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Auteur:
Madame Figaro
Source:
lefigaro.fr
Date :
04.06.05
Être soi-même en faisant comme tout le monde
Caroline Sallé
L'époque est au narcissisme généralisé et, dans la vie privée comme au
travail, chacun cherche son moi. Comment donner un sens à son existence,
sans perdre le sens de la vie ?
«Deviens ce que tu es», prône Lacoste. «Be yourself», insiste pour sa
part Hugo Boss. Désormais, l'individu est sommé de trouver un sens à son
existence. Promu chevalier des temps modernes, il doit partir à la
recherche d'un nouveau saint Graal, lui-même. Seul hic : l'injonction
étant la même pour tous, cette quête revient à cheminer tous ensemble dans
la même direction. Au risque de trouver, au bout de la route, un moi
stéréotypé renvoyant directement à l'idée d'une armée de clones. Comment
alors réussir à se distinguer sans dénaturer son authenticité, ni prendre
le risque de s'aliéner ?
Depuis que l'autonomie a été érigée en mode de vie exclusif, jamais la
quête de soi n'a fait autant parler d'elle. A tel point qu'elle a engendré
une véritable obsession, une « hystérie identitaire », d'ailleurs objet
d'un livre paru l'an dernier (1). D'après son auteur, le journaliste Eric
Dupin, « le crépuscule des grandes évidences identitaires pose un
redoutable défi à l'individu moderne. Son inscription dans l'univers
social n'est plus une donnée qui s'impose « naturellement ». Elle devient
une construction personnelle qu'il lui appartient de mener à bien. Pour
résumer, on était autrefois fils de Dieu, fils de son père et parfois même
artisan comme son père. Indiscutées, ces identités semblaient éternelles à
ceux qui les portaient. Or, ces menus imposés ont largement cédé la place
à des identités à la carte. »
Aujourd'hui, on a le droit et même le devoir de mener sa vie comme bon
nous semble. Ou tout du moins d'essayer. Difficile en effet de faire des
choix pour tout et en permanence, de s'interroger à tout bout de champ, de
se « fabriquer » quotidiennement. Particulièrement lorsque la poursuite
éperdue d'un épanouissement personnel finit par s'apparenter à une
tyrannie de la performance. Oser être soi, Le Courage d'être soi, 81
façons de devenir soi-même, L'Accomplissement de soi... On ne compte plus
les best-sellers exhortant le commun des mortels à devenir le champion de
sa propre vie.
« Le monde actuel est un formidable espace de liberté, dans lequel
l'individu a une prise incroyable sur son avenir », s'enthousiasme
Jean-Claude Kaufmann, auteur de L'Invention de soi (2). Les publicitaires
ont d'ailleurs tôt fait de s'emparer de ce nouvel être, apparemment
émancipé. Ainsi, la campagne lancée par l'équipementier sportif Adidas
lors des JO 2004 affirmait : « Impossible is nothing », l'impossible
n'existe pas. L'homme est devenu son propre démiurge.
« Chacun s'invente de plus en plus lui-même, constate Jean-Claude
Kaufmann. Par exemple, la future maman ne prendra pas conseil auprès de sa
mère mais préférera se documenter en regardant la télé et en achetant tout
un tas d'ouvrages ou de magazines spécialisés pour apprendre à élever son
enfant. » De son côté, Eric Dupin remarque que « tout se passe comme si le
désir d'être « comme les autres » avait progressivement, mais
fondamentalement, été remplacé par celui d'être « différent des autres ».
L'obsession de l'égalité semble avoir cédé la place à celle de l'identité.
»
Illustrant parfaitement cette volonté d'affirmer sa singularité,
l'univers des blogs, véritables espaces virtuels d'autopromotion, est
aujourd'hui en pleine explosion. En France, on compterait déjà près de 2,7
millions de sites personnels. Véritables miroirs que le blogueur se tend à
lui-même, ces journaux plus très intimes, dans lesquels on expose
publiquement son moi, sont une manière de montrer et de dire que l'on est
unique et original. Un peu à la manière d'une œuvre d'art, on se considère
« à nul autre pareil ».
