De fait, le pape Benoît XVI utilise l’expression
« anti-culture » dans sa première encyclique :
« À l’anti-culture de
la mort, qui s’exprime par exemple dans la drogue, s’oppose ainsi
l’amour qui ne se recherche pas lui-même, mais qui, précisément en étant
disponible à “se perdre“ pour l’autre, se révèle comme culture de la
vie. »
Nos amis du Salon Beige ont repris à leur compte la
thèse de Philippe Maxence. Un lecteur leur a fait remarquer que le pape
actuel ne disait par anti-culture de mort mais anti-culture de LA mort,
il ne disait pas culture de vie mais culture de LA vie.
Ces différences ont-elles une signification ?
D’abord il convient de remarquer que le pape
n’écrit pas en français. Il a écrit son encyclique en allemand. En
allemand, il dit Kultur des Lebens. Ce qui se traduit
littéralement par « culture de la vie ». Tandis que « culture de vie »
se dirait littéralement Lebenskultur.
Or, à partir de là, on constate que dans les textes
de Jean-Paul II, « culture de vie » est traduit en allemand exactement
de la même façon : Kultur des Lebens. En italien cultura della
vita. De même Kultur des Todes, cultura della morte.
On peut remarquer aussi que Jean-Paul II écrivait
en polonais. Or en polonais les articles n’existent pas. Ainsi
kultura zycia et kultura smierci se traduisent
indifféremment par « culture de vie » ou « culture de la vie »,
« culture de mort » ou « culture de la mort ». Les encycliques sont
ensuite traduites en latin, qui est la version officielle, et traduites
du latin dans les autres langues. En latin, comme en polonais, il n’y a
pas d’articles. Cultura vitae et cultura mortis se
traduisent indifféremment par « culture de vie » ou « culture de la
vie », « culture de mort » ou « culture de la mort ».
Alors que les expressions sont restées les mêmes
(compte non tenu de l’« anti » culture de mort) on peut se demander
pourquoi les traducteurs ont changé leur traduction en français. Il
serait intéressant de savoir si c’est le pape qui le leur a demandé.
Ou s’ils se sont trouvés contraints de la modifier
à cause de l’« anti », qui modifie le sens de ces expressions.
Je m’explique.
Le mot culture a deux significations. Le pape est
allemand. Et dans la tradition allemande (qui a récemment déteint en
France) une culture est l’ensemble des modes de vie, de production, etc,
d’un peuple donné : tout ce qui constitue ce que nous appelons quant à
nous une civilisation. En français on ne peut pas dire, ou l’on ne dit
pas spontanément, « une civilisation de mort ». On peut dire une
civilisation de la mort, mais cette civilisation est suicidaire,
c’est donc une anti-civilisation. Une anti-culture de la mort.
C’est en pensant à ce sens du mot culture qu’on
peut faire l’équivalence que faisait souvent Jean-Paul II entre culture
de vie et civilisation de l’amour, et que fait aussi Benoît XVI dans la
phrase que j’ai citée de son encyclique. De fait, alors, il faudrait
dire culture de la vie, comme on dit civilisation de l’amour.
Culture et civilisation
Dans la tradition française, le mot culture est
resté beaucoup plus proche de son origine, qui est l’agri-culture. La
culture c’est qui permet de se cultiver, c’est ce que l’obtient
lorsqu’on se cultive. Elle est liée à l’art, à la littérature, etc. En
théorie, se cultiver, c’est orner et élever son esprit grâce à l’art et
à la littérature, etc. Mais on ne voit que trop que l’art et la
littérature peuvent au contraire avilir l’esprit. Il y a une culture de
subversion, qui va jusqu’à la subversion de la nature (la « culture
homosexuelle » n’en est qu’un exemple). Il y a même une culture
satanique. On peut si l’on veut parler d’anti-culture, il n’en reste pas
moins qu’officiellement tout cela reste dans le domaine de la culture.
On peut parler alors de culture de mort. De même que dans les champs on
peut cultiver des plantes toxiques. Pour prendre un seul exemple,
l’Afghanistan produit 80 % de l’héroïne consommée sur la planète grâce à
la culture du pavot. C’est une culture qui apporte la mort. Une culture
de mort.
