..l'autocentré  Singularité, séparation, ....et sa vie relationnelle  ..

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Singularité, séparation, relation

Jacques Natanson Membre titulaire du GIREP450 allée Clair Vallon 76230 Bois-Guillaume
 

Plan de l'article

• N’être que moi ?

• Qui est je ?

• Communication

• Solitude

• Rencontre

• Solipsisme ?

• Communion

• Le temps

• Le monde comme histoire

• La foule

• Un monde d’affects

• Mon corps

• Etapes de la communication

• Adolescence

• Amitié

• D’autres vies ?

• L’amour

• Identité et différence

— Présence d’autrui

• Le passé pour moi

• La connaissance

• Seul parmi d’autres

• Une dimension éthique

• BIBLIOGRAPHIE

• Etapes de la communication

• Adolescence

• Amitié

• D’autres vies ?

• L’amour

• Identité et différence

— Présence d’autrui

• Le passé pour moi

• La connaissance

• Seul parmi d’autres

• Une dimension éthique

• BIBLIOGRAPHIE

 

Extraits :  

 

Nous entendrons dans ce qui suit par singularité le fait que la conscience de l’être humain se définit par son caractère unique, au point qu’elle se distingue de toute autre, étrangère à ce qui n’est pas elle.
Un autre nom de cette conscience unique est la solitude que vit tout être humain, même s’il est au milieu des autres.

 

en relations

 

 

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Singularité, séparation, relation

Auteur:Jacques Natanson Membre titulaire du GIREP450 allée Clair Vallon 76230 Bois-Guillaume   

Source:  Cairn S.A.
c/o Lentic, 19, bd du Rectorat, B-51
B-4000 LIEGE (Sart Tilman), Belgique

Date : 21.10.09   

N’être que moi ?
Je souffre de n’être que moi, et d’être le seul à être moi, car il me semble que je pourrais être un autre et que d’autres pourraient être moi. Je sais en effet que les autres sont d’autres comme moi ; à la fois irréductiblement différents et en même temps identiques. Cette identité multiple fait de mon unité une unicité, c’est-à-dire une altérité et par suite une séparation.
Certes, je suis une conscience qui vit des besoins et des activités semblables à celles d’autres êtres vivants dans une historicité sociale et culturelle. En réconciliant Marx et Freud, ma conscience de moi-même ne serait que l’expression censurée des conflits de mon enfance et de mon insertion dans l’histoire de l’humanité.
Mais ces instances culturelles supposent et dissimulent cette réalité fugace et insaisissable : chaque individu vit son expérience de façon irréductible et séparée. Chaque être humain sait, sans vouloir le savoir, qu’il est seul à exister et que pourtant les autres existent comme lui.
Il n’y a pas d’autres événements que ceux qui sont vécus par un être conscient. Personne ne peut vivre quoi que ce soit à la place d’autrui. Pourtant, comme l’écrit Merleau Ponty, « Il faut bien que mon expérience me donne en quelque manière autrui, puisque, si elle ne le faisait pas, je ne parlerais même pas de la solitude, et je ne pourrais même pas déclarer autrui inaccessible » [1].
 
Qui est je ?
 
On trouve cette fascination dans le roman de Vladimir Volkoff, Le retournement [2]. Le narrateur, officier du service d’espionnage français, observe par une fenêtre, travaillant dans son bureau, l’homme qu’il est chargé de « retourner », l’officier du service d’espionnage soviétique Igor Popof : « d’étranges vertiges me venaient. Ne disais-je pas en moi-même « je voudrais ceci, je ferais cela ? » Ne disait-il pas de son côté « je pense, je prévois, j’ordonne ? » Qui donc était je ? Etait-ce lui ou moi ? ou plutôt pourquoi était-ce moi et non lui ? Qu’entendais-je moi-même par ces « moi » que je superposais ? Imaginais-je déjà des âmes individuelles, les cibles de l’amour divin ? Pouvait-il y avoir d’autre je que le je divin ? Ne fallait-il pas interpréter le nom YAHVE comme signifiant, non pas « Je suis celui qui est » mais « Je suis celui qui est « je » ? »
 
