Corrélations quantiques insensibles à l’espace et
au temps
Nicolas Gisin, André Stefanov, Antoine Suarez, Hugo
Zbinden
Des
expériences réalisées
à Genève entre octobre 1997
et octobre
2001 apportent
une nouvelle confirmation de la théorie
quantique et posent des questions
cruciales sur la nature du monde
physique.
Ces
expériences sont
l'aboutissement d'une collaboration entre :
·
le
Groupe de Physique appliquée de l'Université de Genève,
représentée par le
professeur Nicolas Gisin,
et
·
le
Dr Antoine Suarez (Center for Quantum Philosophy of
Geneva)
Elles ont été
sponsorisées par :
·
la
Fondation Odier de Psycho-physique, représentée par son
président le Dr Marcel Odier, qui, étudie
les divers domaines touchant à la
transmission de l'information.
La
mécanique quantique est la théorie physique qui décrit le monde des
atomes et des particules élémentaires, telles que les électrons,
protons, ainsi que les « particules de lumière », appelées photons.
Selon cette théorie, un système physique constitué de plusieurs
particules doit parfois être considéré un seul objet, non décomposable
en ses éléments: le tout est plus que la somme des parties. Ainsi, par
exemple, le système “atome d’hydrogène”, bien que formé d’un proton et
d’un électron, constitue un objet unique. Cet aspect de la mécanique
quantique est particulièrement frappant quand le système étudié est
constitué de deux photons distants de plusieurs kilomètres.
De tels
photons peuvent être crées par une source de lumière très
particulière, puis guidés par des fibres optiques vers deux
laboratoires distants. Dans chaque laboratoire, un physicien peut
analyser « son » photon à l’aide d’appareils de mesure. Pour
simplifier, considérons que chacun des deux physiciens n’a le choix
qu’entre trois appareils de mesures et que chaque appareil ne peut
produire qu’un résultat binaire, c’est-à-dire du type oui/non.
L’expérience est répétée un grand nombre de fois. A chaque fois,
chaque physicien utilise son libre arbitre afin de choisir un des
trois appareils de mesures à sa disposition. La mécanique quantique
prédit, et l’expérience confirme, que pour certains systèmes
physiques, tels que nos deux photons, à chaque fois que les deux
physiciens font le même choix d’appareil de mesure, les photons
donnent la même réponse : ces résultats sont donc fortement corrélés.
Des
corrélations entre des événements sont choses courantes dans notre
quotidien. Pour les scientifiques l’observation de corrélations est à
la base des données empiriques à partir desquelles ils construisent
leurs théories. Dans le monde de tout les jours (non quantique), les
corrélations entre les photons décrites ci-dessus peuvent s’expliquer
de deux manières. Premièrement, on peut imaginer que les réponses
fournies par les photons auraient été décidées à l’avance : c’est
l’explication par « causes communes ». Par exemple, deux ordinateurs
peuvent indépendamment l’un de l’autre produire le même résultat s’ils
exécutent le même programme (la cause commune est dans ce cas le
programme). En 1964, John Bell, un physicien Irlandais travaillant
alors au CERN à Genève, a montré que la mécanique quantique prédit
certaines corrélations incompatibles avec ce type d’explication, ce
sont les célèbres « inégalités de Bell ». Depuis, de nombreuses
expériences ont réfuté l’explication des « causes communes». En
particulier, une expérience réalisée en 1997 par le Groupe de Physique
Appliquée de l’Université de Genève avec des photons voyageant par les
fibres optiques de Swisscom, et analysés à Bernex et à Bellevue [1].
Une deuxième explication
naturelle des corrélations observées suppose que les deux photons
communiquent dès qu’ils sont analysés : le premier photon analysé
communique son choix au deuxième photon. Une difficulté de cette
explication est le principe d’Einstein qu’aucune information ne peut
être communiquée plus rapidement que la lumière. Or, l’expérience
mentionnée ci-dessus entre Bernex et Bellevue a démontré que cette
hypothétique communication devrait se propager à une vitesse au moins
un million de fois plus rapide que la lumière [2,3,4]! En fait, cette
difficulté n’est pas fatale. En effet, seule la vitesse de
l’information est limitée par le principe d’Einstein. Dans le cas des
photons, l’information du choix du premier photon n’est pas
contrôlable par le physicien: le choix est celui du photon et de
l’appareil de mesure, le physicien ne peut qu’observer le résultat et
non l’influencer. Une liaison téléphonique n’est utile que si
l’émetteur peut choisir l’information reçue par le récepteur. Dans le
cas du « téléphone quantique », les deux personnes connectées
n’entendent que du bruit sans aucune signification, mais il s’agit
exactement du même bruit. Ainsi comme il n’y a pas d’information utile
voyageant plus vite que la lumière, le principe d’Einstein n’est pas
violé.