Au Salon Beige Jeanne Smits a répondu qu’elle
n’était pas d’accord avec Philippe Maxence et a justifié ainsi
l’expression culture de mort : « cultiver la mort, augmenter par tous
les moyens le nombre de morts physiques et spirituelles, être mû par un
désir de mort, labourer un champ pour y enfouir une semence stérile ou
vouée à la destruction. » J’ajoute que, contrairement à ce qu’affirme
Philippe Maxence, on peut très bien, hélas, perfectionner ce qui
s’oppose à la vie de l’homme, et on ne l’a même que trop vu au cours des
dernières décennies. Pour prendre un seul exemple, la pilule abortive,
c’est bien un perfectionnement de l’avortement.
Je crois donc que nous pouvons très bien, nous
Français, garder l’opposition culture de vie culture de mort.
Jean-Paul II
Un autre argument est que cette antithèse est liée
pour toujours au pape Jean-Paul II, qui la soulignait de façon très
explicite, comme dans cette phrase d’Evangelium vitæ :
« Quand
on recherche les racines les plus profondes du combat entre la culture
de vie et la culture de mort, on ne peut s'arrêter à la conception
pervertie de la liberté. Il faut arriver au cœur du drame vécu par
l'homme contemporain: l'éclipse du sens de Dieu et du sens de l'homme. »
Ce n’est pas très gentil pour Jean-Paul II de dire
que c’est par abus et facilité de langage. Car si en latin et en
polonais il n’y a pas de différences, Jean-Paul II connaissait assez le
français pour demander de rectifier la traduction s’il considérait
qu’elle était fautive. Or il employa sans doute lui-même ces expressions
en français.
Un autre argument est encore qu’il faut se faire
comprendre de nos contemporains. Or je défie quiconque de faire
comprendre immédiatement ce que veut dire « combattre l’anti-culture
de la mort ».
Je remarque d’ailleurs que ceux qui justifient
l’expression « anti-culture de mort » ne l’utilisent pas. Et comme ils
ne veulent plus dire « culture de mort », ils abandonnent l’antithèse
culture de mort culture de vie, ce qui est fort dommage.
La mort et la vie s’affrontèrent…
D’autre part, Philippe Maxence fonde son
argumentation sur le fait que selon les philosophes le mal est un
non-être, une privation de bien, que la mort représente ce mal et qu’il
ne peut donc pas y avoir de culture de mort parce qu’on ne perfectionne
pas le non-être.
Moi je veux bien, mais je ne suis pas philosophe.
Je suis même, je l’avoue, allergique à la philosophie. Et je constate
que la mort est une réalité. Que les forces du mal sont une réalité. Que
le diable est une réalité.
Sans doute saint Augustin aurait-il été d’accord
avec Philippe Maxence. Dans son combat contre les manichéens, il
s’attachait à présenter la doctrine chrétienne de façon à empêcher
d’imaginer qu’il y ait deux principes éternels antagonistes : un
principe du bien et un principe du mal. Ce qui pourrait se traduire par
une culture de vie et une culture de mort.
Mais il n’y a plus de manichéens.
Et voici ce que nous dit la liturgie pascale depuis
le XIe siècle :
Victimæ paschali laudes, immolent christiani.
Agnus redemit oves, Christus innocens patri reconciliavit peccatores.
Mors et vita duello conflixere mirando, dux vitæ mortuus, regnat vivus.
Traduction :
Les chrétiens immolent des louanges à la victime
pascale
L’agneau a racheté les brebis, le Christ innocent a réconcilié les
pécheurs avec le Père
La mort et la vie se sont affrontées dans un combat prodigieux
Le seigneur de la vie, mort, règne vivant.
L’antithèse est ici soulignée comme elle pourrait
difficilement l’être davantage. La mort et la vie sont deux réalités
antagonistes, deux ennemis qui s’affrontent dans un combat… à mort.
Si la mort et la vie s’affrontent ainsi, c’est
qu’il y a derrière elles une culture de mort et une culture de vie.
