L'heure des comptes
«Tout le monde doit rendre des
comptes, être responsable de ce qu'il fait. Y a-t-il une profession
qui peut être à part ?» Nicolas Sarkozy, disant cela (1), pensait aux
magistrats ayant, en 2003, remis en liberté Patrick Gateau : condamné
à perpétuité en 1990, il est présumé avoir assassiné Nelly Crémel le 2
juin. Comment, en effet, ne pas être choqué par la légèreté de la
justice quand elle néglige le sort des victimes, au prétexte «de ne
pas oublier la dette de réhabilitation due aux condamnés» (2). Mais
les hommes politiques sont-ils prêts, eux aussi, à rendre des comptes
?
Les élites, désavouées le 29 mai par
les Français, tardent à s'interroger sur leurs bilans. Quand le
ministre de l'Intérieur et ses lieutenants choisissent, ces jours-ci,
de dénoncer «les professionnels de la pensée unique», les
«bien-pensants», les «nouveaux censeurs», ils parlent comme les
nonistes qu'ils combattaient le mois dernier. Cependant, ce ralliement
tardif et ces mots musclés («on va nettoyer au Kärcher» la cité des 4
000 de La Courneuve) ne suffiront probablement pas à renouer
durablement les liens avec le peuple.
L'état de la nation, chamboulée
par trente ans de politique constante, invite ses représentants à
analyser les erreurs commises. L'exercice est attendu par les
citoyens, qui n'ont plus confiance en leurs mandataires et leurs
discours décalés. Mais le parler vrai ne peut s'arrêter à la seule
description des faits. Il oblige à fouiller les causes ayant affaibli
le pays, malgré ses richesses et ses technologies de pointe
auxquelles s'est ajouté cette semaine le projet de réacteur
expérimental à fusion nucléaire (Iter).
Quand Thierry Breton, ministre de
l'Économie, reconnaît qu'«il y a vingt-cinq ans, il n'y avait pas de
dette», il suggère un gaspillage qu'il se garde de corriger. Le
démographe Alfred Sauvy constatait il y a vingt ans, parlant de
«l'Europe submergée» par l'immigration du Sud : «Pour le moment, le
grand vainqueur est l'insouciance.» Aujourd'hui, c'est la
dissimulation et le mensonge. La philosophe Élisabeth de Fontenay
déclarait en 2003 : «La plupart de nos concitoyens découvrent que,
depuis quinze ans, les ministres n'ont pas cessé de leur cacher
l'étendue de la déviation communautaire.»
La France est malade de décennies de
raisonnements idéologiques, choix démagogiques, utopies fumeuses,
fuites en avant et autres lâchetés collectives qui ont découragé les
entrepreneurs, prolétarisé les salariés, asséché la culture, décérébré
l'école, déshumanisé les relations, enlaidi les paysages, «ghettoïsé»
les cités, radicalisé les exclus, fragmenté la nation. Une société à
irresponsabilité illimitée, où 76% des jeunes rêvent d'être
fonctionnaires, s'est progressivement constituée. La faute à personne
?
Il ne s'agit pas d'ouvrir le procès
des élus, qui ont beaucoup de mérite à remplir leur mission – ou alors
il faudrait mettre également sur la sellette les médias qui les ont
accompagnés, les intellectuels qui les ont encouragés, les électeurs
qui les ont choisis. Mais quitte à rompre avec l'Ancien Régime, autant
que les hommes politiques conviennent précisément de ce qu'ils ne
doivent plus faire.
Le bilan des belles âmes
Comment comprendre, par exemple, la
décision du Parti socialiste, lundi, de ne pas se rendre à
l'invitation de Dominique de Villepin, au prétexte que le Front
national avait pareillement été convié par le premier ministre à
exposer ses vues sur l'Europe ? Le premier secrétaire du PS, François
Hollande, a accusé le gouvernement de «courtiser le populisme et de
faire des ronds de jambes» à l'extrême droite. Le MRAP (Mouvement
contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples) a dénoncé, lui,
un «affront à la démocratie». Ces postures sont les meilleurs soutiens
de Jean-Marie Le Pen.
La gauche et l'extrême gauche ne
cessent de mettre artificiellement le FN au centre de la vie
politique. Alors que la France subit la honte d'avoir une extrême
droite parmi les plus puissantes d'Europe, les belles âmes la
protègent, en l'excluant d'un dialogue démocratique dans laquelle elle
a tout à perdre au regard des solutions qu'elle propose. En réalité,
le PS confirme son incapacité à s'affirmer à gauche autrement qu'en
opposition à Le Pen. Les socialistes s'interdisent du même coup de
sortir d'une pensée pétrifiée et d'aborder sans tabous des thèmes
chers à leur électorat.
Dans le fond, ces donneurs de leçons
d'antiracisme, d'antidiscrimination, de moralisme républicain
devraient aussi rendre des comptes. Car c'est à cause de leur
terrorisme intellectuel que les débats sur les grands sujets de
société, liés notamment à l'accueil de populations nouvelles et aux
droits de certaines minorités, ont été rendus impensables en France.
