité.
Je peux toutefois échapper à l’angoisse de la
solitude si l’échec de la communication avec le groupe se trouve
compensé par la réussite sur le plan de la relation inter
personnelle, si je puis mépriser le rejet de la multitude en
m’appuyant sur la communion dans l’amitié ou l’amour. La
sécurité, je la trouve dans l’importance que je prends aux yeux
de l’être aimé, dans le sentiment de compter pour lui. La
communion ainsi réalisée offre une sécurité plus profonde contre
la solitude que la solidarité par le fait qu’elle est acceptée
et valorisée par autrui. Le risque de rupture reste cependant
présent. Le danger de la trahison ronge dès leur naissance nos
amours et nos amitiés. « Ingrat, que t’ai-je fait ? » demande le
délaissé. Le drame est qu’il n’a rien fait, sinon de cesser de
plaire. Cesser d’être aimé est la pire et pure fatalité, thème
inépuisable de la tragédie. En tant qu’elle est ressentie comme
destin, la singularité devient tragique, engendrant parfois le
solipsisme, du fait du double échec de la communication sociale
et de la communication affective.
Cette découverte m’éveille à un temps qui m’est
propre, d’abord par la rumination de mes souvenirs. C’est le
thème devenu classique de la recherche du temps perdu. C’est
aussi la prise de conscience que ce moi que je suis s’identifie
à son propre passé. Ici s’accentue le sentiment de
l’irréductible. L’effort pour remonter le cours du temps
débouche sur une sorte de marécage. Ce temps n’a pas commencé.
Le chemin qu’il jalonne se perd dans les sables de la première
enfance. Ma date de naissance n’est pour moi qu’une abstraction
sociale. Je la découvre avec effroi : je suis apparu en ce monde
à une certaine date. Auparavant le monde a existé sans moi.
Paradoxe effrayant, lorsque je suis né, je n’étais pas là !
Cette apparition au monde, par laquelle j’y suis entré, n’est
pas un élément de mon expérience, ne fait pas partie de
moi-même. Seul quelqu’un d’autre – une mère ? – s’en souvient.
Le monde existait et je n’étais pas là. Expression privée de
sens clair – et qui pourtant en appelle une autre : je mourrai,
c’est-à-dire que le monde continuera sans moi !
Comment le monde peut-il exister sans moi ? Son
existence, en tant qu’elle précède la mienne, et en tant qu’elle
doit la suivre, m’est donnée dans un récit que d’autres m’ont
fait, que je peux me faire et qui s’enrichit de mes découvertes.
Mais c’est un récit présent, qui fait partie de mon expérience
actuelle, et qui s’identifie à la conscience que j’en ai. Le
monde est l’histoire que je me raconte. Le monde n’est donc que
mon monde. Le monde en soi, évidence antérieure, n’est plus
qu’un horizon de virtualités qui ne viendront à l’existence que
dans la mesure où elles s’intégreront à mon monde, où leur
existence en soi deviendra l’existence pour moi. Il en est de
même de l’existence pour autrui : ce que les autres pensent de
moi ou du monde n’a de sens que dans la mesure où je le connais,
où je le pressens tout au moins.
La foule
L’expérience solipsiste se confirme par celle
de la foule. Il suffit d’avoir vécu une journée dans une grande
ville où on ne connaît personne, où on doit faire par exemple de
simples démarches administratives. On peut vivre ainsi au milieu
de corps habillés qui se déplacent quasi mécaniquement, qui vous
ignorent, avec qui on n’entretiendra que des relations
prévisibles à l’avance : le marchand de journaux vous rend la
monnaie sans vous regarder, le fonctionnaire vous demande votre
adresse et enregistre votre dossier, le contrôleur poinçonne
votre ticket, les voisins dans le train ne s’aperçoivent pas de
votre existence, sinon pour vous demander pardon lorsqu’ils vous
frôlent. Tous ces êtres qui vous croisent dans les rues, les
couloirs, les magasins, dont vous ne faites qu’entrevoir le
visage, et que vous ne reverrez jamais. Vous pouvez prévoir
leurs réactions élémentaires, ce qu’ils diront si vous les
heurtez, aussi sûrement que vous appréciez la vitesse d’un
véhicule afin de l’éviter. Peu à peu l’impression s’impose que
leur subjectivité n’est pratiquement qu’illusoire, que ce sont
des automates anonymes et fugaces, pas plus réels que les ombres
d’un rêve. « Quelles solitudes que tous ces corps humains »
s’interroge le Fantasio de Musset !