Comme chacun le sait je suis breton. Et en
Bretagne, loin d’être un non-être, la mort est personnifiée, c’est l’Ankou,
avec sa faux et sa carriole grinçante. L’Eglise ne s’est jamais opposée
aux histoires de l’Ankou. Au contraire, on trouve l’Ankou représenté
soit en statue dans certaines églises, soit sculpté sur des ossuaires.
Dans l’église de La Martyre, qui a l’un des plus beaux enclos
paroissiaux, l’Ankou est figuré au-dessus du baptistère. C’est un
raccourci d’un réalisme quelque peu brutal…
Il s’agit de l’évangile
Face au combat incessant de Jean-Paul II contre la
culture de mort, et comme c’était l’essentiel de ce que les médias
retenaient de son action, on pouvait se dire, et je me le suis dit
moi-même :
D’une part c’est un signe terrible du degré de
décadence où nous sommes qu’un pape se trouve obligé de marteler un
enseignement, sur l’avortement, l’euthanasie, les manipulations
génétiques, etc., qui n’appartient pas en soi à la doctrine catholique,
qui relève simplement de la morale naturelle.
D’autre part, heureusement qu’il y a encore un
homme d’influence pour rappeler ces principes de morale naturelle, et
l’on se félicite évidemment que cet homme soit notre pape.
En réalité, c’est une erreur de perspective.
Et cela se voit dès les premiers mots de son
encyclique sur la vie, qui selon la tradition fait son titre :
Evangelium vitæ. L’évangile de la vie. Il ne s’agit pas de la loi
naturelle, il s’agit de l’évangile. Et l’évangile de la vie parle de la
vie divine.
Voici le troisième paragraphe de l’encyclique :
« Exprimant ce qui est au cœur de sa mission rédemptrice, Jésus dit : Je
suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance. En
vérité, il veut parler de la vie nouvelle et éternelle qui est la
communion avec le Père, à laquelle tout homme est appelé par grâce dans
le Fils, par l'action de l'Esprit sanctificateur. C'est précisément dans
cette « vie » que les aspects et les moments de la vie de l'homme
acquièrent tous leur pleine signification. »
Le mot « vie » a été placé entre guillemets : ce
n’est pas la vie au sens courant, mais la vie qui est communion avec le
Père. Et, dans la phrase suivante, Jean-Paul II le souligne :
« L'homme est appelé à une plénitude de vie qui va bien au-delà des
dimensions de son existence sur terre, puisqu'elle est la participation
à la vie même de Dieu. »
L’opposition entre culture de mort et culture de
vie ne prend son véritable sens qu’à ce niveau-là. Il n’y a opposition
entre ces deux expressions que si la vie qui s’oppose à la mort n’est
pas une vie mortelle.
En français le mot vie a deux sens : la vie qui
fait que je suis vivant, et la durée de ma vie : comme lorsqu’on raconte
la vie d’un homme célèbre. Il est évident que nous prenons ici le mot
dans son premier sens. Mais il est important de garder à l’esprit que le
mot a deux significations, et que nous parlons ici du principe même de
la vie.
La culture de mort est un blasphème contre
l’Incarnation
Je voudrais signaler que dans d’autres langues il y
a deux mots, et cela éclaire mon propos. En grec il y a zoï, et
bios. Bios a donné biologie et biographie. Bios est la vie qui se
termine par la mort. Zoï est la vie sans mort. La vie de l’évangile
n’est pas n’est pas bios. Elle est zoï. J’imagine qu’en hébreu il en est
de même. Je ne connais pas l’hébreu, mais je vois qu’en arabe il y a
plusieurs mots pour parler de la vie. Un seul est qualifié pour parler
de la vie éternelle, donc de la vraie vie, hayat. Les autres
veulent dire existence ici et maintenant, durée de la vie. Et si je ne
connais pas l’hébreu, je vois que dans la traduction latine de la Bible,
la Vulgate, quand on parle de la durée de la vie de quelqu’un, le mot
utilisé, n’est pas vita, mais dies : les jours. Il nous en
est resté quelque chose, quand on parle de quelqu’un dans ses vieux
jours, quand on parle de finir ses jours. Du reste, en latin classique,
même, le verbe vivere veut dire avoir la vie, être vivant, et non
pas vivre dans la durée. Vivre, dans le sens de la durée, ne se dit pas
vivere, mais agere vitam. Littéralement : pousser la vie.
