« Du modernisme à la crise de l’Eglise » : il faut
lire, dans La Nef de mars 2011, ce grand débat entre Jean
Madiran et Emile Poulat, animé par Christophe Geffroy, Jacques de
Guillebon et retranscrit par Marine Tertrais. Jean Madiran et Emile
Poulat, nés la même année, le même mois, presque le même jour, sont
tous deux « réfractaires », mais Poulat au nom de la conscience
personnelle, Madiran au nom de la volonté de Dieu dite (ou qui
devrait être dite) par l’Eglise.
Ma réaction à ce débat, je l’ai exprimée dans une
lettre à Jean Madiran. L’idée de la publier n’est pas de moi, mais
elle est bonne, car au fond, mon impression est destinée aux
lecteurs aussi bien qu’aux débatteurs. En espérant qu’elle ne
m’aliénera l’amitié d’aucun des deux.
Cher Jean Madiran,
Votre « débat » avec Emile Poulat, publié dans
La Nef, m’a vivement intéressée. Bien sûr, j’aurais espéré que
fût évoqué mon livre d’entretiens ou mon rôle, si mince fût-il, à
l’origine de votre première rencontre ; mais ce fut une petite
humiliation excellente pour une entrée en Carême.
Mon impression est celle-ci : en vous deux se
juxtaposent deux mondes incompatibles qui n’entrent pas en conflit
parce qu’ils n’entrent pas en contact. Là même où vous vous heurtez
– deux cultures pour Poulat, la culture et l’inculture pour vous ;
deux sortes de raisons pour Poulat, raison et déraison pour vous –
une nouvelle question de La Nef permet l’évitement de la
confrontation. Emile Poulat, charmant vieux monsieur qui est un
miracle d’équilibre, de sérénité, d’érudition, n’aime pas les
conflits.
Et pourtant, le vocabulaire dont vous usez – ou
n’usez pas – l’un et l’autre, vous trahit. Poulat répugne à employer
certains mots : loi naturelle, vérité, et donc relativisme ; des
débats lui sont étrangers : foi et raison, science et foi. Jusqu’aux
noms qu’il oublie : vous prononcez au moins cinq fois le nom de Dieu
et celui de Benoît XVI, lui pas une seule
fois.
En revanche, il aime saisir les mouvances de
l’opinion, les avances et les retards, les métamorphoses des mots et
des notions, ou leur disparition. D’où le « retard de la culture
catholique », le « sens fort perdu du mot natura », la
« transformation » de la raison, le langage théologique qui pour
vous « codifie », et donc fixe, les interprétations, mais qui pour
lui est une « étape majeure », et non « arrêt, terme final de la
pensée ».
Il me semble qu’il fait son autoportrait quand il
vous dit : « quand un savant passa sa vie… toujours occupé avec les
causes secondes… il finit par ne plus pouvoir imaginer un autre
monde », et qu’il vous livre sa pensée dans la confidence :
« au
cœur de ma culture : on ne peut ignorer l’historicité de la raison,
comme de la foi ».
Historicisées, raison et foi deviennent mouvantes,
sans substrat objectif, dépendantes des temps et des lieux. C’est
pourquoi, me semble-t-il, Poulat me disait préférer les orants aux
croyants, établissant ainsi une curieuse hiérarchie.
Bref, Emile Poulat est un puissant historien des
idées en leur mouvance ; c’est leur réalité qui l’intéresse, non la
vérité, pour lui comme pour Kant, inaccessible. Mais cette mouvance
est orientée : elle va de Descartes aux Lumières et à Kant. C’est ce
que vous appeliez « l’hérésie du XXe siècle » : ne plus penser en
termes de vérité et d’erreur, mais d’avant et d’après. On ne peut
plus être anti-kantien, mais pré ou post-kantien ; ou sinon, suspect
de « dogmatisme précritique ». Dans ce monde, Benoît XVI
est une anomalie, et même Jean-Paul II. D’où Pacem in terris
comme « dernière grande vision pontificale ». Après quoi, plus, de
« grand projet » ; et une « pensée contre-révolutionnaire » qui
n’est pas vraie ou fausse, mais qui « n’a pas beaucoup d’avenir ».
Vous êtes tous les deux bien plus que des témoins.
Vous vous définissez comme « réfractaire actif ». Poulat se
définissait aussi (au début de mon livre d’entretiens) comme
« réfractaire », mais au nom de la conscience personnelle et de son
rapport à une « religion d’autorité ». Je ne suis pas sûre que ce
grand débat apparaisse clairement aux lecteurs de La Nef.
Bien amicalement.
Danièle Masson