Communication
 
Nous sommes ainsi renvoyés au problème de la communication des êtres humains entre eux.
Non seulement la communication n’est pas donnée, immédiate, spontanée, mais au contraire exclue, barrée, interdite, impossible – autrement dit les êtres humains sont séparés, enfermés dans leur solitude.
Pourquoi a-t-on besoin d’entrer en communication avec autrui ? Pourquoi est-il nécessaire de faire un effort pour communiquer ? Pourquoi la communication n’est-elle pas naturelle ?
Pourquoi la solitude ?
Chaque conscience ne vit que sa propre expérience. Axiome à la fois évident et paradoxal, familier et insoutenable. Je suis en train de l’écrire, pour des gens qui le liront, l’approuveront ou le refuseront.
L’acte même de parler comporte une sorte de contradiction fondamentale. Je parle pour dire ce que je sais ou ce que je sens, je crois que celui à qui je parle va pouvoir le savoir ou le sentir du fait de ma parole, tout en sachant qu’il ne pourra le savoir ni le sentir exactement comme moi je le sais et je le sens.
 
Solitude
La solitude comporte deux niveaux. Je me sens seul, soit parce que je le suis matériellement en quelque sorte : chez moi, dans un compartiment vide, à la campagne ou dans la forêt – soit parce que, au milieu des autres, je ne communique pas avec eux, je ne leur parle pas ou ils ne me parlent pas, je n’ai rien à leur dire ou je ne sais quoi leur dire. Même si nous nous parlons, nous donnons l’impression d’être ensemble et de communiquer, mais nous ressentons la communication entre nous comme superficielle, nous n’échangeons que des banalités.
Il y aurait donc un seuil où la solitude serait dépassée, où nous échangerions des aspects de notre vie profonde, de telle sorte que les barrières qui existent entre nous seraient abaissées ou même brisées.
 
Rencontre
 
Il est dans l’existence humaine peu de choses plus émouvantes qu’une rencontre. Lorsque deux personnes qui n’avaient pas eu jusqu’ici de véritables relations commencent à échanger leurs expériences, à se faire part mutuellement de ce qu’elles ressentent, à se communiquer leurs histoires, jusqu’à se sentir de plus en plus proches. Ainsi naît l’amitié, ou l’amour, ainsi se retrouvent ceux qui s’étaient perdus, ou qui s’étaient peut-être enlisés dans une fausse proximité superficielle.
Commence alors une période où la communication s’enrichit au point de tendre vers la communion. On n’est plus seul, on se sent, selon l’expression de Simone de Beauvoir « justifié d’exister ».
Mais il arrive que le chemin s’inverse, que le progrès dans la communication se ralentit. On s’achemine vers le relâchement des liens, parfois vers la rupture. Alors la solitude qu’on avait cru exorciser reparaît plus vive et plus douloureuse qu’auparavant. Cela se produit d’autant plus douloureusement dans le cas du deuil. Dans des circonstances comme celles-ci apparaît le sentiment aigu d’être irrémédiablement soi, que Sartre décrit à propos de Baudelaire.
 
Solipsisme ?
La prise de conscience de la singularité humaine est pour chacun, en premier lieu, celle de sa propre singularité. Elle est liée à l’expérience de ce que la philosophie appelle le solipsisme, la découverte d’être le seul à exister. Le vocabulaire de Lalande le définit ainsi, « Le moi individuel dont on a conscience, avec ses modifications subjectives, est toute la réalité… les autres moi dont on a la représentation, n’ont pas plus d’existence indépendantes que les personnages des rêves ». Dans cette expérience je découvre que je ne pourrai jamais être un autre alors qu’auparavant je me considérais comme « un parmi d’autres ». C’est ici le lieu même du combat métaphysique. Avec l’homme est apparu une espèce où l’individu peut prendre conscience de son individualité et par là se rendre indépendant de son espèce, devenir vraiment un individu (ce que l’animal n’était pas), c’est-à-dire un être absolument unique, irréductible, ininterchangeable.
En particulier dans le malheur, je prends conscience d’être condamné à n’être jamais que moi-même. Toute souffrance comporte une part de solitude : personne ne peut souffrir à ma place. Mais la souffrance peut être occasionnelle et passagère. Le solipsisme suppose une souffrance durable qui m’isole d’autrui au point de me faire prendre conscience aiguë de ma singularité. Elle naît souvent de l’impression d’être incompris, méconnu, jugé de façon inexorable à partir de l’idée injuste qu’on se fait de moi.
Ainsi peut se révéler à moi l’échec de la communication et par contre coup la découverte de ma singularité.
 