Cela dit pour souligner que lorsqu’on oppose
culture de vie et culture de mort, il s’agit de la vie immortelle.
Il s’agit de la vie qui nous a été révélée par l’Incarnation.
D’une part, l’Incarnation justifie le fait que
l’Eglise s’occupe de morale naturelle, car elle n’est plus seulement
naturelle, comme le souligne Jean-Paul II dans Evangelium vitæ :
« En vertu du mystère du Verbe de Dieu qui s'est fait chair, tout
homme est confié à la sollicitude maternelle de l'Eglise. Aussi toute
menace contre la dignité de l'homme et contre sa vie ne peut-elle que
toucher le cœur même de l'Eglise; elle ne peut que l'atteindre au centre
de sa foi en l'Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu et dans sa
mission d'annoncer l'Evangile de la vie dans le monde entier et à toute
créature. »
Ainsi, la culture de mort est infiniment plus qu’un
attentat contre la loi naturelle. Elle est un blasphème contre
l’Incarnation. L’avortement le montre à l’évidence : tout avortement est
une manifestation anti-christique, une manifestation diabolique contre
le Christ qui a été embryon et fœtus dans le sein de la Vierge
Immaculée. C’est pourquoi Jean-Paul II soulignait, tout au début d’Evangelium
vitæ, comment toute naissance humaine prend son sens dans la
naissance du Sauveur : « A l'aube du salut, il y a la naissance d'un
enfant, proclamée comme une joyeuse nouvelle : “Je vous annonce une
grande joie, qui sera celle de tout le peuple: aujourd'hui vous est né
un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la cité de David.“
Assurément, la naissance du Sauveur a libéré cette grande joie, mais, à
Noël, le sens plénier de toute naissance humaine se trouve également
révélé, et la joie messianique apparaît ainsi comme le fondement et
l'accomplissement de la joie qui accompagne la naissance de tout
enfant. »
Dans sa lettre aux dominicains réunis en chapitre
général, le 10 juillet 2001, Jean-Paul II résumait ainsi toutes les
conséquences de la négation de l’Incarnation :
Notre époque nie
l'Incarnation de plusieurs manières pratiques, et les conséquences de
cette négation sont évidentes et perturbantes. En premier lieu, la
relation de l'individu avec Dieu est vue comme purement personnelle et
privée, de telle sorte que Dieu est séparé des processus qui gouvernent
l'activité sociale, politique et économique. Cela conduit à une grande
diminution des possibilités humaines, puisque c'est seulement le "Christ
qui les révèle pleinement et qui manifeste pleinement l'homme à
lui-même" (Gaudium et Spes, 22). Lorsque le Christ est exclu et nié,
notre vision de l'humanité se dissipe et quand nous nous y attendons le
moins, l'espérance cède la place au désespoir, la joie à la dépression.
On voit aussi apparaître une profonde méfiance de la raison et des
capacités humaines à saisir la vérité. En fait, le concept même de la
vérité est mis en doute et questionné. Il y a un appauvrissement mutuel
quand la foi et la raison dégénèrent en fidéisme d'une part et
rationalisme d'autre part (cf. Fides et Ratio, 48). La vie n'est plus
valorisée et aimée et il en résulte une certaine culture de mort, avec
les ombres de l'avortement et de l'euthanasie. Le corps et la sexualité
humaine ne sont plus dignement valorisés ni aimés, et il s'en suit une
dégradation du sexe qui se manifeste dans une vague de confusion morale,
d'infidélité et de violence pornographique. La création elle-même n'est
plus valorisée ni aimée, d'où le spectre de l'égoïsme destructif qui
résulte d'un mauvais usage et de l'environnement et de son exploitation.