Afin de tester cette deuxième
explication des corrélations entre les photons, les Dr Antoine Suarez
et Valerio Scarani ont proposé en 1997 une expérience alliant théorie
quantique et la relativité du temps [5]. Rappelons que selon la
théorie de la relativité d’Einstein, l’ordre chronologique de deux
événements peut dépendre de la vitesse de l’observateur. Suarez et
Scarani ont donc proposé une expérience dans laquelle les appareils de
mesure qui analysent nos deux photons sont en mouvement de telle sorte
que selon l’appareil de Bernex, le photon de Bernex est analysé avant
celui de Bellevue. Mais simultanément, selon l’appareil de Bellevue,
le photon de Bellevue est analysé avant celui de Bernex ! Dans une
telle configuration, aucun des deux photons n’est analysé en second,
donc aucune communication n’est possible, quelle que soit la vitesse
hypothétique. Suarez et Scarani concluent que dans ce cas de figure
les corrélations devraient disparaître alors que la mécanique
quantique prédit la subsistance des corrélations. Ces expériences ont
donc le mérite de tester pour la première fois l’insensibilité au
temps des corrélations quantiques.
En 1997
Antoine Suarez propose au Prof. Nicolas Gisin de réaliser cette
expérience, avec le soutien financier de la Fondation Odier de
Psycho-physique. Après s’être assuré qu’aucune expériences déjà
réalisées ne s’appliquent à ce cas de figure, le Prof. Nicolas Gisin,
son proche collaborateur le Dr Hugo Zbinden et André Stefanov, un
étudiant en thèse, se mettent au travail. Après quelques résultats
intermédiaires, l’expérience cruciale est réalisée en automne 2001 :
les photons fournissent des réponses corrélées, comme prédit par la
mécanique quantique, même s’ils sont chacun « questionné avant
l’autre » [6]! Ce résultat réfute le modèle de Suarez et Scarani. Par
là il confirme l’insensibilité au temps des corrélations quantiques
[7], et exclut l’explication des corrélations par « communication
entre les photons »
La
mécanique quantique prédit l’existence des corrélations observées et
est donc en parfait accord avec les expériences. Toutefois, les
expériences récentes marquent
une étape dans le développement de la physique fondamentale.
Tout en confirmant les prédictions de la
mécanique quantique, elles posent
des questions cruciales sur la nature du monde quantique.
En effet, elles démontrent que ces
corrélations ne peuvent pas être comprises comme des corrélations
entre événements, chaque événement résultant d’une chaîne causale :
Deux chaînes causales ne peuvent produire des événements corrélés que
si elles ont une cause commune (explication réfutée depuis longtemps
par l’observation de la violation des « inégalités de Bell »), ou si
elles sont reliées par une ou des communications (explication réfutée
par nos récents résultats). La conclusion en est que les corrélations
au niveau du monde quantique ont leurs causes propres, non réductibles
à celles des événements, et elles sont insensibles à l’espace et au
temps.
[1]
W. Tittel, J. Brendel, H. Zbinden, N. Gisin,
Physical Review Letters.
81,
3563-3566 (1998)
[2]
V. Scarani, W. Tittel, H. Zbinden, N. Gisin,
Physics Letters A 276, 1–7 (2000)
[3] H. Zbinden, J. Brendel, N. Gisin, and W. Tittel,
Physical Review A, 63, 022111 (2001)
[4] N. Gisin, V. Scarani, W. Tittel, H. Zbinden, 100 years of Quantum
theory, Proceedings, Annalen der Physik
9,
831-842, 2000
,
Proceedings, Annal. Phys. 9, 831-842, 2000;
[5] A.
Suarez, V. Scarani, Physics Letters A 232, 9 (1997)
[6] A. Stefanov, A. Suarez, H. Zbinden, N. Gisin, Physical Review
Letters (2002) 88.120404
[7] A.
Suarez,
http://xxx.lanl.gov/abs/quant-ph/0110124.