LA LECTURE conjuguée de Christophe
Deloire et Christophe Dubois, Les Islamistes sont déjà là (Albin Michel)
et de Chahdortt Djavann, Que pense Allah de lEurope ? (Gallimard) déjà
évoqués par Alain Sanders et Yves Chiron, est trop riche, tour à tour ou
simultanément tragique et cocasse, pour que je n'y revienne pas. Les
sources des journalistes français sont multiples, rapports
confidentiels, archives, confidences d'agents de l'ombre, mais très
souvent tirées de la DCRG (Direction centrale des Renseignements
généraux).
L'islamisme et l'islam
Prudents ou convaincus, ils se gardent, dès les premières lignes de leur
avant-propos, de l'amalgame : « Ce livre n'accuse en rien l'islam. Ce
livre révèle les coulisses de l'assaut du fascisme vert contre la
République. » Iranienne émigrée en France, Chahdortt Djavann connaît
l'islam de l'intérieur, et se moque des distinctions subtiles : « A
l'origine de l'islamisme il y a l'islam. » Certains faits, certaines
paroles entrent en résonance avec son expérience iranienne, et par là
prennent un relief imprévu. Ainsi la remarque d'un sociologue musulman
interrogé sur les prisons à la télévision française « L'islam est la
première religion carcérale en France. » Constant qui résonne comme
un désir de conquête ; et, pour l'Iranienne, écho grinçant de ce
qu'elle entendait en Iran, lorsqu'on accusait le Chah de n'avoir fait
une place à l'islam que dans les prisons.
Obsédée par le voile, elle le
considère, non sans raison, comme l'étoile jaune de la dhimmitude
féminine, mais il me semble excessif d'y voir avec elle « l'emblème,
le drapeau et la clef du système islamique ». Je préfère les critiques
de Raffarin, pour lesquels le vote d'une loi, c'est « écraser une
souris avec un bulldozer » ; c'est, en outre, provoquer des effets
pervers contre celle qui reste, hors des prisons, la première religion
de France.
Stratégie de pénétration
On pourra rire des élèves qui, en Alsace, contestent les sapins de Noël
; des salafistes qui, à Aulnay-sous-Bois, conseillent d'entrer dans les
toilettes avec le pied gauche pour en sortir avec le pied droit ; des
militants du Tabligh qui, dans le quartier parisien de Belleville,
réglementent l'islamic way of life jusque dans la manière de dormir - «
les adeptes dorment sur le côté droit en écrivant Mohamed (en arabe)
avec leur corps » - et de se nourrir - « le bon musulman doit parler
peu pendant sa restauration, car, s'il se tait, il fait comme les juifs,
et s'il parle trop, il agit comme les Français ».
L'Europe, laboratoire idéal
Ils traduisent néanmoins, à leur
manière, moins une stratégie de repli communautariste qu'une stratégie,
selon l'expression de Djavann, de « pénétration et, en quelque sorte, de
colonisation », si l'on songe que, là où vivent les musulmans, là est
pour eux la terre d'islam, et que l'islam est naturellement
expansionniste et prosélyte. On ne saurait trop les pousser à
écouter jusqu'au bout les conseils salafistes : « Pas question
d'accepter le RMI ou l'allocation chômage. Chacun doit trouver du
travail ou alors, s'il n'en trouve pas, il faut quitter la France,
l'immigration vers les pays arabes étant souhaitable. »
Mais l'Europe est trop accueillante
pour qu'ils suivent un tel conseil. Elle est « un laboratoire idéal pour
les islamistes », remarque Djavann, par le parapluie juridique qu'elle
leur offre, par leur possibilité de jouer des traditions propres à
chaque pays et de leurs diverses instances juridiques, ou des
institutions d'appel communes.
Habiles à instrumentaliser la
démocratie, les islamistes, en France, présentent, selon l'opportunité,
la « laïcité » comme une « exception française », à relativiser voire à
condamner, ou comme un concept universel ou extensible dont ils se font
eux-mêmes les interprètes, « laïcité bien comprise, moderne, ouverte »,
c'est-à-dire laissant le champ libre à l'islam. Ils ont un allié en
Sarkozy, qui « reconnaît à l'islam le droit d'être compté comme une des
grandes religions de France », au nom de l'idéal républicain ».