Communion
Je peux toutefois échapper à l’angoisse de la solitude si l’échec de la communication avec le groupe se trouve compensé par la réussite sur le plan de la relation inter personnelle, si je puis mépriser le rejet de la multitude en m’appuyant sur la communion dans l’amitié ou l’amour. La sécurité, je la trouve dans l’importance que je prends aux yeux de l’être aimé, dans le sentiment de compter pour lui. La communion ainsi réalisée offre une sécurité plus profonde contre la solitude que la solidarité par le fait qu’elle est acceptée et valorisée par autrui. Le risque de rupture reste cependant présent. Le danger de la trahison ronge dès leur naissance nos amours et nos amitiés. « Ingrat, que t’ai-je fait ? » demande le délaissé. Le drame est qu’il n’a rien fait, sinon de cesser de plaire. Cesser d’être aimé est la pire et pure fatalité, thème inépuisable de la tragédie. En tant qu’elle est ressentie comme destin, la singularité devient tragique, engendrant parfois le solipsisme, du fait du double échec de la communication sociale et de la communication affective.
 
Le temps
Cette découverte m’éveille à un temps qui m’est propre, d’abord par la rumination de mes souvenirs. C’est le thème devenu classique de la recherche du temps perdu. C’est aussi la prise de conscience que ce moi que je suis s’identifie à son propre passé. Ici s’accentue le sentiment de l’irréductible. L’effort pour remonter le cours du temps débouche sur une sorte de marécage. Ce temps n’a pas commencé. Le chemin qu’il jalonne se perd dans les sables de la première enfance. Ma date de naissance n’est pour moi qu’une abstraction sociale. Je la découvre avec effroi : je suis apparu en ce monde à une certaine date. Auparavant le monde a existé sans moi. Paradoxe effrayant, lorsque je suis né, je n’étais pas là ! Cette apparition au monde, par laquelle j’y suis entré, n’est pas un élément de mon expérience, ne fait pas partie de moi-même. Seul quelqu’un d’autre – une mère ? – s’en souvient. Le monde existait et je n’étais pas là. Expression privée de sens clair – et qui pourtant en appelle une autre : je mourrai, c’est-à-dire que le monde continuera sans moi !
 
Le monde comme histoire
Comment le monde peut-il exister sans moi ? Son existence, en tant qu’elle précède la mienne, et en tant qu’elle doit la suivre, m’est donnée dans un récit que d’autres m’ont fait, que je peux me faire et qui s’enrichit de mes découvertes. Mais c’est un récit présent, qui fait partie de mon expérience actuelle, et qui s’identifie à la conscience que j’en ai. Le monde est l’histoire que je me raconte. Le monde n’est donc que mon monde. Le monde en soi, évidence antérieure, n’est plus qu’un horizon de virtualités qui ne viendront à l’existence que dans la mesure où elles s’intégreront à mon monde, où leur existence en soi deviendra l’existence pour moi. Il en est de même de l’existence pour autrui : ce que les autres pensent de moi ou du monde n’a de sens que dans la mesure où je le connais, où je le pressens tout au moins.
 
La foule

L’expérience solipsiste se confirme par celle de la foule. Il suffit d’avoir vécu une journée dans une grande ville où on ne connaît personne, où on doit faire par exemple de simples démarches administratives. On peut vivre ainsi au milieu de corps habillés qui se déplacent quasi mécaniquement, qui vous ignorent, avec qui on n’entretiendra que des relations prévisibles à l’avance : le marchand de journaux vous rend la monnaie sans vous regarder, le fonctionnaire vous demande votre adresse et enregistre votre dossier, le contrôleur poinçonne votre ticket, les voisins dans le train ne s’aperçoivent pas de votre existence, sinon pour vous demander pardon lorsqu’ils vous frôlent. Tous ces êtres qui vous croisent dans les rues, les couloirs, les magasins, dont vous ne faites qu’entrevoir le visage, et que vous ne reverrez jamais. Vous pouvez prévoir leurs réactions élémentaires, ce qu’ils diront si vous les heurtez, aussi sûrement que vous appréciez la vitesse d’un véhicule afin de l’éviter. Peu à peu l’impression s’impose que leur subjectivité n’est pratiquement qu’illusoire, que ce sont des automates anonymes et fugaces, pas plus réels que les ombres d’un rêve. « Quelles solitudes que tous ces corps humains » s’interroge le Fantasio de Musset !