La vie par la mort du Christ
D’autre part, par son Incarnation, le Verbe de Dieu
est venu nous dire que la vie humaine participe, en son cœur le plus
profond, de la vie divine. Il est venu nous dire qu’il est lui-même la
Vie. « Je suis la voie, la vérité, et la vie. » C’est lui qui a créé la
vie humaine, pour que la vie humaine soit participante de la vie divine.
En cela aussi, il est venu accomplir la loi de Moïse, lui donner toute
sa signification. Car dans le Deutéronome on pouvait déjà lire qu’il
faut « suivre la loi pour vivre » (avec le mot vivre pris
absolument), et que « la loi, ce n’est pas pour vous une vaine
parole, car elle est votre vie ». Ce n’est pas une vaine parole,
puisque c’est la parole de Dieu, Dieu le Verbe, qui est notre vie. Et
l’Ecclésiastique ajoute que celui qui craint Dieu, Dieu le nourrit du
pain de la vie et de l’intelligence, et lui donne à boire l’eau de la
sagesse (cibabit illum pane vitæ et intellectus, et aqua sapientiæ
salutaris potabit illum). Le pain de la vie, ou le pain de vie.
C’est bien évidemment du Christ dont il est ici question. « Je suis le
pain vivant descendu du ciel. »
L’opposition entre vie et mort est à ce niveau-là.
Mors et vita duello conflixere mirando. La mort et la vie se sont
affrontées dans un prodigieux combat. Où cela ? Dans le Christ. Dux
vitae mortuus, regnat vivus. Le Seigneur de la vie, mort, règne
vivant. Dieu s’est incarné pour mourir de la mort humaine afin de donner
aux hommes la vie divine. Il a pris la mort sur lui, en lui. Sur la
Croix, Dieu est mort. Il est mort, et il règne, vivant. Car il a tué la
mort. En lui. Pour nous.
C’est ce que chante sans cesse la liturgie
byzantine à Pâques et pendant le temps pascal : Christos anesti ek
nekron, thanato thanaton patissas, ke tis en tis mnimassi zoin
kharissamenos. Le Christ est ressuscité des morts, par sa mort il a
vaincu la mort, et à ceux qui sont dans les tombeaux il a donné la vie.
La vie, zoïn.
Et c’est par le baptême que la vie nous est donnée
(ou plutôt nous est rendue). Le baptême qui est immersion dans la mort
du Christ. C’est en entrant dans sa mort que la vie nous est donnée,
comme le dit l’épître aux Romains :
Nous qui sommes
morts au péché, comment vivrions-nous encore en lui ? Ignorez-vous que
nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, c'est en sa mort que
nous avons été baptisés ? Car nous avons été ensevelis avec lui par le
baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité d'entre
les morts par la gloire du Père, de même nous aussi nous marchions dans
une vie nouvelle. Car si nous avons été plantés avec lui dans une mort
semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection
semblable; sachant que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin
que le corps du péché soit détruit, et que désormais nous ne soyons plus
esclaves du péché. Car celui qui est mort est justifié du péché. Or, si
nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi
avec le Christ, sachant que le Christ ressuscité d'entre les morts ne
meurt plus, que la mort n'aura plus d'empire sur Lui. Car en tant qu'Il
est mort au péché, Il est mort une fois pour toutes; mais en tant qu'Il
vit, Il vit à Dieu. Vous donc aussi, regardez-vous comme morts au péché,
et comme vivants à Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur.
Nous avons vu que la vie est liée à l’amour, et
cela se voit jusque dans l’amour humain qui transmet la vie. La vie est
également liée à la vérité et à la liberté. Forcément, puisque en
définitive la vie est la vie divine, et que l’amour, la vérité, la
liberté, etc., sont des attributs de Dieu. Etant entendu que l’amour
est, en outre, le nom et l’essence de Dieu. Dieu est amour. L’amour qui
donne la vie.
Cela enrichit l’antithèse culture de vie culture de
mort. La culture de mort, c’est tout ce qui s’oppose à l’amour, à la
liberté et à la vérité. Et je me permets d’insister sur le fait qu’il ne
s’agit pas d’un non-être et d’une privation de bien. La culture de mort
se manifeste de façon très concrète, pas par des absences ou des
omissions. L’avortement n’est pas une absence de bien, c’est un mal très
réel.