Djavann remarque « le mimétisme
ambigu » dans l'usage détourné des mots empruntés à la tradition
démocratique, la « liberté » et le « droit » étant conçus comme la
liberté et le droit de cité des dogmes islamiques.
L'échiquier de l'islam en France
Peut-être pourrait-on considérer comme une chance les divisions internes
de l'islam, et que les péripéties des guerres intestines entre le
recteur de la mosquée de Paris et ses rivaux, racontées par les deux
Christophe, sont réjouissantes. Ce qui l'est moins, c'est de savoir que
les mouvements qui constituent le Conseil français du culte musulman
créé par Sarkozy sont les relais d Etats ou de partis étrangers
musulmans. La mosquée de Paris obéit à l'Algérie des généraux, le
Tabligh est le relais du FIS algérien, la FNMF représente « des centres
d'influence au profit de l'islam - qui est une entorse à la loi de
1905 - et dont Dalil Boubakeur s'est réjoui : « le culte musulman est
admis à la table de la République » ; logique déterministe qui fait
le jeu des intégristes, en mettant toutes les populations maghrébines
sous l'étiquette « musulmane » ; alliance stratégique de musulmans
divisés en outre rodés au double discours.
Selon l'expression des RG, les
fondamentalistes se montrent « respectueux des valeurs de la
République vis-à-vis de l'extérieur, et sont intransigeants en interne
». Républicains à géométrie variable, ils pratiquent la taqia,
qui signifie « visière » en arabe : ils s'avancent masqués. Revient
l'image éclairante de l'échiquier : « La taqia consiste à faire le gros
dos quand la situation est fermée, avancer ses pions et tenir le langage
de celui que l'on a en face pendant un temps, pour remonter à l'arrière.
»
Du dialogue aux fins de mois
Deux éléments fragilisent encore la position de la France. Le premier,
c'est l'aveuglement idéologique de ses dirigeants, Chirac prônant,
contre le choc des civilisations cher à Huntington, le « dialogue des
cultures », et affirmant sans vergogne que « les racines de l'Europe
sont autant musulmanes que chrétiennes ». Le second, c'est le piège des
intérêts. Les journalistes français rappellent la petite vengeance, dans
Libération, de Tarek Ramadan, auquel Sarkozy avait imprudemment offert
une tribune télévisuelle « Puisque celui qui défend la lapidation est un
"déséquilibré", oserez vous dire que le roi Fahd d'Arabie Saoudite, qui
non seulement la défend mais impose son application, est un
"déséquilibré profond ?" » Et Ramadan fustigea, ce qui ne manque pas de
sel, « le double discours » de Sarkozy.
Il est vrai que la lapidation et
autres modes d'exécution dont l'Arabie est prodigue, sont de peu de
poids face aux intérêts économiques. En outre, remarquent les
journalistes français, « la France est choyée en contrats mais aussi
en militants subventionnés » ; on n'a pas les uns sans les autres.
« L'Arabie, confiait un diplomate, assure nos fins de mois. »
Paralysé par un long passé d'erreurs
qui se paient, par ses intérêts, par l'aveuglement idéologique de ses
dirigeants, par la pression des Etats étrangers, « l'Etat français,
remarquent les deux journalistes, a plus les moyens de savoir que
d'agir ». La mine de renseignements qu'ils nous livrent témoigne
d'enquêtes singulièrement riches, mais qui ne suffisent pas à endiguer
des mouvements avides, eux, de conquête. Au mieux on agit sur le
coup, à la remorque des événements, sans les prévoir ni les prévenir.
Exemple qui clôt cette « enquête sur une guerre secrète » est
symptomatique : c'est l'expulsion de l'imam de Vénissieux, Abdelkader
Bouziane ; il vivait en France sans encombre, bien que polygame, et père
de seize enfants, presque tous français.
D.M.