 
Un monde d’affects
Ce minimum d’analyse se renforce si je reviens à ma situation affective car ce qui est valable au plan de la connaissance l’est encore plus sur le plan du sentiment. En effet, le monde pour moi n’est pas seulement un monde d’objets, mais un monde de valeurs, au sens le plus élémentaire du terme. Ces objets sont saisis à travers mes désirs et mes répulsions, mes craintes et mes espoirs, mes plaisirs et mes peines. Et tout cela est strictement mien, tout cela est moi au sens le plus propre. Au niveau de l’expérience vécue, le monde tel qu’il m’est donné est inséparable des colorations affectives qui lui donnent tout son relief.
 
Mon corps

Plus élémentaire encore se révèle l’aspect biologique du solipsisme. Ce corps où je suis logé, que je suis pour moi comme pour les autres, je le vis d’une façon paradoxale. Où suis-je donc, en ce corps ? Je l’éprouve tout entier, je le déplace, je le vois aussi – mais jamais totalement. Sauf dans un miroir, je ne vois pas mon visage, mon dos, ni surtout mes yeux, à plus forte raison mon regard. Les autres visages peuvent m’être plus familier que le mien. Le miroir lui-même ne m’en renvoie qu’une image, différente de mes photos pour peu qu’il s’y trouve quelque asymétrie. C’est pourtant au niveau de ma tête, de ce cerveau dont je ne connais qu’indirectement l’existence, que j’ai l’impression d’exister. Encore que tout mon corps soit vécu par moi de l’intérieur. Rien qui ressemble davantage à ma main que la main d’un autre posée à côté d’elle : et pourtant rien de commun entre cette main étrangère et la mienne que j’anime et qui peut me faire souffrir !

L’irréductibilité de mon moi est liée à la place de mon corps. Je l’éprouve lorsque je suis avec quelqu’un qui, mieux placé que moi, distingue quelque chose que je ne vois pas.
Aussi bien, ce n’est que dans ses aspects pathologiques que le solipsiste aboutit à la négation du monde et d’autrui. L’extériorité et la résistance du réel sont une donnée de mon expérience elle-même, comme l’a bien vu Husserl, le tout est de bien voir ce que cela implique.
 
Etapes de la communication
Si, à un certain stade, il y a échec de la communication, c’est que celle-ci a d’abord été dans une certaine mesure réussie, qu’elle est en quelque sorte primitive par rapport à l’échec et au sentiment de la différence. Les psychologues et les phénoménologues ont montré que la communication est immédiate et spontanée, que c’est la prise de conscience du moi qui est acquise et relativement tardive chez l’enfant. Le contester serait naïf, et nous avons souligné que l’expérience du solipsisme était liée à des circonstances exceptionnelles, et à des conditions sociales déterminées.
La communication primitive réussit à me mettre en relation avec autrui dans la mesure où c’est autrui qui la constitue en moi. Le premier sourire de l’enfant est une réponse au sourire de sa mère, son affectivité est en quelque sorte constituée par celle de son entourage. Le langage, véhicule spécifique de la communication, lui est donné par autrui en même temps qu’il lui donne autrui. L’enfant n’a pas une conscience primitive de son moi, car en un certain sens, il n’a pas encore de moi. Du moins pas avant d’avoir acquis l’usage grammatical de la première personne. L’enfant commence par parler de lui-même à la troisième personne alors qu’il utilise depuis un certain temps la deuxième au moins à l’impératif.
L’égocentrisme enfantin n’est certes pas conscience de soi mais il implique une quasi-impossibilité de se placer au point de vue d’autrui, et donc d’engager un véritable dialogue. Il n’y a pour l’enfant qu’un seul univers, dont les autres font partie comme les choses. Autrui pour l’enfant est surtout constitué par les parents qui ne sont pas absolument « autres ». La mère notamment continue longtemps à éprouver son enfant comme faisant partie d’elle-même, et on serait tenté de dire que l’enfant le lui rend bien.
C’est lorsque l’enfant sort du milieu familial qu’il commence à découvrir autrui dans sa réelle altérité, à travers les maîtres et les camarades notamment. Il est dès lors entraîné dans un processus de socialisation où sa personnalité se construit à partir des apports culturels et sociaux des divers groupes auxquels il participera au fur et à mesure de son évolution.
C’est au moment de la puberté et de l’adolescence que se fait la véritable prise de conscience du moi. Elle se traduit souvent par un repli sur soi-même et le sentiment d’une différence irréductible, noyau de l’expérience solipsiste. Déjà, un enfant plus jeune pouvait dire entendant parler du clonage : « j’aimerais pas qu’il y ait un autre Lucas ! ».
 