Revers de la médaille, « la société moderne s'est terriblement
complexifiée et les individus se sentent souvent débordés et saturés,
reconnaît Jean-Claude Kaufmann. Il existe de moins en moins de modes
d'emploi tout faits. Chacun procède à un bricolage identitaire dans tous
les domaines. Et cela génère une certaine dose d'angoisse. C'est épuisant
d'être en perpétuel questionnement, de passer son temps à faire des choix.
Plus on s'interroge sur tout, plus on casse les certitudes élémentaires
qui nous constituaient. » D'où, pour les plus fragiles, une réelle
souffrance à être soi-même, comme l'a constaté le sociologue Alain
Ehrenberg.
Dans un ouvrage intitulé La Fatigue d'être soi (3), il montre que la
dépression peut se comprendre comme le corollaire des bouleversements du
monde moderne, en tant que « pathologie de la liberté ». Face au poids des
responsabilités que chacun doit désormais assumer personnellement, face
également à la pression toujours plus forte exercée par la dictature de la
performance, l'homme tombe en « panne d'action et de sens ».
Il est alors tentant de se décharger du fardeau que peut représenter
cette liberté nouvellement acquise. Exemples : en faisant appel à un
coach, en s'inscrivant à des stages de développement personnel, en
participant à des séminaires de management en entreprise, des cafés
psycho, des thérapies ou même en recourant à des drogues. Mais le danger
est alors de déléguer la gestion de sa vie à ces « managers de l'âme »,
d'abdiquer sa liberté pour mieux démissionner de soi, un peu comme dans Le
Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, où les personnages chérissent leur
servitude et adulent les technologies qui anéantissent leur capacité à
penser.
« Quand on est dans la normalité, la vie est plus facile, remarque
Jean-Claude Kaufmann. Aujourd'hui, un nombre croissant de personnes,
dépassées par cette épuisante quête de singularité, se tournent
précisément vers une vie simple, une existence tranquille. » Mais la
majorité des individus ne sont ni tout à fait dans le moule, ni tout à
fait à l'extérieur. Ni des moutons, ni des électrons libres. « Chacun veut
pouvoir vibrer, mais sans prendre trop de risques, poursuit le sociologue.
Il faut d'abord connaître les règles du jeu en société avant d'inventer sa
petite différence. Une fois qu'on éprouve un certain confort
psychologique, alors seulement, on se permet d'ajouter un petit grain de
folie. »
L'individu obéit donc à un double tempo schizophrénique. D'une part, il
cherche parfois à échapper au regard des autres et s'adonne alors à des
petites passions ordinaires – bricoler, jardiner, se faire masser... – qui
lui permettent « d'être enveloppé sur soi, de se ressourcer, de se retirer
du monde ». D'autre part, il souhaite aussi se rebrancher sur les autres
pour se confronter à l'altérité et se sentir exister. Autant dire que son
identité est multiple, kaléidoscopique. Conclusion de Jean-Claude Kaufmann
: « Il faut se départir de l'illusion qu'il existe un vrai soi, une vérité
intérieure donnée au départ. « Etre ce que l'on est » permet de croire à
l'existence de ce soi inné, inaliénable, sur lequel chacun pourrait se
reposer dès lors qu'il l'aurait identifié et qui lui éviterait d'avoir à
s'inventer en permanence. En réalité, l'individu moderne relève d'un
assemblage multiforme, d'une construction en perpétuel chantier.»
· (1) L'Hystérie identitaire, d'Eric Dupin, Le Cherche-Midi, 2004. (2)
L'Invention de soi, de Jean-Claude Kaufmann, Armand Colin, 2004. (3) La
fatigue d'être soi, d'Alain Ehrenberg, Odile Jacob, 1998
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