Ce minimum d’analyse se renforce si je reviens à
ma situation affective car ce qui est valable au plan de la
connaissance l’est encore plus sur le plan du sentiment. En
effet, le monde pour moi n’est pas seulement un monde d’objets,
mais un monde de valeurs, au sens le plus élémentaire du terme.
Ces objets sont saisis à travers mes désirs et mes répulsions,
mes craintes et mes espoirs, mes plaisirs et mes peines. Et tout
cela est strictement mien, tout cela est moi au sens le plus
propre. Au niveau de l’expérience vécue, le monde tel qu’il
m’est donné est inséparable des colorations affectives qui lui
donnent tout son relief.
Mon corps
Plus élémentaire encore se révèle l’aspect
biologique du solipsisme. Ce corps où je suis logé, que je suis
pour moi comme pour les autres, je le vis d’une façon
paradoxale. Où suis-je donc, en ce corps ? Je l’éprouve tout
entier, je le déplace, je le vois aussi – mais jamais
totalement. Sauf dans un miroir, je ne vois pas mon visage, mon
dos, ni surtout mes yeux, à plus forte raison mon regard. Les
autres visages peuvent m’être plus familier que le mien. Le
miroir lui-même ne m’en renvoie qu’une image, différente de mes
photos pour peu qu’il s’y trouve quelque asymétrie. C’est
pourtant au niveau de ma tête, de ce cerveau dont je ne connais
qu’indirectement l’existence, que j’ai l’impression d’exister.
Encore que tout mon corps soit vécu par moi de l’intérieur. Rien
qui ressemble davantage à ma main que la main d’un autre posée à
côté d’elle : et pourtant rien de commun entre cette main
étrangère et la mienne que j’anime et qui peut me faire
souffrir !
L’irréductibilité de mon moi est liée à la place
de mon corps. Je l’éprouve lorsque je suis avec quelqu’un qui,
mieux placé que moi, distingue quelque chose que je ne vois pas.
Aussi bien, ce n’est que dans ses aspects
pathologiques que le solipsiste aboutit à la négation du monde
et d’autrui. L’extériorité et la résistance du réel sont une
donnée de mon expérience elle-même, comme l’a bien vu Husserl,
le tout est de bien voir ce que cela implique.
Etapes de la communication
Si, à un certain stade, il y a échec de la
communication, c’est que celle-ci a d’abord été dans une
certaine mesure réussie, qu’elle est en quelque sorte primitive
par rapport à l’échec et au sentiment de la différence. Les
psychologues et les phénoménologues ont montré que la
communication est immédiate et spontanée, que c’est la prise de
conscience du moi qui est acquise et relativement tardive chez
l’enfant. Le contester serait naïf, et nous avons souligné que
l’expérience du solipsisme était liée à des circonstances
exceptionnelles, et à des conditions sociales déterminées.
La communication primitive réussit à me mettre en
relation avec autrui dans la mesure où c’est autrui qui la
constitue en moi. Le premier sourire de l’enfant est une réponse
au sourire de sa mère, son affectivité est en quelque sorte
constituée par celle de son entourage. Le langage, véhicule
spécifique de la communication, lui est donné par autrui en même
temps qu’il lui donne autrui. L’enfant n’a pas une conscience
primitive de son moi, car en un certain sens, il n’a pas encore
de moi. Du moins pas avant d’avoir acquis l’usage grammatical de
la première personne. L’enfant commence par parler de lui-même à
la troisième personne alors qu’il utilise depuis un certain
temps la deuxième au moins à l’impératif.
L’égocentrisme enfantin n’est certes pas
conscience de soi mais il implique une quasi-impossibilité de se
placer au point de vue d’autrui, et donc d’engager un véritable
dialogue. Il n’y a pour l’enfant qu’un seul univers, dont les
autres font partie comme les choses. Autrui pour l’enfant est
surtout constitué par les parents qui ne sont pas absolument
« autres ». La mère notamment continue longtemps à éprouver son
enfant comme faisant partie d’elle-même, et on serait tenté de
dire que l’enfant le lui rend bien.