Adolescence

Cette expérience ne prend un caractère radical que dans des circonstances particulières. La communication dans le cadre de la vie scolaire était limitée mais vécue comme suffisante aussi longtemps que persistait la communication plus organique à l’intérieur de la famille. A la puberté se produit souvent comme une nouvelle rupture du cordon ombilical – sans que soient trouvées d’emblée de nouvelles formes de communications propres à la vie adulte. La solitude du jeune étant actuellement camouflée par la multiplicité des moyens techniques de la communication. C’est alors que vient à la conscience le sentiment négatif de ce que devrait être une véritable communication. Les exigences alors ressenties sont de celles qui ne seront peut-être jamais comblées au cours de toute vie. Même pour ceux pour qui elles recevront une satisfaction « normale », il restera toujours un certain vide, source cachée de l’angoisse de la solitude.

 
Amitié
 
A cette période et aussi plus tard, des expériences de communication sont souvent ressenties dans l’amitié et l’amour. Dans ce cas, chacun peut éprouver vers autrui une attirance qui ressemble à un besoin au point de pouvoir provoquer des désespoirs tragiques. Dans l’amour (en y englobant l’amitié qui en est l’essentiel), je cherche à exister en autrui c’est-à-dire hors de moi-même – à sortir de mes propres limites ; il peut y avoir là un désir d’absorber le monde et les autres, d’être partout où j’aime et suis aimé. Le seul être qui manque au point que « tout est dépeuplé », ce n’est peut-être pas tant l’autre que moi-même : le monde est vide parce que je n’y suis plus, du fait de l’absence de cet autre qui était moi-même. Mon ami, mon aimé, n’est-ce pas au fond moi ? Ce qui concerne l’ami m’engage comme si c’était moi, me tient à cœur comme si cela me concernait moi-même. La vie de l’ami, la vie de mon enfant n’est-ce pas une autre vie que je me donne ? Me donner d’autres vies que la mienne, tel est peut-être mon besoin essentiel. Camus l’a bien montré, c’est le ressort profond de l’activité du comédien. On pourrait en dire autant de l’écrivain, de l’artiste. Du public également. Il n’y a de public que parce que le lecteur, le spectateur, l’auditeur éprouvent le besoin absolu, de connaître de l’intérieur, de vivre même parfois d’autres vies que la leur.
 
D’autres vies ?
 
Le rêve secret de tout homme est peut-être de vivre lui-même plusieurs autres vies que la sienne. Lui-même, en étant autre. Ce qu’il y a d’effrayant dans la mort, n’est peut-être pas tellement qu’elle est la fin de cette vie qui était la mienne. Je pourrais m’en lasser, trouver que « j’ai fait mon temps », avoir épuisé ce que je pouvais tirer d’elle telle qu’elle était devenue. Je puis, selon l’expression biblique, « être rassasié de jours ». L’effrayant dans la mort, c’est qu’elle est la fin de tout. Il ne reste plus de place pour aucune nouvelle expérience, toute chance m’est retirée d’explorer les possibilités que je me suis représentées d’être autre chose. C’est pourquoi la croyance à la transmigration des âmes a connu et connaît encore une diffusion qui étonne nos esprits occidentaux. N’est-elle pas plus séduisante que la perspective d’une autre vie définitivement fixée en fonction de notre conduite au cours de cette unique vie. Mais n’est-il pas contradictoire d’imaginer que je puisse être moi-même dans une vie qui serait tellement autre que je n’y aurais plus rien de commun avec ce que je suis, même pas le souvenir de ce que j’aurais été.
 