La vie et la lumière
Il y a un autre aspect de ce mystère que je
voudrais évoquer, qui est en lui-même un autre mystère. Et l’antithèse
culture de mort culture de vie permet précisément d’éclairer ce
mystère-là. Je veux parler du lien très fort qui est fait par saint Jean
entre la vie et la lumière.
Dès le début de son évangile, saint Jean nous dit à
propos du Verbe : « En lui était la vie et la vie était la lumière
des hommes et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont
pas comprise... Il était la vraie lumière, qui illumine tout homme
venant en ce monde. »
Saint Jean a repris ce thème dans le sublime début
de sa première épitre, qu’on ne peut lire sans frémir de toute son âme :
Ce qui était dès
le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos
yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe
de vie – car la Vie s’est manifestée, nous l’avons vue, nous en rendons
témoignage, et nous vous annonçons cette vie éternelle, qui était
tournée vers le Père et qui nous est apparue – ce que nous avons vu et
entendu, nous vous l’annonçons, afin que vous aussi soyez en communion
avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son
Fils Jésus Christ. Tout ceci nous vous l’écrivons pour que notre joie
soit complète. Or voici le message que nous avons entendu de lui et que
nous vous annonçons : Dieu est lumière, en lui point de ténèbres. Si
nous disons que nous sommes en communion avec lui alors que nous
marchons dans les ténèbres nous mentons, nous ne faisons pas la vérité.
Mais si nous marchons dans la lumière, comme il est lui-même dans la
lumière, nous sommes en communion les uns avec les autres, et le sang de
Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché.
Il y a donc une correspondance très étroite entre
la vie et la lumière. Dans le Christ. En lui était la vie et la vie
était la lumière des hommes. Le verbe de vie nous a annoncé que Dieu est
lumière. Le Christ dit : Je suis la voie, la vérité et la vie, il dit
aussi : Je suis la lumière du monde.
On trouve déjà cela dans le psaume 35 : « Filii
autem hominum in tegmine alarum tuarum sperabunt. Inebriabuntur ab
ubertate domus tuæ, et torrente voluptatis tuæ potabis eos : quoniam
apud te est fons vitæ, et in lumine tuo videbimus lumen. » (Les
enfants des hommes espéreront, à couvert sous tes ailes. Ils seront
enivrés de l'abondance de ta maison, et tu les feras boire au torrent de
ta volupté. Car en toi est la source de la vie, et dans ta lumière nous
verrons la lumière.)
En ce qui concerne le fait que le Verbe est la
vraie lumière, cela se trouve aussi, du moins en préparation, dans les
psaumes, quand il est dit que « Ta parole est lumière pour mes pas ».
A l’antithèse entre la vie et la mort, correspond
une antithèse entre la lumière et les ténèbres. L’épître aux Romains
nous demande de rejeter les œuvres des ténèbres et de revêtir les armes
de lumière. La liturgie a placé cette phrase dans l’office du matin,
bien sûr. Car c’est le symbolisme de la nuit et du jour.
De même, le psaume 55 dit : « Eripuisti animam
meam de morte,
et pedes meos de lapsu, ut placeam coram Deo in lumine viventium »
(Tu as arraché mon âme de la mort, et mes pieds de la chute, afin que je
plaise à Dieu dans la lumière des vivants).
Comme la vie est la lumière des hommes, la mort est
ténèbres. Chacun comprend bien que la mort est ténèbres. Sur le plan
matériel, corporel, quand on meurt on ne voit plus la lumière.
Puisque la vie est le contraire de la mort, la vie
est lumière.
On en a une image dans notre naissance corporelle.
Notre naissance est passage des ténèbres du ventre de la mère à la
lumière de la vie. Et de même que la mort corporelle est ténèbres, la
naissance corporelle, la sortie du ventre de la mère, nous fait accéder
à la lumière.