C’est lorsque l’enfant sort du milieu familial
qu’il commence à découvrir autrui dans sa réelle altérité, à
travers les maîtres et les camarades notamment. Il est dès lors
entraîné dans un processus de socialisation où sa personnalité
se construit à partir des apports culturels et sociaux des
divers groupes auxquels il participera au fur et à mesure de son
évolution.
C’est au moment de la puberté et de l’adolescence
que se fait la véritable prise de conscience du moi. Elle se
traduit souvent par un repli sur soi-même et le sentiment d’une
différence irréductible, noyau de l’expérience solipsiste. Déjà,
un enfant plus jeune pouvait dire entendant parler du clonage :
« j’aimerais pas qu’il y ait un autre Lucas ! ».
Adolescence
Cette expérience ne prend un caractère radical
que dans des circonstances particulières. La communication dans
le cadre de la vie scolaire était limitée mais vécue comme
suffisante aussi longtemps que persistait la communication plus
organique à l’intérieur de la famille. A la puberté se produit
souvent comme une nouvelle rupture du cordon ombilical – sans
que soient trouvées d’emblée de nouvelles formes de
communications propres à la vie adulte. La solitude du jeune
étant actuellement camouflée par la multiplicité des moyens
techniques de la communication. C’est alors que vient à la
conscience le sentiment négatif de ce que devrait être une
véritable communication. Les exigences alors ressenties sont de
celles qui ne seront peut-être jamais comblées au cours de toute
vie. Même pour ceux pour qui elles recevront une satisfaction
« normale », il restera toujours un certain vide, source cachée
de l’angoisse de la solitude.
A cette période et aussi plus tard, des
expériences de communication sont souvent ressenties dans
l’amitié et l’amour. Dans ce cas, chacun peut éprouver vers
autrui une attirance qui ressemble à un besoin au point de
pouvoir provoquer des désespoirs tragiques. Dans l’amour (en y
englobant l’amitié qui en est l’essentiel), je cherche à exister
en autrui c’est-à-dire hors de moi-même – à sortir de mes
propres limites ; il peut y avoir là un désir d’absorber le
monde et les autres, d’être partout où j’aime et suis aimé. Le
seul être qui manque au point que « tout est dépeuplé », ce
n’est peut-être pas tant l’autre que moi-même : le monde est
vide parce que je n’y suis plus, du fait de l’absence de cet
autre qui était moi-même. Mon ami, mon aimé, n’est-ce pas au
fond moi ? Ce qui concerne l’ami m’engage comme si c’était moi,
me tient à cœur comme si cela me
concernait moi-même. La vie de l’ami, la vie de mon enfant
n’est-ce pas une autre vie que je me donne ? Me donner d’autres
vies que la mienne, tel est peut-être mon besoin essentiel.
Camus l’a bien montré, c’est le ressort profond de l’activité du
comédien. On pourrait en dire autant de l’écrivain, de
l’artiste. Du public également. Il n’y a de public que parce que
le lecteur, le spectateur, l’auditeur éprouvent le besoin
absolu, de connaître de l’intérieur, de vivre même parfois
d’autres vies que la leur.
Le rêve secret de tout homme est peut-être de
vivre lui-même plusieurs autres vies que la sienne. Lui-même, en
étant autre. Ce qu’il y a d’effrayant dans la mort, n’est
peut-être pas tellement qu’elle est la fin de cette vie qui
était la mienne. Je pourrais m’en lasser, trouver que « j’ai
fait mon temps », avoir épuisé ce que je pouvais tirer d’elle
telle qu’elle était devenue. Je puis, selon l’expression
biblique, « être rassasié de jours ». L’effrayant dans la mort,
c’est qu’elle est la fin de tout. Il ne reste plus de place pour
aucune nouvelle expérience, toute chance m’est retirée
d’explorer les possibilités que je me suis représentées d’être
autre chose. C’est pourquoi la croyance à la transmigration des
âmes a connu et connaît encore une diffusion qui étonne nos
esprits occidentaux. N’est-elle pas plus séduisante que la
perspective d’une autre vie définitivement fixée en fonction de
notre conduite au cours de cette unique vie. Mais n’est-il pas
contradictoire d’imaginer que je puisse être moi-même dans une
vie qui serait tellement autre que je n’y aurais plus rien de
commun avec ce que je suis, même pas le souvenir de ce que
j’aurais été.