L’amour
 
Ceux qui, à travers l’art notamment cherchent à vivre d’autres vies que la leur, le font sur le mode de l’imaginaire et savent bien que l’illusion est passagère et bientôt dissipée. Dans l’amour, au contraire, ce qui affecte l’autre m’affecte réellement et de façon continue. Je vis réellement une autre vie qui est ma vie. Je suis sauvé de la condamnation originelle qui me réduit à n’être que moi. La découverte de l’amour s’accompagne de la volonté de ne faire qu’un, tout éprouver ensemble. « Ils seront deux en une seule chair » dit la Bible. Dans sa plénitude, l’amour est bien cette quasi-fusion de deux êtres où les âmes se confondent à travers l’émotion partagée des corps. Mais n’est-ce pas seulement en apparence que l’identité est atteinte ? Certes les sensations arrivent au point de s’accorder et de se conditionner réciproquement de façon immédiate. Mais n’est-ce pas illusion d’éprouver comme miennes les sensations de l’autre ? Je les imagine, je ne les sens pas réellement comme l’autre les sent. Ce décalage menace toujours l’accord parfait, exceptionnel. Même chez les couples qui y parviennent il ne s’instaure que progressivement dans le temps, et le temps risque de finir par le détériorer.
 
Identité et différence
 
Mais il ne s’agit encore là que de l’union physique. Elle est peut-être une condition nécessaire de l’union spirituelle, mais on ne saurait la tenir pour suffisante. Ce qui est visé dans l’amour, à travers et au-delà de l’union physique, c’est une communion des âmes qui cherchent à ne faire qu’un. Les amants ont peut-être un moment l’impression d’y parvenir, mais le vécu du couple ne peut être identique pour chacun. Le passé individuel ne peut être supprimé ; chaque événement est ressenti différemment du fait de la situation particulière de chacun. Ainsi, au pire, un matin, deux amants s’éveillant découvrent qu’ils sont devenus des étrangers. Ainsi, au mieux, l’histoire des couples est jalonnée de crises plus ou moins graves, qui tournent autour d’un problème fondamental : Faut-il chercher à tout prix l’unité, l’identité – ou au contraire préserver la différence, reconnaître l’originalité irréductible de chacun, en comprenant que l’union ne peut se construire qu’entre deux êtres qui restent ce qu’ils sont ? Ou bien la fusion et alors on se retrouve un, l’un ayant absorbé l’autre et restant seul – ou la différence maintenue et avec elle aussi la solitude.

Présence d’autrui

Pourtant, si je puis avoir l’illusion de ma solitude absolue lorsque je suis effectivement seul – ou renvoyé à ma solitude par l’échec de ma communication avec l’autre – je ne puis, semble-t-il, croire à cette solitude lorsque je vis au milieu des autres et avec eux à l’occasion de mes activités professionnelles et sociales. Dans la vie courante, les autres existent, il faut, non seulement en tenir compte, mais leur parler, les écouter, prévoir leurs réactions, essayer de les influencer, en fonction de ce que nous savons d’eux. Le groupe, l’équipe, la communauté, l’institution sont des données de mon expérience qui s’imposent à moi avec une telle force que c’est la solitude qui me paraît anormale et au fond illusoire. Je m’insère dans une hiérarchie, j’organise ma présence aux autres, je la découvre comme un ensemble de relations de dépendance, d’autorité, d’influence, d’hostilité ou de convergence, en dehors desquelles je ne suis rien. Je ne m’insère dans la vie culturelle et professionnelle qui est la mienne qu’en référence à un système universitaire, à une tradition intellectuelle qui s’incarnent dans des hommes, mes professeurs, mes élèves, mes collègues, mes patients, mes lecteurs, et en arrière fond les écrivains et les philosophes dont je me suis nourri et sans lesquels je n’aurais jamais ni pensé, ni écrit. Je ne pourrais de façon cohérente tenir la gageure de la singularité qu’à condition de décider que j’écris pour moi sans jamais en montrer une ligne à qui que ce soit. Il faudrait faire en sorte de détruire avant de disparaître tout ce que j’aurais écrit. Mais de telles précautions témoignent elles-mêmes de la présence d’autrui qu’elles cherchent à nier.
Et pourtant la négation d’autrui reste possible et s’avère même inévitable. A l’extrême, peu m’importe qu’on me lise quand je ne serai plus. Le fameux mot de Louis XV « Après moi, le déluge », rapporté le plus souvent avec indignation, est en réalité extrêmement profond. Je puis imaginer comme réel le passé où je n’étais pas, car des traces multiples et tangibles en subsistent mais l’avenir n’est pas, sinon de façon totalement imaginaire, il n’est rien de plus radicalement subjectif que l’imaginaire. N’est-il pas illusoire, selon l’expression consacrée, d’« œuvrer pour la postérité » ?
 