Si nous avons du mal à comprendre l’équivalence
entre la vie et la lumière, c’est qu’en réalité, dans ce monde, nous
sommes spirituellement dans les ténèbres. La naissance devient alors le
symbole de la mort. Lorsque nous pensons à notre mort, nous nous voyons
quittant la lumière pour les ténèbres (« Mehr Licht », mettez-moi plus
de lumière, disait Goethe mourant), et en réalité c’est l’inverse, nous
quittons les ténèbres du monde pour la lumière éternelle. La lumière
éternelle qui est la vie éternelle. In lumine tuo videbimus lumen.
On retrouve là bien sûr tout le symbolisme du
baptême, que les orientaux appellent le sacrement de l’illumination.
Et c’est tout le symbolisme des guérisons
d’aveugles dans l’Evangile.
C’est aussi ce que nous dit, d’une certaine façon,
le psaume 138, même si ces versets concernent avant tout la vie
mystique :
« Et dixi : Forsitan tenebræ conculcabunt me ; et
nox illuminatio mea in deliciis meis. Quia tenebræ non obscurabuntur a
te, et nox sicut dies illuminabitur. Sicut tenebræ ejus, ita et lumen
ejus. » (Et j'ai dit : Peut-être que les ténèbres vont me terrasser ; et
la nuit est ma lumière dans mes délices. Car les ténèbres n'ont pas
d'obscurité pour toi; et la nuit brille comme le jour, et ses ténèbres
sont comme la lumière.)
Le psaume 4 nous dit : « Signatum est super nos
lumen vultus tui Domine, dedisti laetitiam in corde meo. » (La lumière
de ta face est gravée sur nous, tu as mis la joie en mon cœur.) Car,
bien sûr, la lumière apporte la joie. Dans l’hymne byzantin des vêpres,
on célèbre le Christ comme Phos hilaron, lumière joyeuse, au moment où
vient la nuit : « Lumière joyeuse de la sainte gloire du Père immortel,
céleste, saint, bienheureux, ô Jésus Christ. Parvenus au coucher du
soleil, contemplant la lumière vespérale, chantons le Père et le Fils et
le Saint-Esprit, Dieu. Tu es digne dans tous les temps d’être célébré
par les voix saintes, ô Fils de Dieu, Auteur de vie, aussi le monde te
glorifie. »
L’arbre de vie et la lumière de la Jérusalem
céleste
Dieu est lumière, en lui point de ténèbres. Dieu
est vie, en lui pas de mort. Le mot mort est lui aussi à prendre de
façon absolue. Le mot immortel n’est pas adéquat pour parler de Dieu. A
priori “immortel“ veut dire : qui ne meurt pas. C’est très insuffisant
pour qualifier Dieu. Les Byzantins disent athanatos. A-thanatos,
c’est-à-dire sans mort. Dont la mort est absente.
C’est pourquoi la mort est absente du paradis des
origines, créé par Dieu.
Et c’est pourquoi au milieu du paradis, il y a
l’arbre de vie. Dans les Bibles en français, prétendument traduites de
l’original hébreu, on ne dit pas paradis, on dit Eden. C’est-à-dire
qu’on refuse de traduire le mot. Mais c’est la tradition juive elle-même
qui traduit Eden par jardin des délices, d’après la racine ‘dn. Jardin
des délices, paradis de volupté (paradis étant le mot grec pour jardin).
Cette volupté de la communion divine, celle dont parle le psaume 35. Ces
délices sont ceux dont il est question également dans les psaumes et
dans d’autres livres prophétiques.
Au milieu du paradis, il y a donc l’arbre de vie.
Et en chassant Adam et Eve, Dieu dit : « Que l’homme n’étende pas
maintenant la main et ne cueille aussi le fruit de l’arbre de vie, n’en
mange et ne vive pour toujours. »
L’arbre de vie est l’axe du paradis, comme depuis
Pâques la croix est l’axe du monde. Et de ce nouvel arbre de vie nous
cueillons les fruits : les sacrements de la foi.
