La rédemption
comme limite divine imposée au mal
Comment doit-on entendre plus précisément cette limite au mal dont
nous sommes en train de parler? En quoi consiste l'essence de cette limite ?
Quand je parle de limite imposée au mal, je pense avant tout à la limite historique qui, grâce à la Providence, a été imposée au mal des totalitarismes qui se sont
affirmés au xxe siècle : le national-socialisme, puis le communisme
marxiste. Mais il m'est difficile, dans cette perspective, de ne pas
m'attarder sur quelque autre réflexion de caractère théologique. Il ne
s'agit pas ici d'entreprendre le type de questionnement qui est parfois
qualifié de « théologie de l'histoire ». Il s'agit plutôt d'une démarche
qui cherche à descendre plus en profondeur, au moyen de la réflexion
théologique, jusqu'à rejoindre les racines du mal, pour découvrir la
possibilité de le surmonter grâce au Christ.
C'est Dieu lui-même qui peut imposer une limite définitive au mal.
Par essence, Il est en effet la justice. Il l'est parce qu'il est Celui
qui récompense le bien et punit le mal, en parfaite adéquation à la
réalité. Ici, il s'agit du mal moral, il s'agit du péché. Dans le
paradis terrestre apparaît déjà à l'horizon de l'histoire de l'homme le
Dieu qui juge et qui punit. Le livre de la Genèse décrit en détail la
peine subie par nos premiers parents après leur péché (cf. Genèse 3,
14-19). Et leur peine s'est prolongée tout au long de l'histoire de
l'homme. Le péché originel est en effet un péché héréditaire. Comme tel,
il dénote la tendance peccamineuse innée de l'homme, l'inclination
enracinée en lui au mal plutôt qu'au bien. Il y a en l'homme une
faiblesse congénitale de nature morale, qui va de pair avec la fragilité
de son être, avec sa fragilité psychologique et physique. À cette
fragilité s'ajoutent les multiples souffrances que la Bible, depuis ses
premières pages, présente comme punitions du péché.,
On peut donc dire que l'histoire de l'homme est, depuis les origines,
marquée par la limite que le Dieu Créateur impose au mal. Le concile
Vatican II s'est beaucoup exprimé sur ce thème dans la constitution
pastorale Gaudium et spes. Il vaudrait la peine de rapporter ici
l'exposé, que le concile consacre en introduction à la situation de
l'homme dans le monde contemporain - et pas seulement en lui. Mais je me
limiterai à quelques citations sur le thème du péché et de la tendance
peccamineuse de l'homme
Car l'homme, s'il examine son coeur, se découvre enclin aussi au mal,
et emmêlé dans de nombreux maux qui ne peuvent provenir de son Créateur, qui est bon. Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe,
l'homme a, par là même, détruit l'ordre juste qui l'orientait vers sa
fin ultime en même temps que tout ce qui l'ordonnait à lui-même, aux
autres hommes, à toutes les choses créées. Ainsi c'est en lui-même que
l'homme est divisé. C'est pourquoi toute la vie des hommes, individuelle
ou collective, se révèle comme une lutte, à la vérité dramatique, entre
le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Bien plus, l'homme
se découvre incapable de lutter par lui-même, de façon efficace, contre
les assauts du mal, de sorte que chacun se sent comme chargé de chaînes.
Mais le Seigneur lui-même est venu pour libérer l'homme et le fortifier,
le rénovant intérieurement et jetant dehors « le prince de ce monde »
(Jean 12, 31), qui le retenait dans l'esclavage du péché. Le péché,
quant à lui, amoindrit l'homme lui-même, en le détournant de la
plénitude à atteindre. À la lumière de cette Révélation, la sublime
vocation en même temps que la profonde misère dont les hommes font
l'expérience trouvent leur explication ultime 6.
Il n'est donc pas possible de parler de la « limite imposée au mal »
sans considérer le contenu des paroles que je viens de rapporter. Dieu
lui-même est venu nous sauver, libérer l'homme du mal, et cette venue de
Dieu, cet « Avent », que nous célébrons de façon si joyeuse dans les
semaines qui précèdent la Nativité du Seigneur, a un caractère
rédempteur. Il n'est pas possible de penser la limite imposée par Dieu
lui-même au mal sous ses diverses formes sans se référer au mystère de
la Rédemption.