Le passé pour moi
  
Cette relation de postérité on la vit par rapport aux écrivains du passé. Le passé qui a précédé mon existence n’existe pour moi que dans la mesure où je l’ai reconstruit à des moments déterminants de mon propre passé. Platon, Descartes, Racine ou Stendhal n’existent pour moi que dans la mesure où je les ai assimilés, reconstruits en moi-même. Leur expérience n’existe que dans la mesure où je l’ai refaite en moi. J’ai rêvé le doute de Descartes, je suis devenu en un sens Descartes, mais également la pensée de Descartes est devenue mienne, elle est devenue un moment de ma propre évolution.
Ceci est d’ailleurs valable pour mon propre passé, tel que je l’imagine aujourd’hui, tel que je le retrouve en relisant mes journaux intimes d’il y a vingt ans ! J’ai relu récemment mes réponses à une enquête dans une revue : je découvrais les réponses des autres avec un sentiment de nouveauté, mais les miennes m’apparaissent presque aussi nouvelles et en un sens étrangères. Les aurais-je reconnues comme miennes si elles n’avaient été précédées de l’indication de mon nom ? Il m’arrive de me dire, avec étonnement ou irritation : « j’avais donc pensé à cela ? Comment ai-je pu écrire quelque chose d’aussi banal ? » Ainsi je ne suis peut-être pas plus présent à moi-même que les autres. Le moi vit toujours au présent, le passé est déjà une forme de l’extériorité. L’extériorité du passé n’existe que récupéré par le souvenir.
 
La connaissance
  
Reste à expliquer l’antériorité de l’ignorance sur la connaissance. Je suis ignorant avant d’être savant, car savoir, c’est savoir les choses. Les choses sont là, elles m’instruisent peu à peu au fur et à mesure que je les découvre. Les autres m’instruisent aussi de ce qu’ils ont découvert avant moi. La connaissance devient ainsi un capital accumulé qui témoigne de la réalité des choses et d’autrui. Je ne puis ajouter à ce capital qu’en acceptant cette règle du jeu intellectuel : la raison objective. La subjectivité ne serait qu’illusion et impuissance. Mais comment peut-il y avoir un être de la connaissance ? Comment les choses peuvent-elle pénétrer dans l’esprit ? Comment puis-je reconnaître le vrai ? Le mythe platonicien de la réminiscence postule la priorité de la connaissance sur l’ignorance. Mais la connaissance s’éprouve comme limitée et finie, opposée à une objectivité qui serait l’universalité. Mais je comprends. Ainsi j’instaure en moi-même la connaissance comme nécessité intérieure vécue. C’est en moi que le dévoilement s’opère. Personne ne connaît ni ne comprend à ma place. Aucune connaissance ne m’est interdite. Si j’entre dans un nouveau processus en assimilant les bases, je puis apprendre l’économie, l’archéologie, la numismatique, et n’importe quel langage. Mais ne suis-je pas toujours celui par qui et pour qui tout existe ?
 
Seul parmi d’autres
  
Il y a peut-être des « moi », mais il n’y a qu’un je. Suis-je ce je ? ou je est-il un autre ?
J’existe seul. Il faut tenir cette vérité sans l’éluder si on veut pouvoir la dépasser. Pourquoi donc vouloir la dépasser si elle est vérité ? Est-ce pour se donner le droit d’écrire un article ?
Je veux écrire un article, être lu et reconnu et m’imposer aux autres. Je ne veux pas n’écrire que pour moi-même.
J’existe seul mais les autres existent aussi. Tels sont les deux bouts de la chaîne, les deux vérités contradictoires. Je et l’autre ne font qu’un. Je est un autre, je suis les autres et les autres sont moi.
La séparation est irréductible. L’expérience de l’identité et de l’altérité est et restera indépassable, même si on parvient à une véritable communication. A partir de là peut s’établir une expérience authentique d’autrui, une relation, une rencontre.
 