Ceux qui, à travers l’art notamment cherchent à
vivre d’autres vies que la leur, le font sur le mode de
l’imaginaire et savent bien que l’illusion est passagère et
bientôt dissipée. Dans l’amour, au contraire, ce qui affecte
l’autre m’affecte réellement et de façon continue. Je vis
réellement une autre vie qui est ma vie. Je suis sauvé de la
condamnation originelle qui me réduit à n’être que moi. La
découverte de l’amour s’accompagne de la volonté de ne faire
qu’un, tout éprouver ensemble. « Ils seront deux en une seule
chair » dit la Bible. Dans sa plénitude, l’amour est bien cette
quasi-fusion de deux êtres où les âmes se confondent à travers
l’émotion partagée des corps. Mais n’est-ce pas seulement en
apparence que l’identité est atteinte ? Certes les sensations
arrivent au point de s’accorder et de se conditionner
réciproquement de façon immédiate. Mais n’est-ce pas illusion
d’éprouver comme miennes les sensations de l’autre ? Je les
imagine, je ne les sens pas réellement comme l’autre les sent.
Ce décalage menace toujours l’accord parfait, exceptionnel. Même
chez les couples qui y parviennent il ne s’instaure que
progressivement dans le temps, et le temps risque de finir par
le détériorer.
Mais il ne s’agit encore là que de l’union
physique. Elle est peut-être une condition nécessaire de l’union
spirituelle, mais on ne saurait la tenir pour suffisante. Ce qui
est visé dans l’amour, à travers et au-delà de l’union physique,
c’est une communion des âmes qui cherchent à ne faire qu’un. Les
amants ont peut-être un moment l’impression d’y parvenir, mais
le vécu du couple ne peut être identique pour chacun. Le passé
individuel ne peut être supprimé ; chaque événement est ressenti
différemment du fait de la situation particulière de chacun.
Ainsi, au pire, un matin, deux amants s’éveillant découvrent
qu’ils sont devenus des étrangers. Ainsi, au mieux, l’histoire
des couples est jalonnée de crises plus ou moins graves, qui
tournent autour d’un problème fondamental : Faut-il chercher à
tout prix l’unité, l’identité – ou au contraire préserver la
différence, reconnaître l’originalité irréductible de chacun, en
comprenant que l’union ne peut se construire qu’entre deux êtres
qui restent ce qu’ils sont ? Ou bien la fusion et alors on se
retrouve un, l’un ayant absorbé l’autre et restant seul – ou la
différence maintenue et avec elle aussi la solitude.
Pourtant, si je puis avoir l’illusion de ma
solitude absolue lorsque je suis effectivement seul – ou renvoyé
à ma solitude par l’échec de ma communication avec l’autre – je
ne puis, semble-t-il, croire à cette solitude lorsque je vis au
milieu des autres et avec eux à l’occasion de mes activités
professionnelles et sociales. Dans la vie courante, les autres
existent, il faut, non seulement en tenir compte, mais leur
parler, les écouter, prévoir leurs réactions, essayer de les
influencer, en fonction de ce que nous savons d’eux. Le groupe,
l’équipe, la communauté, l’institution sont des données de mon
expérience qui s’imposent à moi avec une telle force que c’est
la solitude qui me paraît anormale et au fond illusoire. Je
m’insère dans une hiérarchie, j’organise ma présence aux autres,
je la découvre comme un ensemble de relations de dépendance,
d’autorité, d’influence, d’hostilité ou de convergence, en
dehors desquelles je ne suis rien. Je ne m’insère dans la vie
culturelle et professionnelle qui est la mienne qu’en référence
à un système universitaire, à une tradition intellectuelle qui
s’incarnent dans des hommes, mes professeurs, mes élèves, mes
collègues, mes patients, mes lecteurs, et en arrière fond les
écrivains et les philosophes dont je me suis nourri et sans
lesquels je n’aurais jamais ni pensé, ni écrit. Je ne pourrais
de façon cohérente tenir la gageure de la singularité qu’à
condition de décider que j’écris pour moi sans jamais en montrer
une ligne à qui que ce soit. Il faudrait faire en sorte de
détruire avant de disparaître tout ce que j’aurais écrit. Mais
de telles précautions témoignent elles-mêmes de la présence
d’autrui qu’elles cherchent à nier.
