La terre est à la fois symbole de vie et de
mort, comme notre propre corps mortel. Tout au long de l’histoire
biblique, on la voit recevoir malédictions (Gn 3, 17 ; 5, 29) et
bénédictions (Ex 3, 5 ; Sg 12, 7). L’Eglise confesse qu’elle
participera à l’avenir surnaturel de l’humanité rachetée, car elle
aussi a reçu promesse d’être un jour totalement renouvelée,
transfigurée et rendue digne des fils de Dieu qu’elle contribue à
sanctifier, à son humble place. Paul n’en fait pas mystère : « Toute
la création aspire à la révélation des fils de Dieu… espérant elle
aussi être libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans
la liberté de la gloire des fils de Dieu » (Rm 8, 19-21). Il y aura
bien une « nouvelle terre » qui subsistera toujours « devant moi, le
Seigneur » (Is 66, 22), « où habitera la justice » (2 P 3, 13),
l’ancienne terre s’étant allée après avoir rendu tous les morts
qu’elle renfermait (Ap 20, 11-13).
De manière plus prosaïque et païenne (cf.
Empédocle et Aristote), la terre peut être perçue comme l’un des
quatre éléments fondamentaux de l’univers avec le feu, l’air et
l’eau. Conscients de sa fécondité nourricière, certains poètes et
spirituels ont vu en elle une mère universelle. Ainsi, François
d’Assise qui rend grâces pour elle et avec elle dans son Cantique
des créatures : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour et par sœur
notre mère terre (per sora nostra matre terra), qui nous
porte et nous gouverne, et produit la diversité des fruits avec les
fleurs colorées et les herbes » (str. 7).
Le livre de la Genèse vient rappeler que la terre
n’est pas qu’un simple support des vivants et un garde-manger. En
tant qu’humus, que glaise utilisée par Dieu dans la création
de l’homme (homo), elle prend une dignité particulière, comme
plus tard l’eau dans le sacrement de baptême : « Le Seigneur Dieu
façonna l’homme, poussière tirée de la glaise (min adamah),
et lui insuffla une haleine de vie » (Gn 2, 7). Après la faute du
premier couple, qui, de ce fait, devint mortel, la terre se présenta
comme l’ultime refuge des corps morts. Dieu en avertit Adam : « Tu
retourneras à la glaise (adamah) dont tu as été tiré, car tu
es poussière (‘afar atha) et à la poussière tu retourneras »
(Gn 3, 19).
Une autre raison, plus essentielle encore, d’aimer
et de respecter la terre est l’Incarnation du Verbe divin en la
chair de l’homme. Quand Dieu accomplit cette union d’amour, sans
rien renier de sa divinité, il devint semblable aux hommes à tous
égards « sauf le péché » (He 4, 15), un Ben Adamah, un Fils
d’Adam, littéralement : un « Glaiseux », un « Terreux ». Si Jésus
lui-même n’avait pas aimé la terre dont est issue matériellement
toute l’humanité, il n’aurait pas réalisé certaines de ses guérisons
en mélangeant un peu de sa salive avec de la terre du chemin comme
on le voit faire à Jérusalem au bénéfice d’un aveugle de naissance (Jn
9, 6). Si, tout Fils de Dieu qu’il était, il n’avait pas aimé cette
terre qu’il venait régénérer (Col 1, 20), il ne se serait pas
prosterné à Gethsémani « tombant sur sa face » (Mt 26, 39). On peut
même ajouter que sa propre Mère, si elle n’aimait pas non plus la
terre, ne se serait pas montrée à Catherine Labouré en 1830, faisant
jaillir de ses doigts des rayons de grâce sur un globe symbolisant
cette même terre, globe que, quelques instants plus tard, elle prend
dans ses mains et offre à Dieu « les yeux élevés vers le ciel » (CLM 1,
p. 293).
La terre présente donc suffisamment d’éléments
symboliquement positifs pour mériter, en certaines circonstances,
d’être saluée comme une amie, voire embrassée comme telle. Le fait
de baiser le sol est le geste d’un amour qui rejoint la dernière
place sous le bienveillant regard du Père « qui est aux cieux ».
C’est le geste d’un humble qui implore et attend tout d’en haut. On
ne saurait s’étonner qu’on le trouve souvent pratiqué par les
derniers papes visitant un pays étranger, notamment Paul VI et
Jean-Paul II. Le 2 juin 1979, durant son séjour en Pologne, ce
dernier s’en expliqua sous forme d’une prière : « Que l’Esprit Saint
renouvelle la face de la terre, de cette terre
[polonaise] ! »
On ne peut nier que, dans le geste de s’abaisser
jusqu’à terre, il y a, au moins symboliquement, la manifestation
d’une conscience humaine qui s’humilie et supplie. Par ce mouvement
descendant du corps, l’esprit se trouve stimulé à se détourner d’un
monde d’apparences pour entrer au rugueux contact des vérités
premières. Embrasser la terre, c’est finalement se détourner de son
fier ego pour le convertir à l’essentiel qui est d’ordre spirituel
et surnaturel. Un tel geste est donc signe de foi, de conversion et
d’humble prière. L’Eglise ne l’a pas popularisé comme, par exemple,
le frappement de la poitrine durant la messe, mais elle ne l’a pas
non plus rejeté. Il fait traditionnellement partie des expressions
possibles de la supplication ardente. Il est encore pratiqué dans
nombre de chapelles d’abbayes, notamment au moment où les moines,
entrés depuis peu dans le grand silence nocturne d’après complies,
concluent souvent de cette manière leur oraison privée juste avant
d’aller dormir.
Une autre raison de ne pas abandonner ce geste,
c’est qu’on peut lui trouver un fondement biblique, voire plusieurs.
On peut, en effet, lire en Job 42, 6 : « Je me repens sur la
poussière et sur la cendre ». Le livre des Lamentations se montre
plus explicite : « Que l’homme s’incline, la bouche dans la
poussière, dans l’espoir que le Seigneur intervienne » (Lm 3, 29).
Beaucoup plus près de nous, on pourrait également mentionner
l’invitation pressante de l’Immaculée à Bernadette de Lourdes. Ses
paroles ne s’adressaient évidemment pas qu’à l’humble bergère, mais
à tous les pécheurs que nous sommes. La première fois, le mercredi
24 février 1858, la Vierge déclara à sa jeune messagère :
« Pénitence, pénitence, pénitence ! Priez pour les pécheurs ! Allez
embrasser la terre en pénitence pour les pécheurs ! » Le fait
d’embrasser la terre ne devait pas être un geste anodin puisque
l’Apparition réitéra cette même demande les 25, 27 et 28 février
suivants. Ces jours-là, des centaines de personnes qui entouraient
Bernadette l’imitèrent dans son geste. Aujourd’hui encore, à la
grotte de Massabielle, de nombreux pèlerins osent publiquement
embrasser la terre lourdaise qui, d’une certaine façon, est une
terre sainte. Le Psalmiste ne disait-il pas : « Tes serviteurs
chérissent la poussière de Sion » (Ps 102, 15) ?
En nous prosternant jusqu’au sol pour l’embrasser,
nous nous grandissons donc devant le Dieu infini « qui voit dans le
secret » (Mt 6, 6). Nous étant ainsi volontairement rapprochés de la
future demeure de nos corps morts, nous Lui redisons notre confiance
invincible en sa victoire finale sur tout mal et sur la mort. C’est
le moment aussi de nous souvenir de cette parole du Sauveur : « Si
le grain de blé ne tombe en terre, il reste seul… » (Jn 12, 25).
Bernard-Marie, ofs