Ces mêmes démocrates ferment encore les yeux sur le racisme
anti-Blancs des cités, au prétexte qu'il est porté par des jeunes
déshérités.
D'ailleurs, ce sont aussi ces bons
apôtres qui portent une responsabilité dans l'endoctrinement «citoyen»
qui a gagné l'Éducation nationale. Leur influence se lit jusque dans
les sujets du bac. L'un d'eux proposait cette année de louanger l'IVG
(3). Un autre invitait, à travers un texte du chanteur Pierre Perret
(Lily), à dénoncer l'intolérance et le racisme des Français et à
«argumenter» pour prouver que la France n'est pas «le pays de Voltaire
et d'Hugo», comme s'en indignait heureusement, samedi dans Le Figaro,
l'universitaire Marie-Christine Bellosta.
Juger les juges
Pour en revenir à la justice : quand
elle en est à placer en détention des innocents et à relâcher des
assassins, à faire arrêter des avocats et libérer des truands, elle ne
tourne plus rond. Aussi n'y a-t-il rien de choquant à proposer que les
magistrats puissent rendre des comptes et répondre de leurs fautes
éventuelles. Le drame de cette mère assassinée par un récidiviste,
ajouté à ceux des accusés d'Outreau et d'autres justiciables
emprisonnés à tort, ne peut se contenter d'explications du genre:
«Nous n'avons fait que respecter la loi à la lettre. Mais
malheureusement, nous ne sommes pas maîtres du futur du prisonnier une
fois celui-ci remis en liberté. On ne peut pas prévoir ce qu'il va
devenir» (dans Le Parisien, propos d'un des juges ayant libéré Patrick
Gateau).
La place prise par la justice (y
compris par ses intrusions dans la sphère politique) et la compassion
généralement portée par la profession à l'accusé plutôt qu'à la
victime – de peur de faire voir une coupable «volonté de punir» –
plaident pour une responsabilisation des juges. Quand le magistrat
Denis Salas (2) estime qu'«on ne peut rendre responsable un juge des
conséquences qu'il n'a pas voulues», l'argument revient à excuser des
manques de discernement ou des incompétences. Dans ce contexte, la
manifestation des magistrats, prévue aujourd'hui devant le Palais de
justice de Paris pour dénoncer les propos de Sarkozy contre les juges,
risque de ressembler à la mobilisation d'une corporation défendant son
statut d'intouchable.
La leçon faite à Edgar Morin
Un cas de figure similaire –
c'est-à-dire un groupe se réclamant de la «morale» et prétendant pour
cela à l'impunité – se présente avec la pétition d'intellectuels de
gauche publiée vendredi dernier par Libération, en solidarité avec
Edgar Morin. Le sociologue a été condamné le mois dernier, avec Le
Monde, pour «diffamation raciale» par la cour d'appel de Versailles,
après une plainte de France-Israël et d'Avocats sans frontières.
Dans une tribune du 4 juin 2002,
Morin avait notamment écrit : «Les juifs d'Israël, descendants des
victimes d'un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens.
Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient,
méprisent, persécutent les Palestiniens. Les juifs, qui furent
victimes d'un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux
Palestiniens. Les juifs victimes de l'inhumanité montrent une terrible
inhumanité. (...). Et encore : «On a peine à imaginer qu'une nation de
fugitifs (...) soit capable de se transformer en deux générations en
peuple dominateur et sûr de lui et, à l'exception d'une admirable
minorité, en peuple méprisant ayant satisfaction à humilier.»
Ce texte, signé par un antisémite
avéré, aurait vraisemblablement fait hurler la bien-pensance
humaniste. D'autant que la liberté d'expression n'a jamais été sa
préoccupation affichée, elle qui laissa caviarder des passages du
Journal de Renaud Camus consacrés aux juifs, qui n'a jamais protesté
devant les opinions poursuivies au nom de la loi Gayssot et que l'on
n'a pas entendu dénoncer la pénalisation des propos homophobes. Aussi
est-il piquant de voir les donneurs de leçons d'antiracisme trouver
insupportable d'en recevoir à leur tour. Certes, ils ont raison de
défendre la liberté de critiquer la politique d'Israël. Mais la
justice a bien fait de rappeler la lourde ambiguïté de l'antisionisme,
lorsqu'il exonère les Palestiniens de toute responsabilité et ignore
les appels des islamistes à détruire Israël au nom de la haine
antijuive.
L'Iran plonge
L'islamisme, encore : il vient de
triompher en Iran avec l'élection du radical Mahmoud Ahmadinejad, élu
avec près de 62% des voix, dans le cadre d'une loi électorale
permettant aux gardiens de la révolution d'écarter les candidats
indésirables (sur 47 millions d'inscrits, Ahmadinejad a recueilli 17
millions de voix). «Nous n'avons pas eu la révolution pour avoir la
démocratie» a déclaré le nouveau président, qui entend me