Et pourtant la négation d’autrui reste possible
et s’avère même inévitable. A l’extrême, peu m’importe qu’on me
lise quand je ne serai plus. Le fameux mot de Louis XV « Après
moi, le déluge », rapporté le plus souvent avec indignation, est
en réalité extrêmement profond. Je puis imaginer comme réel le
passé où je n’étais pas, car des traces multiples et tangibles
en subsistent mais l’avenir n’est pas, sinon de façon totalement
imaginaire, il n’est rien de plus radicalement subjectif que
l’imaginaire. N’est-il pas illusoire, selon l’expression
consacrée, d’« œuvrer pour la
postérité » ?
Cette relation de postérité on la vit par rapport
aux écrivains du passé. Le passé qui a précédé mon existence
n’existe pour moi que dans la mesure où je l’ai reconstruit à
des moments déterminants de mon propre passé. Platon, Descartes,
Racine ou Stendhal n’existent pour moi que dans la mesure où je
les ai assimilés, reconstruits en moi-même. Leur expérience
n’existe que dans la mesure où je l’ai refaite en moi. J’ai rêvé
le doute de Descartes, je suis devenu en un sens Descartes, mais
également la pensée de Descartes est devenue mienne, elle est
devenue un moment de ma propre évolution.
Ceci est d’ailleurs valable pour mon propre
passé, tel que je l’imagine aujourd’hui, tel que je le retrouve
en relisant mes journaux intimes d’il y a vingt ans ! J’ai relu
récemment mes réponses à une enquête dans une revue : je
découvrais les réponses des autres avec un sentiment de
nouveauté, mais les miennes m’apparaissent presque aussi
nouvelles et en un sens étrangères. Les aurais-je reconnues
comme miennes si elles n’avaient été précédées de l’indication
de mon nom ? Il m’arrive de me dire, avec étonnement ou
irritation : « j’avais donc pensé à cela ? Comment ai-je pu
écrire quelque chose d’aussi banal ? » Ainsi je ne suis
peut-être pas plus présent à moi-même que les autres. Le moi vit
toujours au présent, le passé est déjà une forme de
l’extériorité. L’extériorité du passé n’existe que récupéré par
le souvenir.
Reste à expliquer l’antériorité de l’ignorance
sur la connaissance. Je suis ignorant avant d’être savant, car
savoir, c’est savoir les choses. Les choses sont là, elles
m’instruisent peu à peu au fur et à mesure que je les découvre.
Les autres m’instruisent aussi de ce qu’ils ont découvert avant
moi. La connaissance devient ainsi un capital accumulé qui
témoigne de la réalité des choses et d’autrui. Je ne puis
ajouter à ce capital qu’en acceptant cette règle du jeu
intellectuel : la raison objective. La subjectivité ne serait
qu’illusion et impuissance. Mais comment peut-il y avoir un être
de la connaissance ? Comment les choses peuvent-elle pénétrer
dans l’esprit ? Comment puis-je reconnaître le vrai ? Le mythe
platonicien de la réminiscence postule la priorité de la
connaissance sur l’ignorance. Mais la connaissance s’éprouve
comme limitée et finie, opposée à une objectivité qui serait
l’universalité. Mais je comprends. Ainsi j’instaure en moi-même
la connaissance comme nécessité intérieure vécue. C’est en moi
que le dévoilement s’opère. Personne ne connaît ni ne comprend à
ma place. Aucune connaissance ne m’est interdite. Si j’entre
dans un nouveau processus en assimilant les bases, je puis
apprendre l’économie, l’archéologie, la numismatique, et
n’importe quel langage. Mais ne suis-je pas toujours celui par
qui et pour qui tout existe ?
Il y a peut-être des « moi », mais il n’y a qu’un
je. Suis-je ce je ? ou je est-il un autre ?
J’existe seul. Il faut tenir cette vérité sans
l’éluder si on veut pouvoir la dépasser. Pourquoi donc vouloir
la dépasser si elle est vérité ? Est-ce pour se donner le droit
d’écrire un article ?
Je veux écrire un article, être lu et reconnu et
m’imposer aux autres. Je ne veux pas n’écrire que pour moi-même.
J’existe seul mais les autres existent aussi.
Tels sont les deux bouts de la chaîne, les deux vérités
contradictoires. Je et l’autre ne font qu’un. Je est un autre,
je suis les autres et les autres sont moi.
