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EXTRAIT
N RH :
Pourriez-vous définir les règles
de vie
des grandes familles africaines?
BL
:
En général, l'Afrique respecte la force et
l'autorité,
ainsi que les hommes qui ont une
importante
puissance de reproduction.
NRH : La nature de
l'homme africain a-t-elle changé?
BL: La société africaine a
vu ses structures traditionnelles complètement bouleversées par la
colonisation, l'influence chrétienne et l'influence musulmane. Du
point de vue africain, le christianisme, basé sur la notion de salut
individuel, est plus difficile à comprendre en profondeur par des
sociétés intrinsèquement communautaires. C'est pourquoi, en Afrique,
les manifestations chrétiennes sont davantage tournées vers
l'exubérance collective que vers la méditation et l'ascèse
individuelle.
NRH : L'affaire de l'Arche de Zoé a
révélé l'abîme qui séparait les conceptions européo-occidentales de
la famille de celle des Africains. Pourriez-vous revenir sur ces
événements qui ont suscité l'indignation en Afrique?
BL : L'affaire de l'Arche de Zoé
prouve une méconnaissance totale de l'Afrique. L'enfant y appartient
autant au groupe qu'au couple. La famille africaine n'est pas
composée du père, de la mère et des enfants: c'est un ensemble de
parents ou même de voisins, souvent d'ailleurs membres d'un même
clan ou d'un même lignage. Cet ensemble ancre ses solidarités sur
les générations antérieures et se projette sur les générations à
venir dans une continuité historique, étrangère à la mentalité
individualiste qui est devenue celle de l'Occident. En Afrique, la
progéniture des voisins est considérée à l'égal de la sienne.
NRH : Vous insistez toujours sur le
terme «les Afriques », mais il semble à vous lire qu'il y ait
cependant des constantes africaines fondamentales. Quelles
sont-elles?
BL : Premièrement, l'individu au
sens occidental du terme n'existe pas, deuxièmement tous les
Africains veulent avoir une nombreuse progéniture. Les raisons
sont historiques car l'Afrique d'avant la colonisation était un
monde de basse pression démographique, en raison d'endémies
récurrentes et de récoltes faibles. Pour compenser les pertes liées
à la surmortalité infantile, il fallait avoir des enfants, souvent
plus de vingt ou de trente, avec plusieurs femmes. La qualité
primordiale de l'homme était la puissance génésique et celle de la
femme, sa capacité reproductrice. Dans cette logique de survie, la
colonisation a introduit la sécurité, la médecine moderne, la
vaccination et les nouvelles cultures agricoles avec pour résultat
la surpopulation. Or, cette nouveauté n'a pas entraîné un changement
dans des mentalités ancrées dans la longue durée et qui se
résumaient à une idée simple: pour défricher, il faut des bras et
comme, pour survivre, il faut défricher, il est donc impératif
d'avoir une nombreuse progéniture. La philosophie africaine de la
virilité s'enracine dans cette réalité selon laquelle l'homme
africain n'existe que s'il a beaucoup d'enfants. Si une femme est
stérile, elle est répudiée.
NRH : Pourquoi des classes moyennes
ne se sont-elles pas développées comme dans les anciennes colonies
asiatiques?
BL : Parce que l'Africain est
solidaire de son groupe. Prenons le cas d'un jeune enfant africain
issu d'un village de brousse où se trouve une école tenue par des
missionnaires. Ces derniers le remarquent pour son intelligence
et donc le
poussent à poursuivre un cursus
universitaire. Après
quelques années et
de brillantes études,
il devient haut fonctionnaire.
Que se passe-t-il ? Vous allez me dire
: il va se marier et fonder une famille sur le modèle occidental. Eh
bien, non. Dès sa nomination, il fait venir tout son village, car
il a le sentiment d'en être responsable. Dès lors, ne peut se créer
ce que les marxistes appellent « l'accumulation capitaliste» puisque
ce jeune homme brillant ne va pas investir ce qu'il gagne, mais en
faire profiter toute sa communauté. Et plus il fera vivre de
monde, plus il en attirera. Il se retrouve ainsi en charge de
cinquante personnes. La pauvreté n'est pas du tout la même qu'en
Europe. Il existe toujours un cousin ou un oncle qui a un poste en
ville. On ne meurt pas de faim en Afrique, sauf en cas de famine
généralisée.
NRH : Comment expliquez-vous
l'explosion des villes africaines et son corollaire de pauvreté?
BL : La colonisation au nom du
développement, idée totalement occidentale, a voulu modifier le
socle social et familial de l'Afrique. Donc, tout a été fait pour
développer les villes.
Ce qui était insensé. En Europe, la ville ou la
cité fait depuis toujours partie de notre réalité. Au sud du Sahara,
à l'exception de l'Éthiopie, il n'existait pas de ville. Les
exemples de villes africaines précoloniales sans influence arabe ou
européenne sont très rares. Nous sommes dans un système de gros
villages. L'urbanisation forcée a eu pour conséquence l'exode
rural. Les seuls producteurs de richesses, les
agriculteurs, ont cessé de produire et sont devenus en ville des
consommateurs. Cessant de produire, ils se sont retrouvés dépendants
de
l'aide extérieure. Cette aide n'a cessé
d'augmenter puisque les villes risquaient à tout moment d'imploser
en raison de l'explosion démographique. L'Afrique a ainsi été vidée
de sa substance vive qu'étaient les agriculteurs qui sont devenus
des assistés.
NRH : Vous dites souvent que la colonisation ne
fut qu'une brève parenthèse dans l'histoire africaine. Pouvez-vous
expliquer? LB: À l'exception de l'Algérie et de la pointe australe
du continent, l'Afrique commence à être partagée après 1880. La
décolonisation, elle, commence au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale. La période coloniale représente donc la durée de vie d'un
homme. La colonisation n'est qu'un bref éclair dans la longue
histoire africaine, et c'est pourquoi il est faux de lui attribuer
tous les malheurs du continent. Dans tous les cas, elle n'a pas
changé en profondeur les mentalités, même si ses conséquences
sociales et politiques furent et sont considérables.
La Nouvelle Revue d'Histoire