Le mystère de la Rédemption n'est-il pas la réponse à ce mal
historique qui, sous diverses formes,
revient dans l'existence de l'homme ? Est-ce aussi la réponse au mal
de notre temps ? Il pourrait 'sembler que le mal des camps de
concentration, des chambres à gaz, de la cruauté de certaines
interventions pôlicières, finalement de la guerre totale et des systèmes
basés sur le désir de puissance - un mal qui, entre autres, effaçait de
façon programmée la présence de la croix -, il pourrait sembler, dis-je,
que ce mal fût plus puissant que tout bien. Si toutefois nous regardons
d'un oeil plus pénétrant l'histoire des peuples et des nations qui ont
traversé l'épreuve des systèmes totalitaires et des persécutions à cause
de la foi, nous découvrirons que c'est précisément là que s'est révélée
avec clarté la présence victorieuse de la croix du Christ. Et cette
présence nous apparaîtra peut être, sur ce fond dramatique, encore plus
impressionnante. À ceux qui sont soumis à l'action programmée du mal, il
ne reste que le Christ et sa croix comme source d'autodéfense
spirituelle, comme promesse de victoire. Le sacrifice de Maximilien
Kolbe dans le camp d'extermination d'Auschwitz n'est-il pas un signe de
la victoire sur le mal ? Et n'en fut-il pas de même pour Edith Stein -
grand penseur de l'école de Husserl - qui, brûlée dans le four
crématoire de Birkenau, partagea le sort de nombreux autres fils et
filles d'Israël ? Et hormis ces deux figures, qu'on a l'habitude
d'associer, combien d'autres, dans cette histoire douloureuse,
prisonniers comme eux, se détachent par la grandeur de leur témoignage
rendu au Christ crucifié et ressuscité !
Le mystère de la Rédemption du Christ est très , profondément
enraciné dans notre existence. Le monde contemporain est dominé par la civilisation technique ; cette
dernière bénéficie aussi de l'efficacité de ce mystère, comme le concile Vatican II nous l'a rappelé
Donc, si l'on demande comment on peut surmonter cette misère, les
chrétiens confessent que toutes les activités de l'homme, qui
quotidiennement sont dangereusement menacées par l'orgueil de l'homme et
l'amour désordonné de soi, doivent être purifiées et amenées à leur
perfection par la croix et la résurrection du Christ. En effet, racheté
par le Christ et devenu créature nouvelle dans l'Esprit Saint, l'homme
peut et doit aimer ces choses que Dieu lui-même a créées. Car c'est de
Dieu qu'il les reçoit, et il les voit et les respecte comme jaillissant
pour ainsi dire de la main de Dieu. Il remercie son Bienfaiteur pour
elles, il use et jouit de ce qui est créé dans un esprit de pauvreté et
de liberté, et ainsi il est introduit dans la possession véritable du
monde, comme quelqu'un qui n'a rien et qui possède tout.
On peut dire que, dans toute la constitution Gaudium et spes, le
Concile développe la définition du monde présentée dès le début du
document
[Le Concile] a donc en vue le monde des hommes, la famille humaine
tout entière avec l'ensemble des réalités au sein desquelles elle vit ;
le monde, théâtre de l'histoire du genre humain, marqué par l'activité
de l'homme, ses défaites et ses victoires ; le monde qui, selon la foi
des chrétiens, a été créé et maintenu par l'amour du Créateur, le monde
qui était tombé sous l'esclavage du péché, mais qui a été libéré par le
Christ crucifié et ressuscité par sa victoire sur le Malin, dont il a
brisé le pouvoir pour que le monde soit transformé selon le dessein de
Dieu et qu'il parvienne à son accomplissement .
En parcourant les pages de Gaudium et spes, on note que des «
mots-clés » reviennent sans cesse croix, résurrection, mystère pascal.
Tous signifient la même chose : rédemption. Le monde est racheté par
Dieu. Les scolastiques parlaient, à ce sujet, de status nature redempt£
- état de la nature rachetée. Bien que le Concile n'utilise pratiquement
pas le mot « rédemption », il s'y réfère toutefois en de nombreux
endroits. Dans le langage du Concile, la rédemption est comprise comme
un moment du mystère pascal, qui culmine dans la résurrection. Y a-t-il
une raison pour un tel choix ? Quand j'ai connu de plus près la
théologie orientale, j'ai mieux compris comment, derrière la vision
conciliaire, il y avait une importante caractéristique oecuménique.
C'est dans l'insistance sur la résurrection que la spiritualité
spécifique des plus grands parmi les Pères de l'Orient chrétien a trouvé
son expression. Si la Rédemption constitue la limite divine imposée au
mal, cela n'arrive que pour la raison suivante : en elle le mal est
radicalement vaincu par le bien, la haine par l'amour, la mort par la
résurrection.