Je voudrais vous signaler quelque chose de très
curieux. Le mot “paradis“ est quasiment inusité dans la Bible, en dehors
des chapitres 2 et 3 de la Genèse. On ne le trouve qu’une seule fois
dans les évangiles. C’est quand le Christ sur la Croix dit au larron :
« Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » Jésus parle toujours
du Royaume, jamais du paradis. Or le larron lui dit bien :
« Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. » Et
Jésus lui répond : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » En
employant ce mot, en renvoyant ainsi, en cette circonstance, à la
Genèse, Jésus souligne que la Croix est le nouvel arbre de vie. Ou
plutôt la manifestation de l’arbre de vie dans le monde du péché.
On voit là le problème que posent les traductions
modernes de la Bible. Dans la Genèse on ne traduit pas l’hébreu Eden, et
dans l’évangile, on traduit le grec paradisos par paradis. Si bien qu’on
ne peut plus faire le rapprochement, ou que du moins il n’est plus
évident.
Dans l’Apocalypse il y a aussi une fois le mot
paradis : « Que celui qui a des oreilles entende ce que l’Esprit dit aux
Eglises : A celui qui vaincra je donnerai à manger de l’arbre de vie,
qui est dans le paradis de mon Dieu. »
Cette mention souligne que l’Apocalypse, qui clôt
la révélation biblique, est étroitement liée à la Genèse qui l’ouvre.
Ainsi, à la fin de l’Apocalypse, la vision de la
Jérusalem descendue d’en haut est le nouveau visage du paradis du début
de la Genèse. Au centre du paradis, il y a l’arbre de vie. Et au centre
de la Jérusalem céleste, il y a l’agneau. L’agneau immolé depuis le
début du monde. Il n’y a pas de lumière venant du soleil, venant de
l’extérieur de la ville descendue du ciel. La ville est illuminée par la
gloire de Dieu, « l’agneau lui tient lieu de flambeau ». Ainsi la vie de
l’arbre de vie est-elle devenue la lumière de l’agneau. La vie est
devenue lumière. Elle l’était dès l’origine, mais c’est pour nous faire
comprendre en quoi la vie est lumière. Et c’est la Croix qui le
manifeste, selon la superbe formule de sainte Thérèse-Bénédicte de la
Croix, autrement dit Edith Stein : « La Croix est toute lumière : le
bois de la Croix est devenu lumière du Christ. »
La vie est lumière, la mort est ténèbres. La
culture de vie apporte la lumière du Royaume, la culture de mort étend
les ténèbres de l’enfer.
L’adversaire
Il est intéressant ici de revenir à l’expression
« Anti-culture de la mort ». Il est intéressant de savoir comment cela
se dit en latin, surtout quand on sait que Benoît XVI est féru de latin.
Vous vous souvenez qu’au cours de sa première messe de pape, il a
prononcé son homélie en latin.
Or dans le texte latin de son encyclique Deus
caritas est, « anti-culture de la mort » se dit adversa cultura
mortis.
Adversa : le mot lui-même suggère que la culture de
mort est diabolique. Car le diable est l’adversaire. Il est notre
adversaire qui rôde dans les ténèbres, comme un lion cherchant qui
dévorer. Ce n’est pas de moi, c’est de saint Pierre. Et c’est dans la
prière du soir, quand la lumière fait place aux ténèbres.
De ce point de vue, « adversa cultura mortis » peut
se traduire par culture satanique de mort.
A quoi saint Pierre ajoute : « Résistez lui, forts
dans la foi. »
Résister à la culture de mort en promouvant la
culture de vie, cela ne peut se faire qu’en étant forts dans la foi. On
en revient ici à ce que disait Jean-Paul II au début d’Evangelium
vitae et à ce qu’il disait concernant l’Incarnation.
Dans « culture de vie », il faut prendre le mot vie
au sens le plus fort, c’est la vie éternelle. Et la culture de vie,
c’est la défense de l’Incarnation, car l’Incarnation est l’Incarnation
du Verbe de vie qui est la lumière des hommes.
Alors bien sûr, dans le combat quotidien, toutes
les bonnes volontés sont bienvenues. Des agnostiques, des juifs, des
musulmans, peuvent y participer. Mais nous, nous savons que lorsque nous
défendons la vie humaine, nous défendons infiniment plus que la vie
humaine. Nous sommes les témoins de la Vie divine, de la Lumière divine,
pour tout dire, du Royaume.