La séparation est irréductible. L’expérience de
l’identité et de l’altérité est et restera indépassable, même si
on parvient à une véritable communication. A partir de là peut
s’établir une expérience authentique d’autrui, une relation, une
rencontre.
Toute notre expérience atteste à la fois
l’existence d’autrui et celle de l’autre. Le problème est de
vivre avec cette dualité, cette unité dans la séparation.
Elle peut aboutir à un conflit irréductible :
« L’enfer, c’est les autres », écrivait Sartre. Pour Jean
Nabert, « le mal absolu serait la perversion du vouloir, qui non
seulement ne reconnaît pas un autre moi dans sa vérité, mais va
jusqu’au désir d’en détruire l’intégrité, de la corrompre ou de
la dépraver ». Ce mal absolu n’est « possible que par un mal
essentiel », celui qui a créé le moi comme autre
[3]. Parce qu’il y a une distance infranchissable
entre moi et autrui, une relation réciproque à autrui, par
laquelle je le découvre comme un autre moi-même, semblable à moi
en même temps que différent, peut être faussée et vécue sur le
mode de l’objectivité.
Ne pas faire de mal à autrui, ne pas traiter
autrui comme un objet, tel pourrait être l’interdit fondamental
qui définit le mal. Traiter autrui comme une chose, c’est
refuser de le traiter comme autrui, c’est-à-dire comme un autre
moi-même, un autre qui est autre que moi mais aussi le même que
moi.
Ceci est universel, comme la loi morale selon
Kant. On retrouve cette idée chez Lévinas, pour qui l’existence
d’autrui et la relation avec lui est fondamentale :
« L’universalité, est instaurée par ce fait, après tout
extraordinaire, qu’il peut y avoir un moi qui n’est pas
moi-même, un visage qu’il est impossible de tuer »
[4]. Impossibilité purement éthique. Mais pour
Lévinas la dimension éthique est fondamentale. Le Bien,
contrairement à ce que pensaient Aristote et beaucoup de
philosophes, est antérieur à l’Etre.
La faute consiste à traiter autrui comme s’il
était seulement autre mais non un autre moi. Le problème est
qu’il n’est pas seulement comme moi mais aussi différent. Ce que
je ne peux oublier vraiment aussi longtemps que je regarde son
visage, que je regarde son regard, que je lui parle et l’écoute.
J’ai trouvé de cela une illustration
extraordinaire dans un livre terrible, qui décrit les atrocités
nazies lors de la guerre de conquête en U.R.S.S. Le narrateur,
Max Aue, lui-même SS, découvre que « la brutalité inouïe avec
laquelle certains hommes traitent les condamnés avant de les
exécuter n’est qu’une conséquence de la pitié monstrueuse qu’ils
ressentent… Aucun de nos hommes ne pouvait tuer une femme juive
sans songer à sa propre femme, ne pouvait tuer un enfant juif
sans voir ses propres enfants dans la fosse. Leurs réactions,
leurs dépressions nerveuses, ma propre tristesse, tout cela
démontrait que l’autre existe, existe en tant qu’autre,
en tant qu’humain, et qu’aucune volonté, aucune idéologie, ne
peut rompre ce lien ténu mais indestructible. Ceci est un fait
et non une opinion ».
[5]
·
BUBER M., Je et tu, Aubier, 1938.
·
CHASTAING M., La connaissance d’autrui, P.U.F., 1951.
·
DESCARTES, Méditations métaphysiques.
·
GUSDORF G., La découverte de soi, P.U.F., 1948.
·
HUSSERL E., Méditations cartésiennes, Armand Colin,
1931.
·
LITTELL J., Les bienveillantes, Gallimard, 2006.
·
LÉVINAS E., Difficile liberté, Albin Michel, 1963.
·
NABERT J., Essai sur le mal, Aubier, 1970.
·
MARCEL G., Moi et autrui, Cité nouvelle, 1942.
·
NÉDONCELLE M., La réciprocité des consciences, Aubier,
1942.
·
PAGÈS R., Itinéraire du seul, Robert Laffont, 1962.
[1]
Phénoménologie
de la perception, pp. 412-413.
[2]
Julliard,
1979.
[3]
Jean
Nabert, Essai sur le mal, p. 108.
[4]
Difficile
Liberté, p. 23.
[5]
Jonarhan
Littell, Les bienveillantes, p. 142.