Une dimension éthique
 
Toute notre expérience atteste à la fois l’existence d’autrui et celle de l’autre. Le problème est de vivre avec cette dualité, cette unité dans la séparation.
Elle peut aboutir à un conflit irréductible : « L’enfer, c’est les autres », écrivait Sartre. Pour Jean Nabert, « le mal absolu serait la perversion du vouloir, qui non seulement ne reconnaît pas un autre moi dans sa vérité, mais va jusqu’au désir d’en détruire l’intégrité, de la corrompre ou de la dépraver ». Ce mal absolu n’est « possible que par un mal essentiel », celui qui a créé le moi comme autre [3]. Parce qu’il y a une distance infranchissable entre moi et autrui, une relation réciproque à autrui, par laquelle je le découvre comme un autre moi-même, semblable à moi en même temps que différent, peut être faussée et vécue sur le mode de l’objectivité.
Ne pas faire de mal à autrui, ne pas traiter autrui comme un objet, tel pourrait être l’interdit fondamental qui définit le mal. Traiter autrui comme une chose, c’est refuser de le traiter comme autrui, c’est-à-dire comme un autre moi-même, un autre qui est autre que moi mais aussi le même que moi.
Ceci est universel, comme la loi morale selon Kant. On retrouve cette idée chez Lévinas, pour qui l’existence d’autrui et la relation avec lui est fondamentale : « L’universalité, est instaurée par ce fait, après tout extraordinaire, qu’il peut y avoir un moi qui n’est pas moi-même, un visage qu’il est impossible de tuer » [4]. Impossibilité purement éthique. Mais pour Lévinas la dimension éthique est fondamentale. Le Bien, contrairement à ce que pensaient Aristote et beaucoup de philosophes, est antérieur à l’Etre.
La faute consiste à traiter autrui comme s’il était seulement autre mais non un autre moi. Le problème est qu’il n’est pas seulement comme moi mais aussi différent. Ce que je ne peux oublier vraiment aussi longtemps que je regarde son visage, que je regarde son regard, que je lui parle et l’écoute.
J’ai trouvé de cela une illustration extraordinaire dans un livre terrible, qui décrit les atrocités nazies lors de la guerre de conquête en U.R.S.S. Le narrateur, Max Aue, lui-même SS, découvre que « la brutalité inouïe avec laquelle certains hommes traitent les condamnés avant de les exécuter n’est qu’une conséquence de la pitié monstrueuse qu’ils ressentent… Aucun de nos hommes ne pouvait tuer une femme juive sans songer à sa propre femme, ne pouvait tuer un enfant juif sans voir ses propres enfants dans la fosse. Leurs réactions, leurs dépressions nerveuses, ma propre tristesse, tout cela démontrait que l’autre existe, existe en tant qu’autre, en tant qu’humain, et qu’aucune volonté, aucune idéologie, ne peut rompre ce lien ténu mais indestructible. Ceci est un fait et non une opinion ». [5]
 
BIBLIOGRAPHIE
 
·  BUBER M., Je et tu, Aubier, 1938.
·  CHASTAING M., La connaissance d’autrui, P.U.F., 1951.
·  DESCARTES, Méditations métaphysiques.
·  GUSDORF G., La découverte de soi, P.U.F., 1948.
·  HUSSERL E., Méditations cartésiennes, Armand Colin, 1931.
·  LITTELL J., Les bienveillantes, Gallimard, 2006.
·  LÉVINAS E., Difficile liberté, Albin Michel, 1963.
·  NABERT J., Essai sur le mal, Aubier, 1970.
·  MARCEL G., Moi et autrui, Cité nouvelle, 1942.
·  NÉDONCELLE M., La réciprocité des consciences, Aubier, 1942.
·  PAGÈS R., Itinéraire du seul, Robert Laffont, 1962.
 
NOTES
 
[1]Phénoménologie de la perception, pp. 412-413.
[2]Julliard, 1979.
[3]Jean Nabert, Essai sur le mal, p. 108.
[4]Difficile Liberté, p. 23.
[5]Jonarhan Littell, Les bienveillantes, p. 142.

 

 

 

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